Le voleur et le bijoutier, fable d'une République qui perd pied

"Ayez pitié d'un pauvre Apache sans travail", Lyon Républicain, 1903.

Il y a ceux qui ne se sont pas posé de question. Un million, un million et demi, c’est énorme, donc ça compte. Et puis il y a ceux qui se demandaient: quelle valeur accorder – et donc quelle signification donner – à cette manifestation virale, la première du genre en France?

Créée le 11 septembre 2013, la page Facebook « Soutien au bijoutier de Nice » atteignait 1 million de likes dès le 14 septembre. «Les exemples de pages ayant franchi la barre symbolique du million de likes en quelques heures ou quelques jours se comptent sur les doigts d’une seule main», indique Olivier Ertzscheid, citant des cas de concours bon enfant.

Cette évaluation n’est pas un point secondaire. L’éloge de l’autodéfense, l’appel au meurtre ou la condamnation du laxisme de la justice sont malheureusement des opinions d’une grande banalité, qui s’expriment volontiers au zinc après un fait divers. Seule l’ampleur de la réaction collective confère à ce réflexe une signification particulière.

Mais que vaut un like? Le lundi suivant, une manifestation physique à l’initiative de l’Office du commerce et de l’artisanat de Nice ne devait réunir qu’un petit millier de personnes, autour de motifs comparables. Non, un million de likes ne « vaut » pas un million de manifestants, ni un million de voix. Signe d’adhésion économique, visible seulement par les contacts, le like a sa propre logique: «une logique d’empathie distante ou de fausse proximité (qui) abolit toute réflexivité, toute distance», explique Olivier.

Familier du « vertige du grand nombre » qui accompagne le web depuis ses origines, j’ai appris à me méfier de ces chiffres apparemment démesurés, que l’on voit se dégonfler au fur et à mesure de la croissance des usages. Dix millions, c’est beaucoup ou c’est peu? Dans les premières années de YouTube, on s’enthousiasmait lorsqu’on voyait des vidéos atteindre ou dépasser ces étiages comparables aux plus fortes audiences télévisées. Puis le premier clip de la plate-forme a doublé le cap du demi-milliard de vues, et il a fallu se rendre à l’évidence: la présence en ligne imposait de réapprendre à manipuler les ordres de grandeur.

Ertzscheid, encore, l’a bien décrit: «La mythologie de l’internet – au sens des Mythologies de Barthes – est construite sur ces chiffres renvoyant à une nouvelle Babel statistique. Une Babel à l’achèvement d’autant plus incertain qu’à l’exception notable des études du Pew Internet et de quelques autres, l’essentiel des infographies circulant sur le net et renvoyant à cet imaginaire numéraire, sont soit produites sur la base de données erronées, incomplètes ou non-vérifiables, soit produites par les sociétés propriétaires des sites ainsi « décomptés ».»

L’absence de literacy de ces chiffres opaques explique la polémique qui a accompagné cet épisode, l’espace d’un week-end. Une évaluation contradictoire issue d’un site spécialisé dans la statistique des réseaux sociaux a alimenté un soupçon de fraude, alors qu’il ne s’agissait que d’un retard de mise à jour des données (le site a depuis corrigé l’intitulé de la catégorie). Fallait-il voir là un refus de regarder la réalité en face, comme certains l’ont suggéré? Il y avait pourtant d’autres indicateurs, volontiers rappelés aux sceptiques, à commencer par le nombre et la densité des commentaires, qui laissaient peu de place au doute quant à l’ampleur du phénomène.

Mais quelque soient l’abondance et la grandeur des chiffres, comme pour n’importe quel nouveau phénomène social, il convient d’avouer que personne n’est capable aujourd’hui de fournir une évaluation objective de cette manifestation ni d’en mesurer exactement l’importance.

Il faut donc abandonner ici la casquette de l’expert pour coiffer celle du citoyen, et livrer quelques impressions au doigt mouillé, dont l’avenir permettra de vérifier la pertinence. En précisant que mon point de vue est partisan, et que je me compte parmi les opposants à ce qu’exprime cette page (ce qui n’est pas la même chose que de considérer ses contenus comme méprisables, du point de vue hautain de celui qui détiendrait la légitimité culturelle).

