(English version below) La micro-publication est un nouvel outil de la recherche. Et comme tous les nouveaux outils, elle bouscule le paysage existant. On peut adopter trois attitudes face à cette nouvelle donne. Soit l’ignorer, et continuer comme avant. Soit tenter de minimiser ces aspects dérangeants, pour les intégrer en douceur. On peut aussi essayer de mieux comprendre en quoi les nouveaux usages interrogent les pratiques existantes, et pourquoi ils soulignent leurs limites.
La dynamique de la conversation
Je voudrais examiner deux caractéristiques majeures des outils de micro-publication (j’inclus dans cette catégorie aussi bien les blogs, les wikis que l’usage des reseaux sociaux). La première est la dynamique de la conversation. A la différence des outils de publication classiques, qui visent la diffusion des résultats, la micro-publication se destine à la conversation. Comme un séminaire de recherche ou un colloque, elle propose à la discussion des observations ou des hypothèses qui attendent le complément d’une mise à l’épreuve publique.
Ce très vieux système existe depuis l’Antiquité, et a été utilisé par la théologie ou la philosophie pour mettre au point des notions plus robustes que celles proposées par des individus isolés. Il semble que l’expérience ait montré que ce système produisait de bons résultats, et c’est depuis que les pratiques savantes reposent pour une large part sur une science de la conversation (nous appelons cela d’une expression plus moderne: la sociologie des controverses).
La micro-publication ne vise pas à concurrencer la publication de résultats, comme ceux proposés par les revues peer-reviewed. Celui qui se sert de cet outil recherche la conversation, précisément parce que ce qui y est soumis est encore en cours de mise au point. La micro-publication ne se confond pas avec la publication, elle en est plutôt un stade préliminaire.
Mais si la micro-publication est un stade préliminaire, elle n’en révèle pas moins le fort besoin de mise en forme collective. Un besoin que l’espace académique semble avoir pris en compte, puisque nous disposons d’outils collectifs comme le séminaire de recherche ou le colloque.
Or, ce que nous montre la pratique du blogging, c’est qu’en cette matière, on est encore très en-deça des besoins, et qu’on pourrait faire beaucoup mieux. Si les blogueurs scientifiques souhaitent la conversation, la règle générale est que la conversation réelle est le plus souvent moindre que ce qu’ils attendent. Dans mon cas, je sais que je publie beaucoup à l’intention de mes étudiants et doctorants. Or ce sont probablement ceux qui réagissent le moins à mes publications, alors que j’obtiens plus facilement des réactions de participants plus éloignés de l’univers académique.
Il y a bien sûr une dimension de « conversation silencieuse » (Dacos) que je n’oublie pas. Mais je crois globalement que notre culture de la participation est en-deça de ce qu’elle pourrait être, et en-deça des attentes que traduisent l’usage des micro-publications. Nous savons bien que les lecteurs des blogs se comportent plus volontiers comme des consommateurs que comme des participants.
Rien d’étonnant. Les sciences sociales, tout particulièrement, favorisent l’apprentissage solitaire plutôt que le travail d’équipe. La thèse de doctorat constitue la clé de voûte d’un système qui ne valorise nullement le travail collectif.
La thèse, dans la forme qui est habituellement pratiquée en SHS, est un exercice d’un autre siècle. J’ai déjà eu l’occasion à plusieurs reprises de voir des étudiants que j’avais formé à la micro-publication revenir à leurs mauvaises habitudes au moment de la rédaction de la thèse: abandonner l’exposition à la conversation, revenir à la réflexion solitaire – et au fichier Word -, pour satisfaire aux exigences de l’institution. Je pense que la micro-publication, qui permet d’obtenir plus rapidement des résultats tout aussi intéressants, nous permet de réfléchir en profondeur à des alternatives pédagogiques, qui permettraient également d’améliorer la production scientifique.
Les bénéfices de l’exposition
Une question souvent posée est celle de la pertinence de la publication préliminaire. Seule l’idée d’une science infaillible et toute-puissante conduit à rejeter cette possibilité. Une vision moins théologique conclut au contraire à l’utilité de formes propédeutiques, qui sont autant d’outils d’apprentissage.
Je prendrai un exemple simple. Il arrive à des collègues ou des amis de louer la clarté de mon style. Comme nous le savons tous, cette qualité précieuse est le fruit de longs efforts. Dans mon cas, ces efforts sont grandement facilités par la pratique régulière du blogging.
L’exposition publique de travaux ou d’intuitions, même à un stade préliminaire, impose un effort de formalisation qui donne au billet de blog un caractère plus élaboré que n’importe quelle autre forme de notation. Tous ceux qui le pratiquent savent à quel point le premier bénéficiaire de cet effort est le rédacteur lui-même.
