Suite à une demande de lecteur, je mets en ligne deux articles anciens à peu près introuvables, qui n’ont pas perdu tout intérêt: « La photographie, laboratoire du visible » (1999) et « Une langue commune: photographie au Bauhaus » (2000), parus l’un et l’autre sous forme de préfaces de catalogues.
La photographie, laboratoire du visible
Au cours des années 1920, avec un certain retard par rapport aux débuts de l’entreprise de rénovation des arts plastiques menée par les avant-gardes picturales, quelques esprits avisés s’aperçurent que la photographie pouvait aussi servir d’outil pour la déconstruction de la mimésis. En déployant le catalogue des mises à l’épreuve du visible par la photographie (photogrammes, surimpressions, déformations, photomontages, vues basculées, etc.), László Moholy-Nagy appelait à une grande lessive de nos habitudes visuelles, et défendait une production artistique basée sur l’exploration systématique des moyens mis en œuvre par le dispositif d’enregistrement.
Récusant près d’un siècle d’efforts pour constituer la photographie en instrument « sincère » d’une représentation « transparente », le saut opéré par Peinture Photographie Film de la reproduction photographique à une photographie transcendantale n’a rien perdu de sa force transgressive ni de son caractère importun, qu’il reste nécessaire de neutraliser en le rangeant au rayon des curiosités avant-gardistes, fruit d’une exaltation datée. Pourtant, Moholy mettait le doigt sur une capacité essentielle de l’outil l’enregistrement – toujours présente, souvent exploitée sur un mode ludique, mais jamais encore évaluée à sa juste mesure: par le seul jeu sur les paramètres de la production de l’image, la capacité de la photographie à interroger les fondements même de la représentation.
Par l’ensemble des opérations qu’elle suppose et, au sein des diverses procédures mises en œuvre, des options qu’elle propose (passage de l’espace au plan, transposition des couleurs en valeurs, inversion négative, choix d’un support, d’une optique, d’une profondeur de champ et d’un temps de pose appropriés au sujet, etc.), la photographie constituait dès l’origine un réservoir d’énigmes et de questions adressées au visible – questions dont on retrouve la trace pressante dans les recherches des pionniers, et que seule une conception strictement mimétique de l’image, aidée par une pratique virtuose de protocoles incertains, avait permis de masquer, au moins en partie.
Parmi le catalogue des variations opératoires proposées par Moholy, il n’en était guère qui ne fussent connues dès les premières années de l’exercice du médium: déformations, halos, traînées, surimpression ou solarisation étaient alors répertoriés dans la catégorie des difficultés procédurales qu’il fallait apprendre à maîtriser, ou des ratages qu’il était recommandé d’éviter. Or, malgré le corpus de règles et d’interdits véhiculés par les manuels, il n’était pas rare de voir les praticiens céder à la tentation de l’expérimentation ludique et, dans les marges de l’orthodoxie, pour le seul plaisir d’une mise à l’épreuve de l’outil, de chercher délibérément la surprise d’un brouillage de l’indicialité optique.
Il existe deux grands modèles antagonistes du recours à l’expérimentation. Le premier, dans les sciences de la nature, traditionnellement représenté par la figure de Galilée, se propose d’établir les lois des déterminismes naturels par les moyens d’une observation provoquée, répétable et contrôlée. Le second, inauguré par l’Utopie de Thomas More, dans le champ politique, cherche à tester de nouvelles conditions de sociabilité par leur projection dans l’espace de la fiction littéraire.
Dans le premier cas, si l’expérimentation suppose une posture d’interrogation préalable d’un monde perçu comme énigmatique, elle ne vise qu’à identifier des mécanismes immuables, non à en questionner la validité. Dans le second, au contraire, l’expérience virtuelle d’un monde organisé selon des règles inconnues de la société existante remet en cause des conditions de vie supposées modifiables. Opposés, non quant à leur méthode, mais quant à leurs fins, ces deux modèles expérimentaux permettent de distinguer entre un programme que l’on pourrait appeler (sur le modèle du terme « empirique ») orthopirique (expérimentation en vue de l’interprétation du donné), et un autre, néopirique (expérimentation en vue de la production du nouveau).
Il serait commode, sur cette base, de pouvoir différencier une phase d’expérimentation de la photographie (programme orthopirique) d’une phase d’expérimentation par la photographie (programme néopirique) – distinction qui paraît grosso modo conforme à l’histoire des usages de l’enregistrement argentique. Malheureusement, à la part immuable de la physique, dans la production de l’image, le fait photographique adjoint, dans sa réception, une dimension sociale soumise à de multiples variations.
On peut aisément le vérifier: chacune des principales innovations procédurales du médium a non seulement apporté un progrès dans le confort d’exécution de l’opération photographique, mais aussi introduit des mutations – souvent discrètes, parfois spectaculaires – dans l’iconographie produite. Qu’une modification de la pratique, comme l’invention d’une combinaison optique plus lumineuse (objectif Petzval), le fait de rendre plus aisée la prise de vue en extérieur (procédés secs), ou encore la possibilité de mobiliser une source de lumière artificielle (éclair magnésique), se traduise concrètement par une évolution en terme de gamme de sujets ne semble pas bousculer la logique. Mais ce constat, qui lie indissociablement technique et esthétique, indique que toute forme d’expérimentation de la photographie conduit nécessairement à une remise en question du donné iconographique: à une expérimentation par la photographie.