Même si je pense que les données chiffrées ne constituent pas des indicateurs suffisants, je suis bien convaincu que nous nous trouvons face à une manifestation exemplaire, significative et probablement annonciatrice de nouveaux équilibres politiques et civiques.

Les faits sociaux ne prennent consistance que dans la perception de leurs effets, auprès de ceux qui en sont les auteurs comme dans les représentations qui leur sont renvoyées. Sous ces deux aspects de formation de communauté et de création de visibilité, la manifestation a rencontré un succès complet, ce qui suffit à lui conférer une portée majeure, voire une dimension à proprement parler révolutionnaire, si l’on en croit Luc Boltanski [1]«Les tâches principales d’un mouvement révolutionnaire sont, d’une part, de susciter des événements propres à mettre à l’épreuve la réalité et, ce faisant, à en dévoiler la … Continue reading.

Plutôt que les indications quantitatives, ce sont les formes qualitatives du dialogue qui doivent guider l’interprétation. La page propose à l’analyse un ensemble particulièrement riche d’interactions, qu’il conviendrait de décrire in extenso, en effectuant le relevé des commentaires, de leurs auteurs et de leurs appréciations. Quels éléments pourrait apporter un tel travail? Je me bornerai ici à quelques notes.

"Le châtiment d'un voleur", L'Œil de la police, 1912 (via Patrick Peccatte).

L’expression haineuse et grossière d’opinions relevant de l’appel au lynchage a choqué les lecteurs peu habitués au style fleuri de la fachosphère. Mais la première chose à relever est qu’il s’agit d’un lynchage virtuel. Faut-il rappeler qu’en d’autres temps, des foules ont assassiné, molesté ou chassé ceux qui étaient désignés à sa vindicte? Rien de tel aujourd’hui. Comme tous les signes échangés sur Facebook, les formes de la colère restent théoriques – et c’est peut-être ce qui explique leur apparente virulence.

A considérer le réseau social pour sa propriété essentielle, sa dimension conversationnelle, peut-on s’étonner que ce qui s’exprime au zinc, dans la familiarité et la chaleur de l’entre-soi, trouve écho dans l’asile d’un commentaire? Deux différences seulement séparent cette expression de sa forme orale: son  archivage écrit et sa visibilité universelle, qui confèrent à la collection des commentaires sa dynamique propre. La fabrication en temps réel d’une conversation aussi étendue donne rapidement à l’exercice une forme d’exaltation bien connue des communautés politiques, qui contribue à faire monter la fièvre.

En contexte, il ne faut donc pas s’arrêter aux excès les plus marqués, mais essayer plutôt d’adopter une vue moyenne. Nous avons appris à interpréter les formes revendicatives quand elles s’expriment de manière ritualisée et organisée, comme les slogans repris collectivement pendant une manifestation. Une collection inorganisée d’énoncés individuels demande un travail d’observation plus développé, mais il est clair qu’il s’agit d’une ressource sans équivalent pour une compréhension approfondie de ce qui anime les populations.

Peut-on imaginer expression plus limpide de la désagrégation du lien social que la revendication de se faire justice soi-même – qui est précisément le contraire de la justice? Maître Eolas nous rappelle gravement que la légitime defense ne couvre pas les atteintes aux biens, et que la justice se doit d’être équilibrée et dépassionnée. Mais ce que disent les soutiens du bijoutier de Nice est plus brutalement qu’ils ont perdu toute confiance dans le fonctionnement normal des institutions supposées donner sens à la vie démocratique. Il n’est pas certain qu’un appel à la raison suffise à les faire changer d’avis.

Alors que le gouvernement remet pour la quatrième fois sur le métier une réforme des retraites qui trahit la parole donnée et confirme la destruction du salariat, alors que tout indique que l’impôt épargne les plus riches et que la rente a repris le dessus, alors que le formalisme républicain n’arrive plus à dissimuler l’abandon des populations par les élites, le principal secours que trouvent aujourd’hui les membres de nos sociétés est celui des solidarités individuelles, familiales ou locales.