Mais l’exposition publique nous confronte également à un public plus divers que celui de la sphère académique. Comme dans un cours où l’enseignant s’adapte à son public, cette présence invite à un effort supplémentaire. Nous savons qu’une expression claire n’est pas qu’une question de style, mais plus profondément la traduction d’une structuration intellectuelle adéquate.
On m’a parfois demandé si je faisais la part, sur mon blog, entre mon activité savante proprement dite et d’autres types d’intervention. En réalité, la question ne se pose pas pour moi en ces termes. Le blog m’a appris l’altérité. Que ce soit par certains commentaires, ou par le choix de sujets plus proches de l’actualité, c’est mon exposition publique qui m’a appris à composer avec des facteurs dont je tenais pas compte. Ce sont très souvent ces éléments externes qui m’ont mis sur des pistes inattendues ou conduit à des reformulations importantes. Sur un blog scientifique, tout devient matériel de l’analyse. L’altérité, comme il se doit en sciences sociales, est un carburant, et le lecteur peut voir comment un sujet courant se transforme en objet de recherche.
Cette observation rejoint plus globalement celle des bénéfices de l’Open access. On peut dire que l’exposition publique fonctionne comme une injonction à la formalisation, mais aussi à l’itération et à l’expérimentation. En d’autres termes, cet exercice, qui ne peut par définition s’appliquer qu’à des travaux préliminaires, est une remarquable machine pédagogique. C’est parce qu’il porte sur des intuitions ou des hypothèses qu’il peut être reproduit plus souvent qu’un article final, et c’est parce qu’il donne plus souvent l’occasion d’exercer ses capacités de formalisation qu’il est formateur.
On peut penser ici particulièrement aux jeunes chercheurs, pour lesquels cette capacité pourrait être un appui précieux – si elle était intégrée de manière plus usuelle aux pratiques de la recherche. Mais je voudrais, là aussi, insister sur le fait que nous avons tous besoin de mieux maîtriser notre expression, nous avons tous besoin de multiplier les occasions d’expérimentation. Or, la culture du résultat publié qui pèse sur l’univers académique produit les effets strictement inverses.
Je pourrais allonger la liste de ces contradictions. Vous voyez où elles nous conduisent. La micro-publication n’est pas seulement un outil intéressant pour la recherche, c’est un dispositif dont les qualités font apparaître les limites de nos pratiques usuelles, et qui montre que des besoins existent auxquels nous ne répondons pas suffisamment.
Les non-usagers du blogging m’ont souvent interrogé sur la légitimité de ces outils. Par cette question, ils se posaient en détenteurs d’une légitimité, sans jamais s’interroger sur celle de leurs propres pratiques. Mais l’usage du blog révèle que nos formes et usages canoniques peuvent être améliorés, et montre qu’il existe d’autres exercices productifs de savoir. Il modifie également le rapport à l’autorité, et fait apparaître que le risque véritable est d’accorder plus de valeur à la production de l’autorité qu’à celle des connaissances.
Or, et c’est peut-être la contradiction la plus frustrante, force est aujourd’hui de constater que les efforts d’institutionnalisation des pratiques de micro-édition, notamment à travers une formation systématique, sont soit embryonnaires soit absents. Le blogging reste pour l’essentiel une pratique en amateur d’usagers auto-formés, qui n’a pas d’incidence sur la carrière.
Cette situation encore largement expérimentale ne correspond pas aux principes de systématisation qui ont fait la force de l’univers académique. Et nous savons bien qu’en l’absence d’institutionnalisation de ces outils, ceux-ci resteront l’apanage d’une petite élite de chercheurs, parmi les plus productifs.
Pour modifier cette situation, il me semble qu’il ne faut pas en rester à une simple réflexion sur les outils, mais interroger plus fondamentalement les principes et les modalités de la recherche. Voulons-nous adapter les formes de la recherche aux nouvelles conditions de sa pratique? Souhaitons-nous élaborer une recherche plus efficace, plus transparente et plus collective? En ce cas, il existe des outils qui peuvent nous y aider, dont le fonctionnement a été longuement testé. Ne pas les intégrer à nos pratiques ne serait que la démonstration de notre incapacité à faire évoluer la recherche.
Academic blogging, between art and science
Micro-publishing is a new research tool. And like all new tools, it is disturbing the existing landscape. To face this new situation, we can adopt three attitudes: either ignore it and continue doing as before, either try to minimize these disturbing aspects to integrate it more smoothly. Or we can also try to understand how these new uses are questioning existing practices and how they highlight the limitations of the latter.