La puissance du médium photographique réside dans sa capacité à ramener la question iconographique à un ensemble de variables techniques. En agissant sur l’un ou l’autre de ces paramètres, comme l’on fait glisser le curseur d’un potentiomètre, dans les plus pures conditions de la méthode expérimentale, rien n’est plus facile que de transformer un instrument de reproduction bien calibré en laboratoire de la représentation. D’où un apparent mystère: dès lors que cette capacité s’inscrit au nombre des potentialités originaires de l’outil photographique, pourquoi faut-il attendre le début du XXe siècle pour en apercevoir la mise à profit?
Sous cette forme, la question est en réalité mal posée. D’une part, on l’a vu, parce que la disposition néopirique est loin d’être absente des préoccupations des praticiens du XIXe siècle – même si, dans ses manifestations les plus visibles, sur le terrain de la curiosité technique comme sur celui de la recherche à visée scientifique, elle semble s’écarter des chemins de la création esthétique identifiée comme telle. D’autre part, parce que c’est précisément ce travail souterrain de la photographie qui a contribué à imposer le recours à l’expérimentation dans le domaine des arts visuels.
Bouclant la boucle, la proclamation de l’usage de la photographie à des fins de déconstruction de la mimésis constitue l’attestation de l’introduction en art des deux modèles de l’expérimentation: le modèle scientifique, et le modèle politique (militer pour une interrogation radicale du visible supposait en effet de renouer avec le site originel de la démarche néopirique; que la redécouverte des capacités expérimentales de la photographie ait été le fait de plasticiens tels Rodtchenko ou Moholy, familiers du mouvement le plus inspiré par le projet révolutionnaire, le constructivisme russe, ne doit rien au hasard).
Signature des effets de la photographie sur les beaux-arts, Peinture Photographie Film enfermait toutefois l’enregistrement argentique dans une situation paradoxale, en attribuant à la plus fidèle servante de la mimésis un rôle majeur dans la déconstruction de l’esthétique classique, et en lui conférant la dignité d’un moyen d’action de l’art en raison de son exclusion de ses territoires les plus nobles. En la renvoyant à sa fonction de laboratoire du visible, Moholy interdisait définitivement la possibilité même de la question de la photographie comme art.
Citation: André Gunthert, « La photographie, laboratoire du visible », Vive les modernités (catalogue d’exposition), Arles, Actes Sud, 1999, p. 31-34.
Une langue commune. Photographie au Bauhaus
En associant deux outils disponibles dans tous les laboratoires du monde – le tube de Crookes et la plaque photographique –, la découverte des rayons X par Wilhelm Conrad Röntgen autorisait tout apprenti physicien à reproduire immédiatement et à peu de frais l’expérience de la radiographie, qui se répandit en quelques semaines comme une traînée de poudre à l’échelle du globe.
La publication en 1925 de Malerei Fotografie Film, le célèbre manifeste expérimental de Moholy-Nagy, aura produit un effet similaire dans l’espace germanophone: en un temps très court, il rencontre un écho sans précédent dans le champ artistique, comme si les conditions de sa réception étaient réunies par avance, comme si tout était prêt pour accueillir ses propositions iconoclastes.
Nous ne faisons que commencer à redécouvrir à quel point la photographie fut chose courante dans les écoles d’arts appliqués allemandes après la Première guerre mondiale. Utilisée avant tout à des fins de reproduction par des étudiants désireux de se constituer rapidement des bases de données graphiques, et ne faisant le plus souvent l’objet que d’un enseignement strictement technique, la pratique du médium constituait à la fois le bagage le plus répandu et une activité de caractère secondaire, à laquelle n’était attachée aucun enjeu artistique. Ce sont ces conditions qui auront permis de faire de la photographie le tube de Crookes de l’avant-garde.
Que nous montrent les épreuves rassemblées des étudiants du Bauhaus? Pour l’essentiel, des reproductions d’œuvres graphiques ou plastiques à caractère strictement documentaire, des enregistrements de l’environnement immédiat des élèves, et des prises de vues récréatives, portraits ou groupes, exécutées le plus souvent sans souci de composition ou de cadrage, comme au petit bonheur la chance. Dans le contexte étroitement normé de l’enseignement des arts appliqués, sur lequel pèsent les exigences accumulées de l’esthétique, de l’histoire de l’art, de la production industrielle et des contraintes commerciales, on comprend à quel point la pratique photographique a pu former à la fois un matériau de base et une sorte de friche, un espace de communication et d’échange autorisant une circulation sans contraintes, un outil aussi fluide et invisible que la langue que l’on parle – non signé, non revendiqué, libre d’usage, ouvert à tous.
Il fallait que la photographie fut cette langue commune pour que puissent s’appliquer les propositions de Moholy. Celles-ci, dont on ne retient souvent que l’aspect technique, reposent fondamentalement sur une extension au domaine visuel de principes communautaristes qui semblent tout droit issus de l’expérience de l’école (et du design): égalité des images, interchangeabilité des lectures. Une épreuve documentaire ne vaut pas moins qu’un tableau; une photographie scientifique peut être lue comme une œuvre d’art. Proposant de modifier moins les modalités de réalisation que l’évaluation des images, il faisait apercevoir à tous les étudiants d’écoles d’art qu’ils disposaient déjà d’un corpus d’œuvres modernes – à la seule condition de transformer le regard qu’ils portaient sur elles.
Citation: André Gunthert, « Une langue commune. Photographie au Bauhaus », Les étudiants du Bauhaus (catalogue d’exposition), Centre de photographie de Lectoure, 2000, n. p.