Et si la "civilisation de l'image" avait du plomb dans l'aile?

La nouvelle direction du quotidien gratuit 20 Minutes a révélé jeudi le projet de supprimer l’essentiel de son service photo, soit 13 postes, pour ne conserver que deux rédacteurs-éditeurs. Les rugissements de ma timeline ne se sont pas fait attendre. Tout à la joie mauvaise du « je vous l’avais bien dit », les experts en c’était-mieux-avant se hâtent de rallumer les bougies du deuil du photojournalisme et entonnent le chant du « y’a plus photo« .

Plus d’images demain à 20 Minutes? Pas tout à fait. En réalité, les colonnes du journal comme les pages du site web ne changeront guère d’aspect: le quotidien conserve son abonnement à l’AFP, principal fournisseur de la presse française, et à Sipa. Je n’ai pas fait le compte, mais il n’est pas très risqué de parier que la majorité de l’iconographie du journal provient d’ores et déjà de ces sources. Comme celle du Chicago Sun-Times, qui a supprimé son service photo en juin 2013, la direction de 20 Minutes envisage également de demander à ses enquêteurs de produire photos et vidéos, de réutiliser ses archives, et de recourir accessoirement à un service de commercialisation de crowdsourcing, le finlandais Scoopshot.

Une telle décision n’est pas une bonne nouvelle pour les professionnels, ne serait-ce que parce qu’elle atteste la dévalorisation des métiers de l’image. Mais faut-il en rester à la grille de l’approche spécialisée pour aborder un tel symptôme? La déploration du c’était-mieux-avant s’appuie sur l’a-priori qu’une illustration de qualité est par définition meilleure pour la presse qu’une illustration low cost. La preuve: un organe comme Mediapart, qui a une politique visuelle à peu près inexistante, est au bord du dépôt de bilan, alors que Libération, qui est le quotidien le plus volontariste en matière iconographique, caracole en tête des ventes. — Ah non! Désolé, on me dit dans l’oreillette que c’est le contraire! Comment est-ce possible? La photo n’aurait-elle pas toutes les vertus en matière journalistique? Jean-François Leroy et Christian Caujolle nous auraient-ils menti?

A l’évidence, la presse ne fonctionne pas sur les mêmes critères qu’un festival photo ou une galerie d’art. La réponse au mythe de la qualité est facile à apercevoir et s’étale déjà à longueur de colonnes. Alors que 20 Minutes n’est pas connu pour son inventivité graphique, le gratuit est le premier quotidien national (avec une diffusion revendiquée de 979.440 exemplaires et 4,3 millions de lecteurs).

Pour dépasser le niveau habituel des clichés de la déploration, rappelons un point de repère utile: l’arrêt  de la publication en 1972 de Life, champion toutes catégories du « pictorial journalism » et de l’iconisation de la photographie, pour des raisons qui relevaient déjà de la baisse des budgets publicitaires, alors absorbés par l’essor de la télévision.

Charles Lansiaux, Affiches de la palissade de Saint-Nicolas des Champs, rue Réaumur, Paris, 8 mai 1917 (coll. BHVP).

N’en déplaise au contempteurs du numérique, des amateurs ou de l’air du temps, la banalisation de l’image est un processus engagé de longue date. En matière de photographie comme de journalisme, les contenus de qualité coutent cher à produire, et ne sont rentables que s’ils apportent un avantage compétitif. Le luxe de la production artisanale pouvait se justifier au temps où la manne de la publicité dopait une industrie peu regardante. On aimerait penser que le goût du public l’amène naturellement à préférer une image bien composée à un visuel médiocre. Mais la vérité est que ce facteur n’agit que de façon marginale, et influe surtout sur la perception des professionnels eux-mêmes.