The dynamics of the conversation
I would like to examine two major characteristics of micro-publishing tools (in this category I include blogs, wikis and/or social networks as well). The first is the conversation dynamic. Unlike traditional tools of publication, aimed at the diffusion of results, micro-publishing is intended for conversation. Like a research seminar or a conference, it offers a place for discussion of assumptions or partial results exchange, that are waiting to be completed by a more public examination.
This system has existed since ancient times, and was used by theology or philosophy to develop concepts more robustly than those produced by isolated individuals. Moreover, since the practice of science depends to a large extent on a knowledge of conversation (that what we now call with a more modern name: the sociology of controversies), it seems that experience has shown that this system produces better results.
Micro-publishing is not intended to compete with the publication of results produced by peer-reviewed journals. Most of those who use these tools search for conversation, precisely because the material is still under a development stage. Micro-publishing should not be confused with publication, it is therefore rather its preliminary stage.
But if the micro-publishing is a preliminary stage, it does reveal a strong need for collective working out. A need that academic space seems somehow to have taken into account: we have created collective tools like research seminars or conferences.
But what the practice of blogging reveals is that regarding this matter, we are still far short of needs, and we could do much better. Scholar bloggers publish because they search for conversation. However, the general rule is that the actual conversation is often less than what they expected it to be. In my personal case, I intend to primarily publish for my graduate students. But these are probably the ones who react the less to my publications and I get more easily reactions of participants who are farther from the academic world.
There is of course a « silent conversation » dimension that I do not intend to forget. Nevertheless, I overall think our culture of participation is far below what it could be, and these expectations are reflected by the use of micro-publishing. We know that blog readers behave more likely as consumers than as participants.
Nothing surprising. Social sciences, especially, promote solitary learning rather than teamwork. The PhD is the cornerstone of a system where collective work is not valued.
The thesis, in the form in which it is usually performed in the social sciences nowadays, is an exercise that rather belongs to another century. On several occasions I have had the opportunity to see students that I had trained in micro-publishing return, at the time of writing their PhD, to former bad habits, abandoning the benefits of conversation, going back to solitary reflection – and to the use of Microsoft Word -, in order to meet the institutionnal requirements. I think that micro-publishing, which provides faster results, can be equally interesting. It can also allow us to think deeply about educational alternatives that could improve scientific production.
The benefits of exposition
A question often asked is: what is the relevance of this type of preliminary publication? Only the vision of an infallible and omnipotent science could lead to reject this preliminary publication possibility. Some less theological vision conclude on the contrary to the usefulness of pre-academic forms, all of which are educational tools as well.
I’ll take a simple example. It happens to colleagues or friends of mine to praise the clarity of my style. It’s a very big compliment. As we all know, this precious quality is merely the result of long efforts. In my case, these efforts are greatly facilitated by the regular practice of blogging.
The public exposition of hypothesis or intuitions, even at a preliminary stage, requires a formalization effort that gives the blog a more elaborate character than any other notation tool. All those who practice it know how the first beneficiary of this effort is the publisher himself.
But public exposition also confronts us with a more diverse sphere than only what the academic audience is. Like in a class where the teacher adapts to his/her audience, this digital presence invites to an additional effort. We know that a clear expression is not only a matter of style but is more deeply the translation of a good/clear intellectual structuration.
I had been sometimes asked if I could separate, on my blog, between my scholar activity and other types of interventions. In reality, the question does not arise for me in those terms. Micro-publishing has taught me about alterity. Whether by some comments, or by choosing a topic closer to hard news, it is my own online exposition that has taught me how to deal with factors that I had not figured to take into account.
Very often these external factors have brought me new material, unexpected questions or lead me to significant reformulations. On a scientific blog, everything becomes the material of the analysis. On one hand alterity is a fuel – as it should be in social science -, and on the other hand, your audience sees how a current topic is transformed into a scholarly question.
This observation matches more generally the benefits of Open access. We can say that the public exposition operates as an injunction towards formalization, but also towards iteration and experimentation.
In other words, this exercise, which by definition can only be applied to preliminary work, is a remarkable training machine. This is not only because it focuses on brief case studies or hypotheses that can be replicated and debated more often than in a final article, but also because it gives more opportunities to exercise and train to concept formalization.
One can particularly think here on young scholars, for whom this capacity could be a very valuable support – had it been better integrated in our usual research practices. But I would, too, insist on the fact that we all need to improve our expression and intellectual tools; we all need more opportunities for experimentation. Despite of that, the culture of published results still nowadays reigns the academic world and even produces strictly adverse effects.
I could extend this list of contradictions, but I hope you get my point: micro-publishing is not just an interesting research tool, it is one which qualities reveal the limits of our habitual/daily/everyday practices, and shows that there are several needs that exist and to which we are not yet responding correctly.
