J’ai été interviewé récemment par une journaliste de France Info en prévision de l’anniversaire des dix ans de Facebook sur le thème: « Les réseaux sociaux nous ont-ils changé?« . Basé sur trois entretiens (avec Michael Stora, Dominique Cardon et moi-même), l’article est plutôt décevant, en partie parce que la journaliste avait des questions « fermées ». En ce qui me concerne, plutôt que d’essayer de savoir ce que je pensais de la plate-forme, elle voulait m’entendre répéter un jugement déjà exprimé lors d’un précédent entretien, sur la nouveauté de la communication visuelle.
Pour de nombreux journalistes, la consultation d’universitaires sert à remplir les cases d’un scénario écrit d’avance. J’ai été plus d’une fois confronté à ce dialogue étrange avec quelqu’un qui veut à tout prix vous faire dire la phrase qu’il est venu chercher. De façon plus générale, un journaliste attend du chercheur en sciences sociales la réponse à la question de la signification d’un phénomène. Ce qui, pour des faits récents, est loin d’être aussi évident que le suggère le statut académique. Face aux réseaux sociaux ou aux nouvelles pratiques des images, j’ai bien plus de questions et de perplexités que de réponses certaines. Mais qui penserait à me demander ce qui m’interroge à propos d’internet, ce qui me tracasse ou me tarabuste? C’est pourtant là toute la différence entre une culture de l’expertise et celle de la recherche.
A propos de Facebook, deux remarques préalables: cela fait bien moins de dix ans que son empreinte marque nos pratiques, puisque l’application n’a été ouverte au grand public qu’à partir de 2006, et que le décollage de sa fréquentation attendra 2009 (300 millions d’utilisateurs). Il n’a donc fallu qu’une poignée d’années pour que cet outil s’impose comme le principal lieu d’échange du web. En second lieu, il faut souligner le poids des usages dans les multiples adaptations qui ont scandé la période 2007-2011, ce qui n’est pas la moindre explication à l’essor de l’application, qui a su répondre à l’appropriation de ses membres.
Plusieurs des facteurs qui ont fait le succès de la plate-forme entrent en contradiction avec les principes du web libre et ouvert. Plutôt qu’un avatar librement choisi, Facebook a imposé l’inscription sous sa véritable identité. Plutôt qu’une large accessibilité, la plate-forme a privilégié la structuration par groupes d’amis, favorisant l’entre-soi et protégeant les échanges de ses membres. Surtout, en élargissant son identité fondatrice de réseau de rencontres, elle a créé la fonctionnalité d’un site de conversation généraliste. Dans un monde d’applications dédiées à des buts ou des intérêts particuliers, Facebook s’est construit sur la diversité des relations que les gens entretiennent entre eux.
Média basé sur la publicité, Facebook s’inscrit dans la lignée des outils d’infotainment inaugurés par La Presse en 1836, qui visent à capter l’attention d’un public large pour l’exposer à la ressource publicitaire. De même que la radio puis la télévision avaient considérablement ouvert le spectre des programmes en vue d’élargir l’audience, Facebook a inventé un terrain de jeu où nous sommes nous-mêmes nos propres entertainers. Cette autoproduction garantit une captation d’attention maximale, mais fait aussi des usagers les maîtres de la plate-forme. Pour nous y faire revenir le plus souvent possible, Facebook met au point les incitations conversationnelles les plus séduisantes et répond toujours positivement aux dynamiques d’appropriation.
Dans cet univers, ce sont logiquement les usagers qui ont apporté le matériau fondamental, par leurs contributions et leur activité de signalement. Cette activité a eu trois effets en cascade qui ont constitué autant de déplacements majeurs. La première a été de mêler sans distinction contenus personnels et ressources médiatiques, unifiés par le filtre de la conversation. La deuxième a été de substituer la recommandation amicale à la consultation des médias pour prendre le pouls de l’actualité. La troisième a été de donner aux sources personnelles une visibilité équivalente à celle des sources médiatiques, par l’intégration et la normalisation de la présentation des contenus dans le flux de la timeline.