A quoi sert la photo dans un journal? Libération, on s’en souvient, avait égaré la réponse à cette question. Le projet de suppression du service photo de 20 Minutes nous la rappelle: en matière de presse, avant d’informer, la photo sert d’abord à vendre. Et l’écart entre ceux qui l’affichent pleine page et ceux qui choisissent la gestion low cost ne correspond nullement à une différence de vertu, mais seulement de stratégie. En fonction du public auquel il s’adressent, les premiers estiment que l’image constitue un investissement rentable, les seconds, que la plus-value d’un travail qualitatif a disparu.

C’est en réalité l’ensemble de nos usages visuels qui reposent sur des critères plus utilitaires que ceux que les acteurs de l’image souhaiteraient leur voir appliquer. En l’absence d’une éducation visuelle digne de ce nom, et à moins de croire que le goût s’éveille naturellement, on ne peut pas vraiment s’en étonner. Ce constat, je le répète, n’est pas une bonne nouvelle pour tous ceux qui s’occupent d’images – et je m’inclus dans le lot. Mais il ne sert à rien de déplorer la sottise des patrons de presse, pas plus que de maudire le mauvais goût du public. Ces signaux nous indiquent que l’image n’est pas exactement à la place que lui assigne la supposée « civilisation de l’image ». Plutôt que de nous en indigner, nous ferions mieux d’en tenir compte.

33 réflexions au sujet de « Et si la "civilisation de l'image" avait du plomb dans l'aile? »

  1. <<Plutôt que de nous en indigner, nous ferions mieux d’en tenir compte.

    Merci,
    Pour cet article,
    Mr Gunthert est de plus en plus pertinent,
    C'est la profession des professionnels qui comprend de moins en moins la situation,
    Mais après tout,
    Ce n'est pas très grave.

    RLZ

  2. Ah, le coup de l’oreillette! J’ai relu 4 fois la phrase qui précédait pour voir si j’avais bien lu. Je suis comme ça: quand je croche sur une phrase je ne vais pas plus loin 😉

    Ton constat implacable me rend nostalgique, même si j’avais déjà bien conscience de tout cela. De l’avoir ainsi mis en mots nous l’assène une fois de plus.

  3. @ Béat: Oui, c’est évidemment le contraire! La réussite du pari économique de Mediapart donne à réfléchir au moment où Rue89 flirte dangereusement avec les limites du financement publicitaire… La plupart des choix éditoriaux de Mediapart vont à l’encontre des options habituelles du journalisme actuel: articles longs, refus de l’automatisation du formatage visuel, etc… Tout le contraire du fast-food – comme quoi, il n’y a pas qu’un seul modèle.

  4. « le gratuit est le premier quotidien national (avec une diffusion revendiquée de 979.440 exemplaires et 4,3 millions de lecteurs) ».

    Un exemplaire « lu » par plus de 4 personnes, ça me paraît énorme. Et sont-ce bien des lecteurs ? (certaine dans le métro, entre 3 et 3 et quart de l’après midi trouve de la grâce, moi entre 8 et 9 le matin, je vois des gens fatigués, qui dorment: les poubelles sont pleines de ce torchon (faut bien dire) qui n’est qu’un support de mercantilisme. (je dis au secours).
    Les chiffres que tu donnes, sont-ce ceux de la police ou ceux des organisateurs ?
    Ah, les sources du sondage viennent de l’Insee. Ah oui, d’accord. Dans ce cas, oui, j’y crois…

  5. @ PCH: « En additionnant tous les supports (papier, site web, mobiles et tablettes), la marque 20 Minutes touche plus de 13 millions de lecteurs chaque mois. Là encore, nous sommes à la première place, devant L’Equipe et Le Parisien/Aujourd’hui en France. Les Français de 15 ans et plus sont 2,2 millions à nous lire au moins une fois par mois sur smartphone et tablette et 4,8 millions à nous lire au moins une fois par mois sur 20minutes.fr. » http://www.20minutes.fr/medias/1227823-20130925-20-minutes-toujours-premier-quotidien-france

  6. Merci pour le lien (je suis probablement comptabilisé dans les 13 millions de lecteurs chaque mois) (où ça ? dans quelles conditions ? pour y faire quoi, sur le site ou ailleurs ? ça veut dire quoi « chaque mois » ?) .
    On peut empiler les chiffres (qui ne sont manifestement que satisfacit et plaidoyers à destination des annonceurs) (si on compte bien, la marque touche, tenez vous bien, plus de cent cinquante six millions de lecteurs chaque année) (c’est dingue, non ? la Terre entière, en 50 ans…!!!) : ce que je tente de comprendre, c’est comment peut-on dire qu’il s’agit de lecteurs, alors qu’il n’y a là simplement rien à lire ?