Non-blogging users often ask on the legitimacy of micro-publishing. By asking this, they self stand as holders of legitimacy, without even questioning the legitimacy of their own practices. But the use of the blog reveals that our canonical forms and practices can be improved and shows that there may be other tools to produce knowledge. It also changes the relation to the question of authority, by showing that the real risk is to give more value to the production of authority than to the production of knowledge itself.
However, and this is perhaps the most frustrating contradiction, it is now clear that the efforts to institutionalize micro-publishing, through systematic training for instance, is either embryonic or absent. Blogging stays essentially a practice of self-trained amateur users, which has no impact on their academic careers.
This still largely experimental situation is inconsistent with the principles of systematization that makes the very strength of the academic world. And we know that in the absence of institutionalization of these tools, they will remain to preserve a small elite of scholars: those who are among the most productive ones.
To change this situation, it seems to me that we should not only think about the tools themselves, but we should more fundamentally question the principles and methods of doing research. Do we want to adapt the forms of research to the its new conditions and practices? Do we want to develop a more transparent, efficient and collective research? In this case, there are tools that can help us, which functions have been extensively tested. Not including them in our practices would demonstrate our inability to improve scholar research.
Versions française et anglaise de mon intervention au panel « Minor forms of academic communication: revamping the relationship between science and society?« , dirigé par Marin Dacos, avec Arthur Charpentier et Loïc Le Pape, Forum mondial des sciences sociales, Montréal, 14 octobre 2013 (pdf).
25 réflexions au sujet de « Le blogging académique, entre art et science »
Cher André,
Merci de ton post, et de ton inlassable énergie à explorer des « avenues nouvelles ». Comme toi, je suis fort intéressé par ces « conversations » qui sont ou devraient être au cœur de notre activité. Je ne les pratique pourtant pas, ou en tt cas pas autant qu’il le faudrait.
Je partage ta critique de la science toute puissante et théologique, et j’ai pu récemment (enfin ces 5 ou 6 dernières années) faire l’expérience de la richesse du collectif avec notre livre Histoire des images aux Etats-Unis (http://bit.ly/L_Amerique_des_images). Je partage aussi tes remarques sur l’intérêt de la mise en forme que la communication écrite (fut-elle par blog).
Mais je m’interroge sur deux choses. La première est peut-être la plus évidente. C’est la notion même d’auteur, ou plus exactement de ce qui est et continue à être la clef de voûte non de notre recherche mais de ce à quoi sert notre recherche, ie construire une carrière (pas d’angélisme, c’est le but de 80 à 85% des publications en SHS). Elle repose sur l’originalité, l’individualité et donc le secret (en tout cas partiel). Ce point est facile à régler pour ceux qui ont déjà fait carrière, moins pour les thésards (que tu sembles critiquer implicitement pour leur frilosité?).
La seconde est plus terre à terre, c’est la question de la gestion du temps. Comment produire tous ces petits produits affinés alors que l’on travaille sur des projets plus grands ? Les journées n’ont que 24 heures. Nous produisons déjà trop peu de livres en raison de nos charges diverses, alors qu’en est-il dans le blogging généralisé qui ne peut que finalement nous éparpiller.
Enfin, troisièmement, autant je crois au petit groupe qui travaille ensemble — et en privé — longtemps sur un objet (le séminaire en fait, qu’il soit in presentia ou électronique, sous forme de blog ou de wiki fermé) autant j’ai mes réserves sur la communication à tout vent. Par ailleurs je pense que la forme « colloque » elle-même est un leurre qui devrait disparaître : son unique but est de remplir des dossiers et de faire semblant de travailler (personne ne va plus à un colloque auquel il ne communique pas pour des raisons financières et de de temps) car on y entasse trop de comms et tout le monde est obsédé par … la montre.
En tout cas merci de lancer une fois encore la balle.
Bonjour Jean, merci pour ton commentaire. Je ne pense pas qu’il y ait contradiction entre identification individuelle et travail collectif, ou alors les sciences dures se seraient noyées depuis longtemps dans le bruit et la confusion. Je te ferai remarquer que la conversation est toujours signée (c’est ce qui nous permet de dialoguer). Et il est clair que, comparativement aux méthodes de travail ou d’apprentissage en physique ou en biologie, les sciences humaines restent désespérément individualistes. Deux remarques par rapport à cet état de fait. Chaque fois que j’ai réussi à faire travailler des groupes ensemble, j’ai vu que ce type de travail était clairement apprécié par les participants. Travailler en solitaire est une des contraintes les plus pénibles pour les jeunes chercheurs – pour les plus vieux aussi, d’ailleurs. Mais surtout, cette méthode n’est pas efficace, nos doctorants consacrent un temps considérable à une acquisition de savoir qui vise à maîtriser tous les aspects de la recherche, ce qui est en réalité impossible. C’est la seule raison pour laquelle les thèses durent six ans au lieu de trois. Et quand on sait que, dans la plupart des cas, cet allongement n’est pas financé, je trouve qu’on fait payer cet individualisme un prix très lourd.