A l’ère du démantèlement des systèmes de protection collectifs voulu par la mondialisation, ce qui caractérise aujourd’hui le mieux le ressenti des classes les moins favorisées est le repli sur soi et sur la cellule familiale, comme une réponse pragmatique à la disparition de toute forme d’horizon partagé. Faire justice soi-même, ou plutôt le crier, est-il autre chose qu’adresser à un acteur lointain et indifférent la colère et le ressentiment d’un abandon?

Le problème soulevé par la page Facebook de soutien au bijoutier ne concerne pas principalement internet ou le Front national. Le premier n’est qu’un vecteur, le second un symptôme des tensions qui restructurent l’individuel et le collectif. Face à la réalité de la démission des élites, à la perte de confiance des masses, et aux dérèglements qui se manifesteront dès 2014, année électorale, un million et demi de likes n’est qu’un modeste signal, un avertissement sans frais. Nos dirigeants ouvriront-ils les yeux à temps? La leçon est dès à présent flagrante. Comme l’écrivait le grand historien Eric J. Hobsbawm en conclusion de son magistral Age des extrêmes: «La rançon de l’échec, c’est-à-dire du refus de changer la société, ce sont les ténèbres [2] Eric J. Hobsbawm, L’Age des extrêmes. Histoire du court XXe siècle, Bruxelles, André Versaille, 2008, p. 749.».

Notes

Notes
1 «Les tâches principales d’un mouvement révolutionnaire sont, d’une part, de susciter des événements propres à mettre à l’épreuve la réalité et, ce faisant, à en dévoiler la fragilité. Et, d’autre part,  de rendre possible cette mise en commun des expériences individuelles», Luc Boltanski, « Pourquoi ne se révolte-t-on pas? Pourquoi se révolte-t-on?« , Contretemps, n° 15, 2012.
2  Eric J. Hobsbawm, L’Age des extrêmes. Histoire du court XXe siècle, Bruxelles, André Versaille, 2008, p. 749.

38 réflexions au sujet de « Le voleur et le bijoutier, fable d'une République qui perd pied »

  1. Oui, un symptôme qui ne doit pas être regardé comme simple expression sur le Web mais celui d’une « maladie politique » inquiétante… si l’on ne fait rien pour la soigner et l’éradiquer.

    Merci pour cette analyse (et bravo pour le choix des illustrations !)

  2. +1 pour les illustrations 🙂

    Ton analyse suppose que ce fait divers n’aurait pas suscité un phénomène d’une telle ampleur s’il avait bénéficié de la même médiatisation « avant que la rente n’ait repris le dessus ».

    Est-ce d’une telle évidence? Pour avoir beaucoup fréquenté les zincs :), j’ai le sentiment que les avis définitifs sur les bienfaits d’une justice expéditive ne manquaient pas avant le triomphe du libéralisme.

  3. @ Dominique Hasselmann: Merci!

    @ Thierry Dehesdin: La réponse à ta question est inscrite dans l’histoire. Malgré la banalité de ces opinions, ce n’est qu’aujourd’hui qu’elles prennent la forme d’une mobilisation collective de grande ampleur – et ce n’est qu’en raison de cette manifestation qu’elles suscitent le débat…

    Il est toutefois intéressant d’esquisser des parallèles, comme le suggère mon iconographie (inspirée de Piketty), avec la période qui précède la Première Guerre mondiale, elle aussi marquée par un pic remarquable de la croissance des inégalités…

  4. Ping : l'Entonnoir
  5. Merci pour cette analyse distanciée.

    Lu ailleurs dans un commentaire (pas dans la presse), le rapprochement entre la page litigieuse et les actions de désobéissance civile : un million et demi de personnes ont déclaré publiquement comprendre, voire approuver, un acte qu’elles savent illégal et criminel. Elle ont signé cette forme de pétition, la plupart de leur nom réel et avec leur photo, au su et au vu de leurs relations.

    De telles rébellions se sont déjà produites, en particulier avec le « Manifeste des 343 salopes » déclarant avoir avorté (acte criminel au regard de la loi de l’époque). Elles étaient plutôt jusqu’ici le fait de citoyens engagés, de gauche, et minoritaires.