  7. @ PCH: Comme tu sais, je ne mobilise pas souvent d’indications chiffrées, partageant l’idée qu’on peut leur faire dire ce qu’on veut. Et en effet, les chiffres de diffusion servent d’abord à établir les tarifs publicitaires. Cela posé, et quelque soit l’indicateur utilisé, 20 Minutes figure clairement à la première place des quotidiens français. Sa diffusion gratuite semble évidemment un facteur déterminant pour expliquer cette position.

  8. Certes, et je ne veux pas polémiquer : je me dis peut-être que la notion de « quotidien » a quelque chose d’un peu biaisé, ou je ne sais pas bien (un organe paraissant tous les jours en devient-il un journal ?). Il doit s’agir aussi de la disparition du journal papier quotidien (et des photos qu’il mobilisait – encore que celui « de référence paraissant l’après midi » ne comptait absolument pas, il y a quelques lustres, sur ce vecteur pour augmenter ses ventes).

  9. La photographie qui illustre cet article nous montre un mur d’images, exclusivement des dessins (normal vu la date de la photo).
    Certains supports n’ont jamais abandonné le dessin comme vecteur de leur contenu. Celui-ci propose une vision décalée, personnalisée et peut-être plus immédiate et plus efficace pour véhiculer rapidement des prises de positions. Le dessin humoristique en particulier « met les points sur les i ».
    La disparition de la photographie est-elle au profit d’illustrations de tous autres types (dataviz, dessin 3D, dessins humoristiques…) ?

  10. @Anne Delfaut: Mais qui a parlé de disparition de la photo? Il n’y en a jamais eu autant! La question qui se pose est celle de la qualité de sa production et de son édition. Une qualité qui a un coût, que certains n’estiment plus justifié. Un constat analogue peut être fait en matière de graphisme – ou d’enseignement! En ce moment, tout le monde célèbre les MOOCS, qui correspondent à une industrialisation de la diffusion de contenus (déjà entamée par les cours en amphi), et à une perte corollaire de la qualité de la relation pédagogique…

  11. La « civilisation de l’image » me semble plus d’actualité que jamais, et le poids des mots, le choc des photos, vidéos, Gifs caractérise bien ce qui fait le buzz et donc les profits sur Internet. http://www.slate.fr/life/81147/clic-viral-nova-22-words
    Ce qui dévalorise les métiers de l’image, ce n’est pas la qualité réelle ou supposée de cette photo de petit chien, mais que le modèle économique de l’internet met à disposition des centaines de milliers de photos de petits chiens, toutes gratuites.
    J’ai découvert avec cette annonce de « 20 minutes » que leur service photo comptait plus de 13 personnes. C’était quasiment une anomalie dans un modèle gratuit.

    Mediapart est effectivement un contre exemple du choc des photos, mais je doute qu’il puisse faire école. C’est une exception, essentiellement en ce qu’il est un modèle payant justifié par un positionnement atypique, le journalisme d’investigation. Ils n’ont pas besoin de photographies pour faire le buzz. Ou alors, c’est que la photographie est l’information, comme dans l’exemple de Copé à la piscine. Mais je doute que ce modèle puisse se généraliser. C’est un créneau très étroit. Y a t’il un espace économique suffisant sur le web francophone pour d’autres « pure player » payants?

    L’éducation visuelle ne se fait qu’anecdotiquement à l’école parce que l’on est dans la civilisation de l’image. Ce sont les images que nous découvrons en permanence en dehors de l’école qui forment notre goût. Et leur choix, pour le meilleur et pour le pire, reflète les contraintes économiques des diffuseurs.