Je ne fais pas grief aux doctorants d’appliquer les méthodes du secret, c’est l’institution qui le leur impose, ils ne font que se plier à cette injonction. De mon point de vue, la thèse est un exercice archaïque, totalement dépassé et inadapté, dépressif et frustrant. Cette ascèse pouvait avoir un sens lorsqu’on pouvait mettre un poste en face. Aujourd’hui, ça devient une manière à tous points de vue scandaleuse de faire travailler gratuitement des spécialistes. Je n’y vois que peu de bénéfices, et je sais qu’on peut produire des résultats plus efficaces par d’autres moyens.
Communication à tout vent? La formule est peut-être malheureuse, en tout cas elle n’est guère flatteuse. Il ne me semble pas qu’elle décrive correctement l’activité de L’Atelier des icônes. Je ne vais pas revenir sur les principes que j’ai déjà eu l’occasion de décrire, mais allier observation et pédagogie sur une base régulière me paraît à la fois un exercice satisfaisant pour le lecteur, et la meilleure hygiène intellectuelle pour le chercheur. Il n’y a perte de temps que si l’on considère le blog comme un instrument parasite, surajouté aux autres obligations de la carrière. Or, pour ceux qui le pratiquent, le blog n’est rien d’autre qu’un outil de travail, nécessairement intégré aux autres formes de l’activité intellectuelle. Considères-tu ton carnet de notes comme une perte de temps? La réponse pratique à ta question est encore une fois la non-contradiction. Il n’y a pas d’un côté les grands travaux, de l’autre les petits: ce sont les petits travaux qui font les grands, comme les rivières font les fleuves.
Pour apporter un élément de réponse à Jean Kempf, un blog peut se révéler très productif dans l’accompagnement et l’amplification d’une recherche en cours, comme je l’ai expérimenté tout au long de mon enquête récente sur les répercussions du numérique dans la profession photographique (http://culturevisuelle.org/viesociale/tag/profession). D’une part, et là je rejoins complètement André, cela m’a obligé à formuler, expliciter des idées, certains aperçus encore à l’état embryonnaire, autrement dit à écrire en même temps que j’enquêtais, ce qui m’a fait gagner du temps sur la rédaction finale. D’autre part, et surtout, les échos recueillis apportent autant de données nouvelles, de propositions, de critiques, de corrections, très utiles. C’est tout simplement une autre manière de procéder, complémentaire des méthodes académiques habituelles, plus secrètes, plus auto-centrées. Dans mon cas, c’était particulièrement productif parce que les meilleurs experts de ce que j’étais en train d’explorer étaient précisément les professionnels de la photographie.
Merci André pour cette réflexion sur les apports du blogging scientifique. Si je suis bien plus novice que toi ou Sylvain, j’avoue que mes deux dernières années de pratique m’ont déjà apportées beaucoup de chose, du point de vue du style et de la recherche comme tu le soulignes, mais aussi du point de vue de la visibilité. Sur le fond du travail de chercheur, le format du blog me permets personnellement de rester en « éveil » dans des périodes saturées de cours et obligations administratives. Et contrairement à l’idée qu’il s’agit d’une « communication à tout vent », le blogging m’a permis de rencontrer et d’échanger avec un groupe d’interlocuteurs spécialisés, appartenant ou non au milieu scientifique, ce qui m’apporte beaucoup dans mes travaux. Des travaux qui connaissent enfin une publicité inespérés pour une jeune chercheuse que je suis. Quelle surprise quand on me demande récemment: « c’est bien vous l’auteur de Territoire des images (titre de mon blog ndlr) »… mon blog est donc passé devant toute autre casquette officielle!
Etant donné que ce texte a été prononcé « en présentiel », quels types de réactions a-t-il suscité ? Je suis bien curieux de savoir comment cette pratique est perçue au niveau international – et si la France (avec ses thèses, ses saintes publications etc.) apparaît ou non à la traîne ?
@ Raphaele Bertho: Tout à fait d’accord sur la visibilité. Voici un courrier récent d’un collègue (qui se reconnaîtra) qui illustre bien ce volet: « Ne pourriez-vous pas envisager un prolongement de vos billets du 13 juillet et du 11 août dans le cadre du colloque « D’un écran à l’autre : les mutations du spectateur« ? Votre contribution serait vraiment bienvenue! Et aussi, peut-être celle de certains de vos commentateurs. »
La réactivité suscitée par un blog, c’est évident, ne résulte pas seulement du dispositif, mais de la qualité des contributions proposées. Il n’en reste pas moins que cet outil confère par construction une meilleure visibilité à nos travaux, et que celle-ci n’est pas moins que par le passé une condition nécessaire à leur valorisation.