    Cette implication massive dans le débat citoyen, manifestation virtuelle, est plutôt une bonne nouvelle, même si la cause défendue est plus qu’inquiétante. Reste que que, comme le souligne André Gunthert, se contenter de stigmatiser ou de ridiculiser le geste de ces citoyens (dont le sentiment est certainement majoritaire, aujourd’hui, dans ce pays), ce serait s’interdire d’essayer de comprendre les causes de cette cause, et se préparer des lendemains qui déchantent…

  6. Exemple a contrario : Libération de ce jour, qui remporte haut la main la palme de la bêtise avec son titre à la Une :

    « Décryptage d’une instrumentalisation des réseaux sociaux » (théorie du complot nous voilà)

    Avec un accessit en désinformation :

    « 1,6 millions d’internautes aiment le meurtrier »

    (Mais toujours politiquement correct : le bijoutier est un « meurtrier présumé »)

  7. @ JD: Effectivement, quand c’est Occupy Wall Street ou le printemps arabe, internet est un instrument libérateur, porteur de l’expression révolutionnaire légitime; quand ce sont les causes populo-poujadistes, les mêmes processus sont analysés comme l’émergence d’un « Internet de masse« , un « phénomène inquiétant » ou « l’instrumentalisation des réseaux sociaux »… 😉

  8. Bravo pour cette analyse, parfaite as usual.

    Petit complément d’info : certains de mes amis FB, ont publié un post demandant à leurs amis ayant « liké » la page incriminée de : soit décliquer, soit se retirer de leur liste.
    De mon côté sur mes 278 liens, il y en a 5 qui ont liké. Je les note donc désormais dans ma case « personnes qui réfléchissent peu et ne lisent pas Eolas ».

  9. @ Ksenija: Merci!

    Je n’ai qu’une friend qui a liké la page parmi mes contacts. C’est quelqu’un que j’aime bien et qui n’est pas une écervelée. Sa manière à la fois réfléchie et déterminée de mobiliser ce signalement m’a beaucoup frappé et m’a aidé à prendre ce symptôme au sérieux, je l’en remercie. Elle figure toujours parmi mes amis.

  10. Il faut souligner que la valorisation de l’auto-défense n’est pas un phénomène nouveau : les faits divers des années 1970 qui ont conduit à la création de l’association « auto-défense » par Garaud et consorts le montrent bien. Et il y a avait bien dès cette date un soutien de l’opinion même si les canaux pour l’exprimer étaient différents. je pense donc que connecter à la crise, à la déconstruction des modes collectifs de protection et au creusement des inégalités cette question me paraît une erreur de perspective. je pense beaucoup plus que l’irruption des medias participatifs permet que ce soutien latent sa manifeste avec des expressions de faible intensité (la preuve c’est que dès qu’il s’agit de manifester, et non plus de cliquer sur un bouton le nombre de manifestants n’est pas beaucoup plus important que d’habitude).

    Ainsi, cette page fb ne me semble pas parler de la crise, ni de la perte de confiance récente en la justice ou de tout autre phénomène de ce type mais mettre davantage en évidence la portée des nouvelles prises de position publiques en utilisant ces mass medias collaboratifs que sont devenus les réseaux sociaux.

  11. Juste une précision / rectification:
    « Maître Eolas nous rappelle gravement que la légitime defense ne couvre pas les atteintes aux biens, »
    mais si justement (je le cite citant le code pénal):
    « N’est pas pénalement responsable la personne qui, pour interrompre l’exécution d’un crime ou d’un délit contre un bien, accomplit un acte de défense, autre qu’un homicide volontaire, lorsque cet acte est strictement nécessaire au but poursuivi dès lors que les moyens employés sont proportionnés à la gravité de l’infraction. »

  12. @Michel Roland-Guill: Relisez la phrase que vous citez: « …accomplit un acte de défense, autre qu’un homicide volontaire »