  12. Au temps de l’âge d’or du photo-reportage, ou de Life, les lecteurs avaient-ils une meilleure culture de l’image qu’aujourd’hui ? Ils ont acheté les magazines, de grands photographes ont publié, mais les lecteurs n’ont pas empêché leur disparition. Quelque chose n’aurait donc pas été transmise ? J’en doute. Qu’est-ce que les lecteurs attendaient de leur magazine hier et pourquoi sont-ils nombreux à lire 20 minutes aujourd’hui ? Même si nous ne parlons pas des mêmes lecteurs, il doit bien y avoir un lien de réception commun. Un lien qui pourrait nous apprendre de la relation texte/image ou de la définition d’une image à contenu. Le P-DG, lui, n’y voit qu’un problème de coût. Son journal est en déficit et, persuadé, qu’il peut continuer de le réaliser sans un de ses services, celui de photo, il s’en sépare. Exactement comme s’il externalisait son service compta.

  13. @ Thierry Dehesdin: J’emploie toujours avec des guillemets l’expression « civilisation de l’image », dont je ne sais pas très bien ce qu’elle veut dire – sinon que ceux qui l’emploient n’ont pas compris grand chose aux usages de l’image (qui existe le plus souvent dans l’espace public en composition avec d’autres formes ou énoncés). On pourrait tout aussi bien affirmer que nous vivons dans une « civilisation du texte », où l’image n’est qu’une plus-value décorative, mais jamais un contenu qu’on prend au sérieux.

    Nous avons été nombreux à croire à l’idée d’une « éducation populaire » à l’image. Mais in fine, ça ne marche pas. Une culture sauvage n’est pas une culture organisée, c’est à dire pas une culture tout court, capable de faire mémoire, et de résister aux éruditions concurrentes. Et comme toujours, quand une matière n’est pas distribuée de façon volontariste, elle devient un attribut de classe. L’image se porte bien pour les lecteurs CSP+ de Libé, moins bien pour le lectorat plus populaire de 20 Minutes ou du Parisien…

    @ Christophe Dorny: « Au temps de l’âge d’or du photo-reportage, ou de Life, les lecteurs avaient-ils une meilleure culture de l’image qu’aujourd’hui ? » Mis à part le fait que je ne crois pas qu’il y ait jamais eu un « âge d’or », votre question est bien posée. La réponse est probablement non (ou alors: on n’en sait rien). La croyance dans les effets bénéfiques de l’image est typiquement une croyance de professionnels, une sorte de pari pascalien où l’on ne pouvait jamais perdre – mais qui n’a jamais eu d’autre vérification que l’empirie des chiffres de vente.

  14. @ Christophe Dorny : pour l’externalisation des services compta, je ne suis pas spécialiste des bénéfices générés, mais pour ce qui est de la photo, je peux affirmer que ça peut rapporter aux diffuseurs ; et qu’en l’occurence, 20 Minutes revendait le travail de ses photographes (et de ses éditeurs / iconos) par le biais de l’agence SIPA.
    Parmi tous les journaux gratuits, 20 Minutes était le seul en effet à produire des images. Peut-être parce qu’il était le premier et qu’il s’inscrivait dans une tradition du photojournalisme. Il semble qu’ils se soient alignés sur leurs concurrents directs de ce point de vue.

    @ André Gunthert : « La déploration du c’était-mieux-avant s’appuie sur l’a-priori qu’une illustration de qualité est par définition meilleure pour la presse qu’une illustration low cost. »
    En tant qu’icono, je puis vous assurer que ce n’est pas par pure nostalgie, mais juste par cohérence. Oui, la production de reportages est toujours plus adaptée qu’une « illustration », surtout dans un quotidien d’information… Pour avoir passé des heures toutes ces dernières années à écumer les agences en quête d’images qui n’ont pas l’air d’être calibrées pour la publicité, je peux vous l’assurer.
    Si la photo « coûte cher », c’est qu’elle permet de payer les salaires des gens qui les prennent, les éditent, les légendent, les conservent, les diffusent, etc… Dommage que les salariés ne soient perçus que comme des coûts…

    Tout ceci étant dit, je ne peux m’empêcher d’avoir une pensée pour mes collègues iconographes et photographes qui vont se retrouver sans travail dans une situation critique de la presse.