@ Adrien Genoudet: Globalement, les 4 interventions ont été très homogènes, sans être redondantes, décrivant les aspects d’une pratique intégrée du blogging académique. Ce panel a recueilli des réactions très positives du public. Plusieurs questions ont porté, comme de coutume, sur la légitimité de cette pratique. Mais ce que je retiendrai au fond de la discussion, ce sont les deux points suivants. 1) La question de la légitimité est en train de passer au second plan, elle n’est plus cruciale. Même avec une faible extension, le blogging académique est aujourd’hui reconnu, dans sa dimension d’outil complémentaire de recherche et de conversation. D’une certaine manière, la question s’est retournée: un chercheur qui ne dispose pas d’un outil de micro-publication personnel et n’y présente pas régulièrement ses travaux sera aujourd’hui considéré soit comme un chercheur peu productif, soit comme un universitaire conventionnel.
Ce changement provient d’une évolution très perceptible par les praticiens, et qui va au-delà des statistiques de fréquentation ou des réactions ponctuelles. C’est le 2) point: les blogs spécialisés sont lus, et lus par les chercheurs. Ils font désormais partie des ressources couramment consultées par les étudiants et les collègues, et sont de plus en plus utilisés (qu’ils soient ou non cités régulièrement). Cette évolution est fondamentale, car la mesure essentielle de l’utilité scientifique a toujours été l’usage et la reprise des travaux par une communauté. La pratique montre que l’absence de validation ne constitue qu’un obstacle théorique. C’est évidemment un tournant majeur.
Comme Rapahëlle, je suis moi aussi étonné par la visibilité que donne un blog y compris dans le monde intellectuel. Il s’ensuit des invitations dans des séminaires ou des colloques que n’aurait peut-être pas suscitées la seule publication académique. Effectivement, comme le souligne André, les chercheurs, et plus encore les étudiants, sont devenus des praticiens assidus d’internet et de ses multiples contributions.
Nous avions, lors de la création de feu mélico, le but de faire connaître (par site interposé) le métier de libraire (le site était financé par une subvention du Conseil régional d’Île de France et l’aide du syndicat SLF) : le manque de conversation, je crois, nous a guidé vers le blog (ce qu’était « pendant le week-end ») car sur le site les retours, les questions les avis et les critiques ne nous parvenaient que mal. Ce blog et ce site n’avaient rien d’académique, mais représentaient tout de même une tentative d’archivage et de mises en mémoire de certains savoir-faire, certaines paroles, certains passés. (il faudra bien à un moment ou un autre se pencher sur les possibilités de ressources pour l’archivages de ces sites, aussi…). L’expérience mélico s’est délitée, le blog s’en est allé vers d’autres expériences : ainsi, je me permets de partager avec vous cette expérience, comme à l’accoutumée avec quelque commentaire légèrement parallèle, à côté, semblable cependant. Je pense qu’il y a d’autres expériences qui devraient, elles aussi, se partager avec le monde savant lequel, trop souvent, a tendance à ne parler que pour lui-même, à lui-même. Je crois bien qu’internet (on n’y met plus de majuscule présent) permet ces ouvertures et je m’emploie à tenter de faire vivre ce type d’utopie (lieu différent). Merci de l’accueil, en tout cas.
Par à « tout vent » je faisais une allusion à M. Larousse de notre enfance (ou Mme plutôt) qui semait à tout vent la fleur de pissenlit. Rien de négatif là dedans donc.
C’est parfaitement ton droit d’avoir des « réserves » sur la « communication à tout vent » (= Open Access). Rappelons simplement que son antonyme est la communication restreinte, qui est et sera de plus en plus opérée par les grands industriels de l’édition savante – Elsevier, Springer, Sage… qui monnayent chèrement la ressource de la science réservée, et dont la force de frappe nous promet des lendemains parfaitement orwelliens. Rien de négatif là dedans non plus, bien sûr… 😉
Pas de réserve sur la question de l’open access que je défends depuis longtemps et pour laquelle je travaille modestement à la place qui est la mienne. Mais comme tu le sais le blogging n’est pas l’open access (qui est de la publication en accès matériel libre mais avec les contraintes de scientificité que tu connais), c’est de la « communication scientifique directe » qui est autre chose et vient avant la publication. Mes remarques ne portaient que sur cette phase pré-publication.