Les réseaux sociaux ont remplacé notre journal quotidien parce que la pertinence de la recommandation du groupe d’amis s’est avérée supérieure à celle d’une rédaction, et parce que la conversation est l’espace naturel de l’appropriation de l’information. Ce faisant, ils n’ont pas seulement créé un schéma concurrent des industries culturelles, comme l’avait fait le web 2.0. Ils ont tout bonnement renversé le modèle top-down des médiacultures, désormais forcées de venir sur les plates-formes chercher le client où il se trouve. Cette reconfiguration de l’offre et cette autonomisation de la demande sont les clés du paysage médiatique de demain.
Mais les réseaux sociaux ont aussi donné une visibilité sans précédent aux pratiques et aux goûts du grand public. Quand Michel de Certeau tentait d’approcher la « culture ordinaire », il exprimait son embarras d’être confronté à la «quasi-invisibilité» de pratiques «qui ne se signalent guère par des produits propres [1] Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, (1) Arts de faire (1980), Paris, Gallimard, 1990, p. 53». Facebook et Twitter ont donné figure concrète, en mots et en images, comme jamais auparavant, à la rumeur du quotidien.
C’est ainsi qu’il convient de comprendre la déploration récurrente de l’exhibition ou du narcissisme des réseaux sociaux, qui a toujours accompagné les progrès des moyens d’expression, et qui est le meilleur thermomètre pour attester l’augmentation de la visibilité de la culture ordinaire. Cette visibilité passe, il est vrai, par des pages aussi démoralisantes que celle du bijoutier de Nice. Mais il n’y a que les moralistes pour nous voir comme des petites filles ou des petits garçons bien sages. Imparfaits, velléitaires, blagueurs, insatisfaits, parfois irrités, souvent compatissants: n’en déplaise aux professeurs de vertu, c’est bien tels que nous sommes que les réseaux sociaux nous montrent.
MàJ du 04/02/2014. François Quinton a rebondi sur ce billet et m’a adressé plusieurs questions pour le dossier d’InaGlobal consacré à l’anniversaire de Facebook.
— Facebook fête cette semaine son dixième anniversaire. De nombreux chercheurs sont à cette occasion sollicités pour partager leurs analyses sur ce réseau socio-numérique, dans le but de nous aider à le comprendre. On s’interroge cependant plus rarement sur les questions que Facebook pose aux chercheurs. Quels problèmes posent donc internet et les réseaux sociaux à la communauté scientifique ? Quelles sont les questions que l’on ne vous pose pas et que, en tant que chercheur, vous vous posez (et dont la réponse, aujourd’hui, ne vous paraît pas établie) ?
— A l’exception de quelques disciplines spécialisées, nous n’avions jusque là accordé qu’une attention modérée à la mécanique de la sociabilité, en la considérant plutôt comme un donné, une évidence. En industrialisant et en objectivant les ressorts de la conversation, désormais figée, enregistrée et documentée, les réseaux sociaux nous obligent à réinterroger nos interactions et leurs effets sociaux, c’est-à-dire de proche en proche l’ensemble de nos comportements culturels. Il s’agit d’une dynamique très riche, qui favorise à la fois le renouvellement de la compréhension des formes sociales et des moyens de son interrogation scientifique.
Pour ne prendre qu’un seul exemple, on peut se demander si Facebook ne contribue pas à faire évoluer les paramètres constitutifs de l' »amitié », c’est à dire d’un échange interindividuel privilégié – si Facebook n’est pas en train de changer la nature même de nos liens sociaux, par l’introduction d’une nouvelle fluidité, d’une nouvelle temporalité des échanges, sans parler de leur « augmentation » documentaire. Mais pour répondre à cette question, il faudrait pouvoir définir exactement ce qu’on entendait jusqu’à présent par « amitié », et l’on s’aperçoit que cette question n’avait pas encore été posée de manière suffisamment précise. Pour mesurer ce que les réseaux sociaux modifient, il faut renouveler tout notre matériel théorique et souvent jusqu’à l’approche même des phénomènes – une reconfiguration qui a des effets rétroactifs sur notre façon de comprendre l’ensemble des dynamiques sociales.
Un des défis auxquels nous confronte Facebook, c’est l’hybridation entre des domaines autrefois séparés, comme le privé et le public, l’individuel et le collectif, la conversation et la publicité. Cette hybridation est à la fois une des principales forces de l’application, qui engendre de nouveaux comportements, mais aussi un grand point d’interrogation.