  15. @ Gwen: Merci pour ces indications! On est bien d’accord qu’un reportage autoproduit sera toujours, par définition, plus adapté qu’un produit industriel générique. Mais la différence d’investissement est-elle rentable? La réponse à cette question implique la prise en compte de la réception ou des attentes du public par rapport à l’image. On a parfois l’impression que les professionnels ne raisonnent que comme s’ils produisaient pour d’autres professionnels.

    Par ailleurs, on ne peut jamais se réjouir d’un plan social. Mais dans un pays où les licenciements économiques concernent des milliers de personnes, et où on a souvent l’impression que la presse n’accorde pas toute l’attention nécessaire aux difficultés sociales, qui ne font pas un sujet très glamour, la focalisation des journalistes sur le sort d’autres journalistes est un biais regrettable. Quelle autre entreprise aurait droit à un tel traitement pour une dizaine d’emplois, alors même qu’il ne s’agit que d’une annonce?

  16. @ Gwen : Une ancienne photographe qui a eu l’opportunité de trouver des piges pour 20 mn à son arrivée à Paris me disait que « 20 mn a une écriture photographique », qui se traduit en particulier par l’utilisation du format carré ou encore des vignettes. Elle trouvait intéressant de travailler pour eux, en dehors des nécessités financières.

  17. Un article intéressant « Why does the World needs Photojournalists ». Il recoupe en partie ce que vous écrivez de l’état des lieux dans votre texte et dans les réponses. Pour alimenter le débat, je retiendrai deux remarques : parmi les millions de photographies échangées et produites sur le web, la grande majorité (9 sur 10) des photographies « iconiques » répertoriées dans le Top 10 de Time Magazine pour l’année 2013 ont été réalisées par des photographes professionnels.
    D’autre part, se dessinerait une réaction des photojournalistes outre-atlantiques qui se trouvent dans l’obligation d’imaginer d’autres façons de prouver que leurs images ont de la « valeur » et une autre « fonction ».
    source :
    http://www.theatlantic.com/international/archive/2013/12/pictures-that-change-history-why-the-world-needs-photojournalists/282498/

  18. @Christophe Dorny: Merci pour cette indication. La conclusion reste parfaitement prémoderne (justification de l’art par l’édification) – et donc paradoxale (en gros: il nous faut des images publicitaires pour prendre conscience des problèmes du monde). C’est une expression limpide de la doxa classique du pictorial journalism – celle qui n’a justement pas fait la preuve de sa validité…

  19. Je note ici une remarque. Un réalisateur professionnel à la retraite assiste depuis de nombreuses années à mon séminaire. Lors de la dernière séance, un invité a projeté des vidéos autoproduites. Comme c’est déjà arrivé à plusieurs reprises ces dernières années, le réalisateur l’a interpellé à la fin du cours, pour regretter la mauvaise qualité des images, et l’encourager à en produire de meilleures (« ça vaut la peine! »). On comprend tout à fait son jugement de professionnel, et tout le monde est prêt à admettre que les vidéos projetées n’étaient pas au standard télé. Mais en réalité, je me demande: 1) qui a perçu et identifié les défauts de prise de vue des vidéos? 2) parmi ceux-là, qui cela a-t-il gêné ou dérangé? Notre ami réalisateur ne se rend pas compte qu’il applique une grille de lecture professionnelle qui n’a pas d’effectivité pour le public en général – qu’il est le seul à voir des défauts que personne n’aperçoit…

    Bien sûr, le jugement éclairé des professionnels sur la production d’autres professionnels a son importance, puisqu’il influe largement sur la perception critique d’une production (voir mon billet « Quand la photo raconte l’état du journalisme« ) et participe à l’établissement des normes. Mais il faut bien comprendre que le jugement de goût, de qualité ou de compétence, auquel les pros accordent tant d’importance, parce qu’il contribue à l’établissement des hiérarchies professionnelles, n’a pas de valeur en soi en dehors de cet univers, et n’est qu’un paramètre parmi d’autres de l’appréciation d’une production culturelle.