    On peut citer Eolas: « l’homicide volontaire n’est couvert par la légitime défense qu’en cas d’atteinte aux personnes. Il n’y a pas de légitime défense pour le meurtre d’un voleur. »

  13. Qui disait qu’avec internet, désormais, toutes les paroles se valent? Chaque avis est égal. Alors que les opinions de comptoir n’étaient relayées que par quelques journaux d’opinion auparavant, elles s’expriment directement désormais, au même titre que celles qui seraient plus étayées et réfléchies.
    La voix du premier réac sans éducation vaut désormais autant que celle d’Eolas sur un tel sujet, c’est « au lecteur de choisir »…
    Il suffit de lire les commentaires sur le site « yahoo », sous les news, pour cesser d’être étonner par l’ampleur (factice?) du « soutien » au bijoutier.

  14. Pour les visiteurs de passage, une info: ce blog est l’un des plus chics de la blogosphère francophone (et sans aucun doute le mieux illustré). On est conséquemment prié de ne pas salir ses belles colonnes avec du finkielkrautisme de base sur la fin des experts et la distinction qui se perd, ma brave dame…

    (Accessoirement, je viens de confirmer que non, sur internet, comme partout ailleurs, toutes les paroles ne se valent pas… 😉

  15. Remarquable
    Bravo
    Luc
    (ps: le lecteur attentif aura tôt fait de noter que cette succincte réponse, sans atteindre des sommets du chic s’abstient de tout commentaire sur les braves dames, Finkeltruc ou les Experts)

  16. @Luc: Je suis prêt à tout pour une démonstration appuyée sur l’exemple… 😀

    Plus sérieusement, voir mon commentaire n° 7 ci-dessus: qu’on soit sur internet ou pas, il est tout à fait clair qu’il y a des expressions légitimes et d’autres qui le sont moins… Et que ce n’est que dans ce dernier cas qu’on mobilise l’argument du nivellement par le bas…

  17. @André: j’avais bien lu. C’était juste une précision, pas une façon de sous-entendre que l’acte du bijoutier pouvait être qualifié comme de légitime défense. La légitime défense couvre bien l’atteinte aux biens (contrairement à ce que vous écrivez – relisez vous ;-)) bien que dans des limites assez précises (c’est l’intérêt de l’article d’Eolas que de rappeler ces limites et que la loi est affaire de précision, je crois).

  18. @ Michel Roland-Guill: Ok, je n’avais pas compris votre rectification. Il aurait fallu développer en « légitime défense par homicide », mais je crois qu’en contexte, c’est bien ainsi que tout le monde comprend l’expression (ou alors il n’y a pas de raison de s’énerver, non?).

  19. @ André: je ne crois pas que ce soit si évident. Un de mes amis FB écrit par exemple: « Je me tâte pour soutenir le bijoutier niçois. Je suis contre la peine de mort mais pour le droit à défendre sa liberté et ses propriétés. Serai-je mal compris ? » Un autre invoque l’exemple des loups et des brebis dans nos Alpes. Pour beaucoup la loi interdit tout simplement de se défendre et il me semble que beaucoup de likes sont pour revendiquer non un droit de tuer mais simplement de se défendre (ce qui serait, pour eux du moins, une raison de s’énerver). D’où mon souci de précision 🙂

  20. Mon interprétation des « like » :

    Un « like » n’aime pas se tromper ni ignorer. Il dit le vrai, pas autre chose. Il demande que l’état, ses institutions, ses êtres humains qui le font fonctionner expriment la même chose : que le vrai devienne vérité en somme (de la loi, de l’état, de chacun, de tous, etc) ; il suffit d’aimer ce qui est vrai. Ce qui est vrai pour moi est comme (like) la vérité : contraction de la subjectivité (j’ai) et de l’objectivité (raison) en une même et unique signification par la somme des deux. J’ai 1.6 millions de fois raison. 🙂