— On entend souvent parler de « nouveaux usages », liés au recours croissant aux réseaux comme Facebook et Twitter. Ces usages vous paraissent-ils si nouveaux que cela, et si oui en quoi ?
— Il y a clairement une ribambelle de nouveaux usages, comme les usages conversationnels des images, dont il faut souligner qu’ils sont souvent imposés par les usagers. Comprenons bien que, mis à part l’extension téléphonique de la conversation orale, les outils de la sociabilité ordinaire sont passés brutalement du néolithique au XXIe siècle. Avec internet et les réseaux sociaux, nous disposons d’une gamme à la fois très vaste et très sophistiquée de moyens de communication, dont on ne pouvait même pas rêver il y a quinze ans. Face à ce bouleversement, le plus étonnant est d’observer la vitesse avec laquelle une majorité du public s’est approprié ces outils, de manière souvent très inventive.
Outre leur grande plasticité, une caractéristique particulière des réseaux sociaux est précisément leur disponibilité à l’appropriation par les usagers. Il n’y a là aucun hasard : comme on l’entend souvent dire, sur ces plates-formes, c’est nous le produit. En d’autres termes, pour assurer leur financement publicitaire, il faut que ces applications retiennent notre attention. Mais au lieu de nous proposer des programmes prêts à consommer, les médias sociaux ont fait de nous les acteurs de notre propre divertissement. Sur Facebook, le carburant des échanges, c’est la dimension relationnelle, le fait même de faire signe, d’entrer en conversation ou d’entretenir le dialogue. C’est la raison pour laquelle les réseaux sociaux nous laissent si facilement prendre le contrôle des usages, au lieu de nous les imposer, comme l’a fait jusqu’à présent la culture industrielle, puisque c’est notre propre activité sociale qui entretient notre intérêt pour le site.
— Internet, et plus spécifiquement les réseaux sociaux, ont-ils d’après vous changé quelque chose à la relation qu’entretiennent les journalistes avec les chercheurs, dans la façon de les solliciter ou dans ce qui leur est demandé ?
— En augmentant le nombre d’usagers et la qualité de leurs interactions, les réseaux sociaux ont amplifié les effets de fluidité sociale apportés par internet. Le dialogue entre chercheurs et journalistes est une des manifestations évidentes de cette multiplication des passerelles. Il faut toutefois noter qu’il existe encore de nombreux groupes qui n’ont qu’un usage restreint, voire pas d’usage du tout, de l’interaction en ligne, en particulier du côté des anciennes élites politiques et culturelles, détentrices d’un important capital social pré-numérique, et qui ont d’autant moins ressenti le besoin d’avoir recours à ces outils. La césure s’établit aujourd’hui entre ces non-usagers ou ces micro-usagers et l’extrême fluidité relationnelle qu’offre la participation aux réseaux. Nous avons en quelque sorte deux sociétés parallèles, avec des formes d’exclusion réciproque qui sont parfois d’une grande violence, et là encore des effets imprévisibles.
Notes
↑1 | Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, (1) Arts de faire (1980), Paris, Gallimard, 1990, p. 53 |
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4 réflexions au sujet de « Facebook ou la rumeur du quotidien »
« Facebook a imposé l’inscription sous sa véritable identité », nous dites-vous.
Sauf erreur de ma part, l’inscription est pourtant possible sous fausse identité. Si non, comment certains de mes amis seraient actifs sur Facebook avec des pseudos, notamment pour raisons professionnelles ? Le passage obligé restant certes la communication d’une adresse e-mail valide. Éventuellement créée pour ce faire et uniquement pour cela…
Facebook est souvent présenté comme le grand méchant loup. Pour qui s’en donne la peine (regarder comment c’est fait, lire les conditions générales, tester certaines failles, décocher certaines cases…), il est vite possible de s’en servir en gardant la maîtrise – notamment de ses données personnelles.
Ainsi, pour élargir, combien de « champs obligatoires » rencontrés sur le web sont contournables très souvent. Il suffit de les remplir même si les infos ne correspondent à rien.
Tiens, je vais essayer…
Oui, c’est possible. Il n’en reste pas moins que la déclaration d’une identité véritable fait partie des règles du jeu de Facebook, et que la plate-forme peut fermer un compte pour fausse identité ou usurpation d’identité.
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