  20. …«une grille de lecture professionnelle qui n’a pas d’effectivité pour le public en général, qu’il est le seul à voir des défauts que personne n’aperçoit…»

    Ce questionnement me revient sans cesse depuis que je pratique les différentes formes de mon métier de graphiste. Les réponses ne sont pas simples et ne peuvent se contenter de généralisations. Cela dépend déjà fortement du média qui est en cause et des écarts (qualitatifs) que la production amateur affiche par rapport à une production professionnelle. En ce qui concerne la réception d’une «oeuvre», je pense que le public baisse son niveau d’exigences (peut-être inconsciemment) selon les contextes qu’il connait de sa production. Ainsi, dans le cas que tu évoques, le public savait qu’il n’avait pas affaire à une production professionnelle et l’a prise comme telle, avec ses défauts inhérents. S’il avait vu la même chose sur sa télé préférée, ou pire, dans un spectacle payant, il l’aurait sûrement appréciée différemment.

    Globalement, je suis assez d’accord avec ce réalisateur lorsqu’il dit «ça vaut la peine!». Tout le soin que prennent les «communicants» pour bien communiquer demeure souvent invisible à ceux qui reçoivent cette communication. À mon avis le public discerne très bien ce qui est réalisé «dans les règles de l’art», mais il ne sait pas – et n’a pas à le savoir – pourquoi c’est mieux. On peut apprécier Mozart sans connaitre les règles de l’harmonie, mais on entend très bien quand il y a des fausses notes!

  21. @ Béat: La comparaison des domaines musicaux et visuels me paraît très éclairante. La pratique musicale est le plus ancien loisir de l’espace privé, encore très présente au sein des classes moyennes et supérieures. Comparativement au maillage dense des conservatoires municipaux, écoles de musique et cours privés consacrés à la formation musicale, les arts plastiques font pâle figure. Notons également que l’acquisition de la compétence musicale passe nécessairement par le partage d’une culture, dotée d’une forte légitimité. Si la consommation de la musique enregistrée a pris le pas, depuis le début du XXe siècle, sur la pratique d’un instrument, celle-ci s’appuie également sur la constitution d’une érudition et la formation de collections, dont on aurait du mal à trouver l’équivalent en matière visuelle, en dehors de pratiques spécialisées. Bref, si le grand public dispose de certains éléments de compétence musicale (suffisamment pour que la télévision multiplie les émissions de concours de chant, alors qu’il n’y a pas de concours de production d’images), ce n’est pas en vertu d’une facilité naturelle ni d’un goût spontané, mais bien parce que la culture musicale est solidement installée dans notre société.

    J’ai toujours défendu l’idée que nous disposions d’une « culture sauvage » de l’image, acquise au fil de nos consommations visuelles. Mais celle-ci n’est pas de même nature qu’une culture organisée. Ce qui lui fait défaut sont notamment les points de repère communs constitutifs d’une érudition, mais aussi de très nombreux éléments de connaissance élémentaire. La compétence visuelle individuelle va développer un savoir lié à la compréhension des contenus: par exemple le fait d’utiliser l’ambiance musicale d’un film comme un element d’interprétation de son intrigue. Mais des pans entiers de la fabrication de l’image, comme les questions d’éclairage, passent inaperçus. Il faudrait réaliser des enquêtes pour vérifier ce qui est réellement perçu et ce qui ne l’est pas. Je note en tout cas que de tels éléments d’information ne sont pas disponibles, comme si l’appréciation professionnelle était le seul critère qui mérite d’être pris en compte.