  21. Je n’ai pas vérifié pour ce cas précis, mais sur facebook on est souvent obligé de « liker » une page pour pouvoir y laisser un commentaire. (C’est le cas, par exemple, de la page de la mairie de ce trou-du-cul du monde qu’est Tordesillas : si on veut les allumer sur leurs « traditions » pourries, on est obligé de liker leur page, d’où grosse hésitation : je like pour les insulter ?).
    À part ça, pour en revenir au fond de l’affaire telle que présentée ici, en effet, parmi mes « contacts » sur facebook, 4 ou 5 personnes ont « liké » la page, venues d’horizons bien différents mais partageant toutes une même méfiance à la fois vis-à-vis de l’État et des multinationales, l’État étant perçu comme un complice de la société de consommation (en gros, quoi). Des centristes, des écolos, etc.
    Assez peu de gens semblent réaliser que ce bijoutier a tué non pas pour se défendre mais pour se venger et, finalement, pour du fric (alors que j’imagine qu’il était assuré, ce n’est pas comme si sa famille allait sombrer dans la misère comme dans d’autres pays où un braquage signifie la clé sous la porte).
    Ils sont encore moins nombreux à réaliser que la prochaine fois, les braqueurs tireront peut-être les premiers et que ce brave petit bijoutier participe à l’escalade de la violence dont pourtant se plaignent ses partisans.
    Bref, une réaction à chaud qui révèle tout de même une identification avec un personnage style Spielberg, un petit bonhomme moyen, rien à signaler, qui va se retrouver devant la machine judiciaire. Eolas souligne bien dans son papier que quoi qu’il arrive, ce monsieur ne fera que peu ou pas du tout de prison (alors qu’en droit, il le mérite). Ce que les gens « comprennent », en fin de compte, c’est la colère.
    Par ailleurs, je n’élimine aucun contact sur les réseaux sociaux, d’abord parce que je m’y balade sous pseudo et ensuite parce qu’il me semble utile de savoir ce que des gens – sous pseudos eux aussi pour la plupart – très divers peuvent bien penser. C’est assez instructif de voir par exemple avec quelle facilité les soraliens recrutent chez des gens qui n’étaient pas vraiment affiliés mais qui sont tout simplement au bout du rouleau et ne croient plus en rien. Chez Anonymous par exemple, il y a sans conteste deux branches, les anars et les libertariens style américain, les premiers soulignant à quel point la vidéosurveillance n’a servi à rien dans cette lamentable affaire, et les seconds applaudissant des deux mains puisqu’ils défendent le port d’armes y compris en Europe (ils ne manquent jamais de citer Burroughs en « oubliant » que ce type a buté sa femme et n’a fait que quelques semaines de prison au Mexique pour ce fait d’armes 😉 ).

  22. // Mais ce que disent les soutiens du bijoutier de Nice est plus brutalement qu’ils ont perdu toute confiance dans le fonctionnement normal des institutions…//

    //Alors que le gouvernement remet pour la quatrième fois sur le métier une réforme des retraites qui trahit la parole donnée et confirme la destruction du salariat, alors que tout indique que l’impôt épargne les plus riches et que la rente a repris le dessus, alors que le formalisme républicain n’arrive plus à dissimuler l’abandon des populations par les élites…//

    //Faire justice soi-même, ou plutôt le crier, est-il autre chose qu’adresser à un acteur lointain et indifférent la colère et le ressentiment d’un abandon ?//

    Pas mieux. Disons alors que les 1500000 « like » sont une mauvaise réponse à une bonne question.

    15 condamnations pour un type de 19 ans qui est allé gagner le taf de sa famille (si on écoute le « grand frère ») avec un fusil à pompe, on a quand même de quoi s’interroger sur l’efficacité de nos institutions. Et de l’éducation donnée par certains parents.

    //Nos dirigeants ouvriront-ils les yeux à temps ?//

    A voir l’énergie que met le Sénat à préserver ses prébendes, c’est mal barré.

  23. Très bel article, si agréable quand on entend tous les jours beugler sans discernement sur le sujet. Je conseille à tous le monde de (re)lire le passage sur le voleur dans la société française au début de « Voyage au bout de la nuit » de Céline, c’est le moment ou jamais.

