Carré blanc et petite musique, quand Libé rend hommage à la photo

Libération a choisi, dans sa livraison du 14 novembre, de rendre un hommage paradoxal à la photographie: proposer un numéro où les illustrations prévues ont été remplacées par des cadres blancs. L’édito de Brigitte Ollier surligne le caractère historique de ce « choc visuel », le « journal muet ». Du côté des photographes professionnels, le message semble avoir été accueilli positivement. Chacun sait que Libé, s’il paye mal, a une vraie considération pour l’image.

Pas sûr cependant que ce coup ne se retourne pas contre l’envoyeur. La provocation suscite des questions, mais pas forcément celles que la rédaction a souhaité. Aurait-on pu faire l’exercice inverse, un journal sans texte avec seulement des photos? La dernière double page, qui publie le chemin de fer visuel, démontre clairement que non. Un journal sans photo, c’est inhabituel, c’est moins joli, moins attractif, mais ça reste un journal, on peut prendre connaissance de l’info, c’est tout de même une livraison qu’on peut vendre.

Par ailleurs, Libé n’a pas ôté toutes les images, mais seulement les photos de news. Les portraits de journalistes et divers éléments graphiques sont toujours présents. De sorte que, comme le note Jean-Noël Lafargue, dans ce numéro sans photo, ce qu’on voit, ce sont surtout les pubs.

L’absence d’images ne risque-t’elle pas de renvoyer la photographie à un statut purement décoratif, au rôle de supplément d’âme? Les explications de la rédaction sur ce point manquent de consistance. Vincent Noce se demande s’il est temps de « dresser l’éloge funèbre de la photographie« , question étrange à un moment où celle-ci n’a jamais été si vivace. On comprend que pour Libé, LA photographie ne recouvre en réalité que le secteur du photojournalisme. Mais en ce cas à quoi bon convoquer Baudelaire, qui ne l’a pas connu, et choisir l’occasion, non du festival de photojournalisme de Perpignan, mais de la très chic foire de Paris Photo, sorte de Fiac du marché de l’art photographique, qui n’a qu’un lien éloigné avec l’image d’actualité?

Finalement, le plus frappant est de constater que même à Libé, on ne sait pas très bien à quoi sert la photo dans un journal. Brigitte Ollier, qui cite Susan Sontag et Roland Barthes, estime que « c’est flagrant, il y a un manque d’information« . Mais ne sait pas très bien dire lequel, et manque d’arguments pour la défendre. Autrefois, on justifiait l’usage de la photo dans le contexte journalistique par l’objectivité du médium. Sans reprendre ce mythe, Libé ne sait pas qualifier autrement la photo que de « petite musique intérieure », d’accompagnement de l’information.

Démonstration paradoxale, donc, en deux points: pour montrer à quoi sert la photo, il faut la retirer – seule son absence montre qu’elle nous manque. Et pire: la photo, on peut s’en passer – mais ni du texte, ni bien sûr de la publicité. On a vu des hommages plus habiles.

13 réflexions au sujet de « Carré blanc et petite musique, quand Libé rend hommage à la photo »

  1. Merci, j’aime beaucoup l’article,
    Finalement la presse va beaucoup plus mal qu’elle ne le pense,
    Le gratin parisien des grattes papier se retrouve moins compétent qu’un vieux curé de campagne,
    Qui sait depuis longtemps ce que signifie masquer les images,
    On a tous appris cela pendant notre enfance.

    RLZ

  2. Cet hommage qui a des airs d’acte manqué est effectivement des plus révélateurs. Comme l’argument décoratif n’est pas mobilisable – ni peut-être même concevable – pour une rédaction comme celle de Libé, le soupçon s’insinue que la photo, c’est un peu comme la clope, personne ne sait plus très bien pourquoi on le fait, mais on continue par habitude… 😉

  3. La presse a existé sans photo. Le Monde il n’y a pas si longtemps, tirait en partie sa légitimité du fait qu’il était le seul à ne pas utiliser la photo, qui n’était à l’époque pas de l’information ou en tout cas pas de l’information suffisamment « sérieuse » pour le journal de référence aux yeux de ses dirigeants.
    Mais ce numéro de Libération n’est pas comparable à une presse sans photo mais un journal avec des carrés blancs, ce qui ne m’évoque pas Le Monde d’autrefois, mais un journal censuré.
    Je ne sais pas si c’était l’idée de l’équipe de Libé, mais si c’était le cas, c’est plutôt réussi.

  4. Oui, l’allusion à la censure est manifeste – au détail près qu’il s’agit ici d’une autocensure, et que le sens de cette dramatisation n’est pas tout à fait clair, lorsque celle-ci coïncide avec l’ouverture de Paris Photo.

    Existe-t’il une menace juridique ou institutionnelle qui pèse sur la photo? Pas que je sache. Le seul danger qui menace le photojournalisme est d’ordre économique – une menace à laquelle la meilleure réponse, de la part d’un organe de presse, est un surcroît de pertinence. Je ne suis pas tout à fait certain que ce geste mélodramatique en apporte la meilleure démonstration.

  5. Pour aller au bout du truc, il faudrait publier un numéro sans texte. Uniquement des images, organisées comme un discours… Quelques photographes savent faire ça avec leurs livres, j’ignore si c’est imaginable dans le cadre d’un journal d’information.

  6. La censure économique est la plus redoutable, parce que c’est la plus insidieuse. L’association avec Paris Photo est intéressant dans cette perspective. Faudra-t-il réaliser à perte des photos pour Libé dans l’espoir que la parution donnera aux clichés une légende qui permettra de les négocier très chers sous une autre forme sur le marché de l’art? Avec les conséquences que l’on peut imaginer sur le choix des sujets et leur mise en forme photographique.
    Bon, je ne suis pas certain que c’était l’idée de Libé lorsqu’ils ont réalisé cet hommage. 🙂

    Je ne sais pas trop ce que tu entends par pertinence.
    La meilleure réponse que pourrait apporter Libé me semble-t-il, ce serait de mieux payer ses photographes dans un modèle économique différent.
    Mais d’une part la presse est également menacée économiquement et la photo est une variable d’ajustement,
    d’autre part, il ne va pas de soi qu’une photographie plus pertinente (quelque soit le sens que l’on attache à cet adjectif) produite au travers de cet autre modèle économique permettrait de développer les ventes.

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  8. Je me suis posé une question toute bête : les cadres qu’auraient dû occuper les photos sont vides, mais ils sont tout de même accompagnés de crédits photographiques. Est-ce pour nous dire qu’il y avait réellement des images prévues dans ce numéro, ou qu’on les a bien payées à leurs auteurs. Seulement on a décidé de ne pas les montrer ?

  9. Il n’est pas inutile de rappeler à cette occasion que Libération a été le premier journal à donner un statut d’auteur aux photographes qui travaillaient pour le quotidien. Ils y ont certes gagné dans l’appréciation symbolique de leur métier – mais aussi gagné un statut d’une absolue précarité. Tout à fait d’accord avec André pour parler d’un double acte manqué. Cet hommage est d’autant plus maladroit qu’il éclaire sous une lumière très crue la vraie « valeur » de ces valeureux photographes de presse. Valeur devenue si symbolique qu’elle a fini par se diluer dans quelques carrés blancs. Autant de petits mouchoirs agités vers les premiers martyres d’une disparition programmée. Libération reste décidément à l’avant garde pour ce qui concerne le statut des photographes, et l’on sait maintenant qui sera sacrifié en premier.

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