  22. @ André: Très intéressant, ce parallèle entre l’éducation visuelle et musicale (que j’ai induit bien involontairement 😉 Il débouche sur de nouveaux questionnements: pourquoi la musique et pourquoi pas le visuel? Je me lance pour tenter d’esquisser des éléments d’hypothèses (je suis prudent, hein)…

    La musique, pour être pratiquée avec des résultats satisfaisants, nécessite une formation qui demande un investissement personnel important. La chose est incontournable et force le respect. Dans le meilleur des cas, il peut apporter la gloire! Dans le domaine visuel, depuis le début du XXe siècle et l’arrivée de la photo, on n’a plus besoin de savoir dessiner, «il suffit de presser sur le déclencheur». N’importe qui peut le faire!

    Je pense aussi à une dimension sociale. La musique est un art qui se partage, qui se pratique le plus souvent en groupe. Cela a des conséquences déterminantes sur sa propagation. Les pratiques visuelles sont plutôt solitaires et s’entourent ainsi de mystère. Par rapport à la musique, la divulgation des oeuvres visuelles pouvait être qualifiée de parcimonieuse jusqu’il y a peu, car elle était liée au culte de la pièce unique (donc rare) ou soumise aux impératifs sévères de la publication sur papier. Mais cela pourrait peut-être changer, puisque la «photo conversationnelle» fait entrer le visuel dans une nouvelle dimension de partage…

  23. @ Béat: Oui, le parallèle vaut la peine d’être tracé! Tout à fait d’accord avec toi sur la distinction entre la compétence musicale et le dilettantisme affiché de l’opération photographique. Sur les aspects sociaux, ça me paraît plus flou, il y a eu en particulier une sociabilité des clubs d’amateurs, dont on retrouve la tradition sur Flickr. Mais globalement, on voit bien que les deux lignées culturelles comprennent effectivement des écarts importants, dont on dirait bien que l’essentiel provient d’une différence de légitimité.

  24. Cette différence de légitimité prenant son origine dans l’effort et le mérite (qui en est la conséquence idéologique) que l’on associe à l’apprentissage de la musique et pas à celui de la photographie.
    Ce qui permet de boucler sur la remarque d’André sur la perception critique d’une production par des professionnels qui sont eux capables de percevoir ce « mérite » dans une production photographique ou cinématographique.
    Mais c’est également la limite de la critique esthétique de la photographie amateur par les professionnels dans la mesure où au XIX et XXème siècle, l’idéologie a privilégié la « créativité » sur le savoir-faire.
    La définition de l’oeuvre originale écarte la notion de « mérite ».
    « L’article L 112-1 du Code de la propriété intellectuelle stipule que les dispositions du présent code protègent les droits des auteurs sur toutes les œuvres de l’esprit, quels qu’en soient le genre, la forme d’expression, le mérite ou la destination. » http://www.sacd.fr/Le-statut-juridique.88.0.html
    Dire d’une oeuvre qu’elle est parfaite techniquement n’est pas forcément un compliment dans le cadre d’un jugement esthétique.

  25. @ André Gunthert et @ Béat : Faire le parallèle entre la culture visuelle et la culture musicale peut sûrement être source d’enseignements. Ce n’est pas si évident néanmoins.
    Oui, il faut plus de temps pour sortir un premier son potable d’une trompette que d’apprendre à faire une photo avec un appareil numérique. Mais déjà un peu plus de temps pour superposer deux couleurs en peinture. La « compétence » n’a peut-être pas la même signification au regard de la pratique de ces activités. On peut rejouer la même sonate de Chopin, mais pas repeindre le même tableau de Claude Monet ou refaire Le Baiser de l’Hôtel de Ville. On ne peut pratiquer-produire qu' »à la manière de ». La culture visuelle est paradoxalement beaucoup plus ardue à transmettre et enseigner que la culture musicale qui est balisée dans des registres d’apprentissage de règles de lecture de la musique, d’instruments et d’exécution de pièces musicales. De là à dire que l’apprentissage de la culture musicale est assez conformiste….