  24. Il y a un truc sans trop de rapport mais quand même : c’est cette manière qu’ont adoptée nos contemporains (plus qu’elles d’ailleurs) (je veux dire nos contemporaines) de lever le pouce pour nous faire comprendre que notre action est « bien » (genre » jte l’aisse passer parce que tu marches sur les clous », et le piéton te fait un pouce) (on disait « il (ou elle) (c’était assez fréquent) lui a fait un doigt » dans le temps, dans un autre contexte) : le « like » de facebook est du même ordre, je trouve (geste que font aussi, il me semble – je ne regarde que rarement le football- les joueurs de footbal pour marquer (hein) que la passe était bien, ou j’en sais rien) (et j’aime assez l’explication du « like » signifiant « comme » que j’ai trouvé dans les commentaires); j’abonde dans le sens de la république qui perd pied et de l’Etat qui ne fait plus ce qu’il a à faire.

  25. Ce qui peut aussi permettre de comprendre le sens de cette réaction d’approbation numérique phénomènale à laquelle j’ai moi-même eu du mal à croire (pas tant pour le nombre de Likes que pour la vitesse de réaction… et pour la quantité de commentaires) c’est le récit général dans lequel prend place l’événement, somme toute classique, où l’on voit un commerçant tirer sur un voleur. Ce n’est pas qu’un fait divers, c’est la conclusion d’un récit médiatique estival…

    Les médias nous ont raconté depuis des mois des vols de bijoux sur la Riviera, dont le plus important, très ingénieux, a battu les records… et il y a eu aussi les morts violentes à Marseille et en Corse, en série, très médiatisées et qui donnent l’impression d’un chaos général au sud de la France, à tel point qu’en lisant qu’un homme avait été abattu à Ajaccio, il y a quelques jours, j’ai eu l’impression d’un collapse temporel, me demandant si c’était une information ancienne oubliée sur la page du site que je consultais…

    Après Jacques Blondel, le grand-père inconscient mort en voulant arrêter des braqueurs à Marignane, le bijoutier arrive ainsi dans ce qui apparaît aux yeux lointains qui lui apportent leur soutien, comme une histoire qui excède largement le cas de son fait divers particulier. Et il s’inscrit dans cette histoire médiatique comme un justicier, un vengeur, un personnage qui intervient dans une trame narrative « classique » abondamment véhiculée par le cinéma américain… celle de l’homme qui se lève et se révolte contre l’injustice, (à comprendre comme « sans » justice) en s’octroyant le droit de se venger … Ainsi, même si la réalité des faits reste encore à établir, le sens médiatique de l’événement a tout de suite été clair pour beaucoup, dans ce contexte de vols et de meurtres à répétition, Stefan Turk était celui qui avait dit Stop ! Comme dans un film d’action…

    Les commentaires de cette page, matériau très intéressant à étudier (et très énervant à lire) sont pour la plupart dans le registre de la libération finale d’une frustration accumulée par des « parents honnêtes » ou des « petits propriétaires » qui se sentent victimes de l’Etat … et font de ce « héros » le vecteur d’une expression enfin libérée et longtemps limitée à la sphère privée et aux chaînes de mails … ce qui revient beaucoup d’ailleurs ce sont les figures imaginaires de l’assisté et du récidiviste, chouchous d’un Etat trop gentil, si bien campées par Sarkozy… et si bien rentabilisées par Le Pen…

    Mais le plus grave selon moi, et c’est passé un peu inaperçu, c’est que Valls, ministre de gauche, dans la lignée de Sarkozy, à force de commenter les faits divers comme un badaud, en se mettant du côté des victimes exclusivement et en valorisant les actes de justice solitaire, a fini par donner un blanc-seing aux justiciers potentiels… Je ne dis pas que le bijoutier a écouté Valls, mais enfin, c’est un propos extrêment choquant de la part d’un ministre de l’intérieur et il lui indique clairement la direction dans laquelle il est allé : c’est aux citoyens de faire preuve de bravoure !
    Voilà ce qu’il disait à la suite du fait divers de Marignane (rappelons que Jacques Blondel avait sa petite-fille très jeune et sa fille dans sa voiture lorsqu’il s’est lancé à la poursuite de deux braqueurs…)