Merci pour ces précisions. Ta perception du travail collectif, telle qu’elle apparaît à travers le « leurre » des colloques, est essentiellement institutionnelle. La mienne s’appuie sur un ensemble d’expériences autonomes (y compris des colloques, quand c’est moi qui les organise), issues d’une véritable dynamique de recherche, dont témoignent les travaux publiés sur Culture Visuelle. Nous ne parlons donc pas tout a fait de la même réalité. Celle du travail conversationnel de la micro-publication n’est certainement pas situé du côté des activités collectives institutionnelles, en effet largement parasitées désormais par des impératifs administratifs ou formels. Tes « réserves » – si je les comprends bien, et si elles s’appuient sur l’exemple des réunions institutionnelles – ne s’appliquent pas au travail collaboratif que j’évoque ici, dont la caractéristique est d’être nécessairement lié au fond plutôt qu’à la forme.
Bonjour,
J’avais proposé un commentaire sur ce billet mercredi soir dernier mais il s’est incontestablement perdu dans les méandres du web. Du coup, la pratique de la conversation prend un peu de plomb dans l’aile 🙂
Comme il comportait une ou deux questions pour lesquelles j’aimerais avoir les avis de l’auteur et des commentateurs, je le réitère, dans une version synthétisée.
D’abord merci pour vos réflexions, qui sont un manifeste très convaincant de la micro-publication. Concernant ce qu’on pourrait appeler « les contraintes du support » de diffusion de la recherche, je proposais une perspective historique, à partir des publication archéologiques illustrées de photographies à la fin du XIXe siècle. Très onéreuses à cause des nombreuses images qu’elles doivent contenir (moins pour des questions de droits d’auteur qu’à cause du coût de production des illustrations), elles ont souvent impliqué une soumission des archéologues et du discours scientifique aux subsides de l’état (la commission des souscriptions jouant le rôle d’un éditeur scientifique en contrepartie des subventions). Les ouvrages archéologiques s’imprègnent ainsi d’une dimension politique et idéologique (qui relèvent aussi de l’histoire culturelle du support), comme en témoigne un article de Salomon Reinach sur l’édition allemande, publié dans la Revue archéologique en 1886 (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k203620r/f170.image.r=h%C3%A9liogravure). Autant dire que les enjeux de la « communication restreinte » datent, comme ils sont concomitants d’une professionnalisation de la recherche (c’est du moins ce qui apparaît pour l’archéologie).
En lisant ce billet et les réactions qu’il a suscitées, je me réjouissais donc que la diffusion et le développement de la recherche, particulièrement en SHS, semblent s’émanciper des contraintes du support et ne devoir bientôt obéir qu’à des enjeux scientifiques. Restait le point de la conversation : Qu’advient-il d’un blog qui n’enclenche aucun dialogue ? Les recherches dont il fait acte doivent-elles être abandonnées par l’auteur ? Le blog doit-il être supprimé (ce qui pose la question de l’archivage des données soulevées par PCH) ? En faisant l’éloge de la conversation, ne risque-t-on pas d’accentuer le phénomène qui voit la recherche tirer sa légitimité, ses orientations, ses financements, d’une culture de la réaction, tendant à gommer le processus de maturation des recherches, mais aussi celui de leur réception ?
Mon dernier point concernait le réseau social academia.edu, qui a pris beaucoup d’ampleur ces derniers mois. Sa structure rappelle beaucoup celle de soundcloud, qui a participé d’une revivification des musiques alternatives, la possibilité des commentaires en moins cependant, et donc la possibilité du dialogue. Comment intégrez-vous ce réseau dans votre réflexion sur la micro-publication ? Sans doute, il y aurait là une intéressante – et très drôle – étude à mener, notamment sur l’auto-représentation des chercheurs.
J’espère que cette petite bouteille trouve finalement son rivage et vous remercie d’avance de vos réponses et de vos commentaires.
@Laureline Meizel: Merci pour ce commentaire dont je suis heureux qu’il soit finalement arrivé à bon port… 😉
La question de l’échec de la conversation est très pertinente et mériterait une analyse approfondie (merci pour cette bonne idée de billet!). Dans un bilan consacré à l’activité de la plate-forme Culture Visuelle, je notais il y a plus d’un an: « Les 22 blogs qui ont cessé leur activité depuis 2010 ont une moyenne de moins de 4 commentaires par billet. Le taux de commentaire par billet est clairement corrélé à l’activité de publication d’un blog, qui sera d’autant plus élevée et régulière qu’elle rencontre une réponse conversationnelle » ( http://culturevisuelle.org/icones/2467 )
Face à l’échec de la conversation, je peux en tout cas livrer une certitude. Comme toute expression, la conversation en ligne est un art qui s’apprend et se perfectionne avec l’expérience. Son apprentissage va à l’encontre de bien des réflexes de l’écriture académique, ce qui explique certains échecs. Il présente en revanche de nombreuses similitudes avec l’enseignement (notamment celle de demander une grande patience et de faire confiance à la durée…). La pratique d’enseignement est également un bon modèle pour comprendre qu’il y a un équilibre à trouver entre la popularité et l’exigence – et que cet horizon est loin d’être inatteignable: tous les enseignants sont confrontés à cette gymnastique…
Vous avez raison de souligner l’essor d’academia.edu, qui me paraît aller dans le sens des remarques ci-dessus. Ma pratique de la plate-forme est toutefois trop limitée pour que je puisse prononcer un avis.