  26. La question de la compétence est un paramètre important. Mais ce n’est certainement pas le seul. La pratique musicale ne se réduit pas à la maîtrise d’une compétence acquise: les Beatles, ou de nombreux autres artistes, sont bien connus pour avoir appris la musique par leurs propres moyens…

    Une autre différence me frappe: celle de l’ancienneté de l’installation dans la gamme des pratiques légitimes. Alors que la musique figure depuis Platon dans la liste des Muses, et a toujours été identifiée comme un art (ou une science) autonome, les arts plastiques n’ont rejoint le canon des pratiques nobles qu’au XIXe siècle.

    Comme la légitimité de l’écriture ou des pratiques du langage, matières enseignées depuis l’Antiquité, celle de la pratique musicale et des compétences qui l’accompagnent s’inscrivent dans une histoire culturelle millénaire. Les pratiques visuelles n’ont jamais bénéficié d’un accueil semblable.

  27. Je n’ai pas retrouvé son texte, mais il me semble que Raymonde Moulin fait remonter la légitimité des arts plastiques à la Renaissance.
    Alors que les Grecs opposaient les arts serviles, ceux qui utilisaient la main (peinture & sculpture) aux arts libéraux (grammaire, rhétorique, dialectique, géométrie, arithmétique, astronomie, musique) qui faisaient appel aux seules ressources de l’esprit, dès la Renaissance les peintres et les sculpteurs ne sont plus inférieurs à ceux dont l’exercice des arts libéraux a fait des maîtres.

  28. Monsieur Gunthert, je fais un pari sur une expérience : mettons côte à côte une photo d’Henri Cartier-Bresson et une photo quelconque et soumettons cette rencontre visuelle à une assemblée… Je crois que la qualité visuelle est fort mal défendue par les professionnels tout simplement parce que la rhétorique n’est pas leur point fort, que la polysémie de l’image trouble les banquiers, et qu’ils sont du bon côté du manche…

  29. On vivrait donc encore aujourd’hui sur cette ancienne distinction issue du monde antique et formalisée au Moyen Age entre arts libéraux nobles (qui inclut la musique aux côtés de la rhétorique et de la géométrie notamment) et arts mécaniques manuels (dans lequel on range tout ce qui est visuel : peinture, sculpture et architecture…).
    Je remarque que dès le départ, la « culture visuelle » est virtuelle car elle est éclatée en plusieurs supports qui iront peu à peu vers l’autonomie entre eux.
    On peut revérifier cette tendance de légitimité « intellectuelle » dès l’école primaire. Ils sont assez nombreux les parents qui insistent auprès de leurs enfants pour leur faire apprendre la musique et commencer un instrument à l’extérieur de l’école, généralement au conservatoire municipal. Avec un succès somme toute mitigé, car les conservatoires même municipaux sont très élitistes et le travail ardu. Tout comme les filières scientifiques sont réputées être les meilleures classes.
    En revanche, très minoritaires, sont les parents qui évoquent la possibilité de connaissance par les « arts visuels », disons pour faire simple la peinture ou le dessin dans un cours privé et c’est vrai qu’il manque certainement la photographie comme pratique, le graphisme ou le design. Mais on est passé de l’enseignement des « arts plastiques » aux « arts visuels », c’est déjà une avancée.
    La distinction ne vaut, il me semble, que pour les pays de tradition gréco-romaine. En Chine, la calligraphie est appréhendée d’une autre manière.

  30. @ warot: Faire face à des images quelconques est une expérience qui a lieu tout les soirs, au moment du journal télévisé… Avez-vous connaissance de lettres de protestation qui réclameraient qu’on en confie la réalisation à Francis Ford Coppola ou à Helmut Newton?

  31. Et alors ? Encore faut-il en avoir connaissance, qu’ils soient des présences… Il s’agit de proposer, de confronter, de réfléchir… Présenter ça comme un état de fait ne me paraît pas sûr… Le doute raisonnable… Le biais… La traverse… Le jeu… La surprise… Voilà ce que je propose…

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