    « Je rends hommage au courage de cet homme. Ce qu’il a fait doit imposer le respect. Il faut se lever, dire que ça suffit, que tout cela est insupportable. Cette violence ne peut pas être banalisée, elle est présente dans notre société depuis trop longtemps. (…) [Les responsables doivent être sanctionnés] à la hauteur du crime lâche et intolérable qu’ils ont commis. »

    (http://www.lemonde.fr/societe/article/2013/08/23/valls-rend-hommage-au-retraite-mort-lors-d-un-braquage-a-marignane_3465626_3224.html)

  26. @ PCH: Sans rapport en effet. Les photos d’Abou Ghraib, dont tu dois te souvenir, nous montrent abondamment ce réflexe. Ces images, qui datent de bien avant les réseaux sociaux, suggèrent qu’il n’y a pas de lien entre le geste et le bouton à cliquer – ou alors inverse…

    @ Olivier Beuvelet: Tu as parfaitement raison. Je ne me souvenais pas de cette citation, c’est glaçant.

  27. Il y avait aussi, peut-être, cette citation : « La télévision a une sorte de monopole de fait sur la formation des cerveaux d’une partie très importante de la population. Or, en mettant l’accent sur les faits divers, en remplissant ce temps rare avec du vide, du rien ou du presque rien, on écarte les informations pertinentes que devrait posséder le citoyen pour exercer ces droits démocratiques. »
    Pierre Bourdieu – 1930-2002 – Sur la télévision – 1996, page 18

  28. un million et demi de likes n’est qu’un modeste signal, un avertissement sans frais. Nos dirigeants ouvriront-ils les yeux à temps? La leçon est dès à présent flagrante. Comme l’écrivait le grand historien Eric J. Hobsbawm en conclusion de son magistral Age des extrêmes: «La rançon de l’échec, c’est-à-dire du refus de changer la société, ce sont les ténèbres2».

    Je vous conseille de lire ou relire « PSYCHOLOGIE DES FOULES » de Gustave LEBON 1895 L’époque a changé , les médias aussi, mais la psychologie est toujours la même.
    Que les politiques ne sombrent pas dans la psychologie, mais se donnent les moyens d’ être JUSTES au vrai sens du terme , sortir de l’opinion au risque de « déplaire »

  29. @PCH: Tu sais ce que je pense de Sur la télévision (qui est sur tout, sauf sur la télévision). Ma question, c’est: qui décide de ce qui est pertinent, qui décide de ce qui est le « rien »? (Bourdieu aurait-il oublié de relire La Distinction??? 😉

    @ Roland: Le Bon était un escroc et un faussaire. Sa Psychologie des foules, qui se résume à la thèse du grégarisme, eut un succès considérable (annotée aussi bien par Freud que par Hitler). Elle n’était pourtant que du mauvais journalisme, qui confortait la bourgeoisie dans ses préjugés anti-démocratiques, légitimés par une approche pseudo-biologique. Je recommande plutôt la lecture du dernier ouvrage de Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, au Seuil.

  30. Statistiques sur Slate et Nice-Matin :

    Le profil des « likeurs » par tranche d’âge correspond en gros à celui des inscrits sur Facebook, sauf une nette absence des ados, compensée par une surreprésentation des jeunes (58 % de 18-34 ans, soit plus de 900 000 personnes dans cette tranche d’âge).

    A noter : la proportion des plus de 45 ans est identique (et même légèrement inférieure) à celle des inscrits de cette tranche d’âge sur FB.

    http://www.slate.fr/france/77950/facebook-soutien-bijoutier-nice-portrait-robot-statistiques

    http://www.nicematin.com/nice/exclusif-qui-a-vraiment-like-la-page-facebook-de-soutien-au-bijoutier-de-nice.1449644.html

  31. « (A noter que Le Point m’accorde généreusement la qualité de sociologue, alors que je suis historien. Ce qui est une manière de résoudre le paradoxe: un historien peut-il parler de Facebook?) »

    Oui bien sur! Dans une cinquantaine d’années, lorsque les gouvernements seront tombés au profil des multinationales qui auront « achetées », « sauvés »? les pays en ruines.

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