Merci beaucoup de vos commentaires et de vos réponses. Je crois en effet que l’étude du « négatif » de la conversation (son absence, voire les quiproquos et les malentendus dont elle peut se nourrir) peut permettre d’en mieux cerner les conditions, ainsi que les frontières de la micro-publication et sa complémentarité avec d’autres formes de communication et d’échange scientifiques. Comme votre analyse de l’abandon des blogs sur Culture visuelle le souligne, l' »échec » de la conversation n’en est un que si l’intention première du blogueur est d’enclencher un dialogue, avant que d’essayer de formuler le plus nettement possible une idée qui, potentiellement, puisse susciter le débat.
Pour exister, le blog ne nécessite pas la présence (et la prise en compte) d’auditeurs, ce qui est un de ses avantages. Il offre ainsi un espace d’expression distinct de celui de la salle de classe ou de l’amphi. A mon sens, ceci en différencie la pratique de celle de l’enseignement, même si votre parallèle reste riche de sens. Pour ma part, ma très jeune expérience m’a fait constater qu’avec l’application des mêmes méthodes destinées à encourager la réflexion en groupe (qui se restreignaient, il est vrai, au cadre de la salle de classe), c’étaient les plus « jeunes » élèves – ceux de Licence 1 ou 2 – qui étaient les plus prompts à réagir, à poser des questions et à enclencher un dialogue souvent fécond. Plus conscients des mécanismes de l’université et des enjeux de leurs études, les étudiants de master développent plutôt une attitude consommatrice ou efficace à l’égard de l’enseignement qui leur est proposé. Ils semblent avoir du mal à se projeter dans des recherches qui ne touchent pas directement leur sujet de mémoire et ont alors tendance à éviter la dépense inutile. En délaissant ce que la gratuité de l’échange et de la réflexion peuvent avoir de fructueux, la conversation s’engage difficilement puisque, supposant l’humilité des interlocuteurs face au collectif et une attention à l’altérité, elle implique aussi une grande générosité. L’injonction à l’efficacité (liée avant toute chose à la raréfaction des financements) peut sans doute expliquer certaines expériences de colloques, telles que celles évoquées par Jean Kempf. Elle fait d’ailleurs l’objet d’un contre-mouvement académique, celui de la Slow Science (http://slow-science.org/ et, pour une analyse du mouvement, http://www.pauljorion.com/blog/?p=27864), dont les positions exposées dans leur manifeste sont plutôt pertinentes : « Society should give scientists the time they need, but more importantly, scientists must take their time.
We do need time to think. We do need time to digest. We do need time to misunderstand each other, especially when fostering lost dialogue between humanities and natural sciences. We cannot continuously tell you what our science means; what it will be good for; because we simply don’t know yet. Science needs time. »
De même, l’analyse que vous proposez de Culture visuelle démontre que la situation actuelle est moins une impasse qu’elle n’engage à inventer de nouvelles modalités de faire de la recherche et de la partager.
Au passage, un petit commentaire concernant votre prise de position contre la forme actuelle du doctorat en SHS – rarement énoncée aussi franchement et partagée par de nombreux doctorants. Il s’appuie sur la soutenance de thèse telle qu’elle se pratique en France, particulièrement en histoire de la culture visuelle. L’absence de projection d’images pendant la présentation de ses recherches par le doctorant, qui laisse le public non-spécialiste dans la totale ignorance de l’objet de la discussion qui suit pendant deux ou trois heures, de même que la pratique de plus en plus courante d’oublier les questions du public (même si, par public, on entend le public titulaire d’un doctorat) font de ce couronnement l’une des manifestations les plus absurdes des travers de l’exercice que vous avez soulignés.
Bref, merci beaucoup, ainsi que vos interlocuteurs, pour ce billet et ceux qui suivront. Ils sont une incitation très enthousiasmante à nous interroger sur les structures de nos disciplines, comme leurs enjeux, et ne devraient donc pas manquer d’enrichir nos recherches spécialisées.
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