La consommation immersive, ou la fiction augmentée

Je n’avais pas encore eu l’occasion de regarder la série « Les Sopranos » (David Chase, HBO, 1999-2007). Le décès de l’acteur James Gandolfini m’a incité à mettre cette œuvre au programme du début de l’été, et sa qualité a rapidement entraîné une consommation boulimique en famille. A raison de deux épisodes par soirée, quatre saisons (sur six), soit une cinquantaine d’épisodes, ont été visionnées durant le mois de juillet.

Typique des nouvelles consommations asynchrones de contenus culturels, cette absorption à haute dose a des effets spécifiques. Au bout de plusieurs jours, les personnages de la fiction prennent une densité particulière, et s’insinuent dans le quotidien en devenant des quasi-personnes. En quelques semaines, la connaissance appronfondie de ces figures fait qu’on y pense ou qu’on en discute comme s’il s’agissait d’amis proches ou de membres de la famille.

Cette présence augmentée interroge les limites de la fiction, dont on pressent qu’elle ne doit qu’à une moindre densité informationnelle de ne pas être confondue avec le réel. C’est d’ailleurs l’avertissement volontiers adressé aux gamers frénétiques que de ne plus pouvoir faire la part entre imaginaire et réalité, certains soupçonnant les jeux vidéos d’une emprise particulière.

Une autre expérience immersive m’a montré que ces effets sont moins les conséquences d’une technologie ou d’un support que d’une durée et d’une fréquence d’application. Ma découverte de La Recherche du temps perdu a en effet pris la forme d’une consommation pathologique, et n’a dû qu’à son caractère de chef d’œuvre estampillé d’être admise par mes proches.

C’est à la fin de l’année d’hypokhâgne que notre professeur de français nous avait annoncé la mise au programme de l’œuvre de Proust à la rentrée, avec l’obligation corollaire, pour ceux qui ne s’étaient pas encore acquittés de sa lecture, d’y consacrer les vacances. C’est donc dans un camping des Cévennes que je fis connaissance de Swann, Charlus, Gilberte et Albertine, passant l’essentiel de mes journées à dévorer La Recherche, plutôt que de profiter des distractions estivales, au grand étonnement de ma famille.

Je garde un souvenir ébloui de cette immersion absolue, qui a duré plus de deux mois, et qui m’offrait l’illusion de la plus étroite familiarité avec les personnages du roman. La Recherche étant conçue comme une saga avant la lettre, avec une longueur, une variété et un nombre de personnages comparables à ceux de plusieurs saisons d’une série télévisée, il va sans dire que cette expérience était largement favorisée par la forme même de l’œuvre.

La comparaison de ces diverses consommations immersives permet en effet de mettre en évidence deux catégories de traits: la première, celle des caractères formels de la fiction, parmi lesquels on retiendra sa longueur ou son itération, l’appropriabilité de l’intrigue ou encore l’accent mis sur le rôle des personnages, soit autant de traits dessinant un succédané d’expérience existentielle. La seconde, celle des caractères de la réception, dont la fréquence, la durée ou l’intensité produisent une densité informationnelle proche de l’expérience vécue.

En portant à leur paroxysme les mécanismes de vérisimilitude de la fiction, la consommation intensive témoigne du caractère déterminant des conditions de la réception dans l’interprétation d’une œuvre. Valorisée comme une composante de l’expérience littéraire dans le cas de chefs d’œuvres reconnus, l’immersion sera au contraire décrite comme excessive ou dangereuse lorsqu’elle s’applique à des formes moins légitimes.

4 réflexions au sujet de « La consommation immersive, ou la fiction augmentée »

  1. Netflix, le distributeur américain de films en streaming a décidé de tenir compte de l’effet « boulimie/binge viewing », et produit désormais des séries (de qualité) dont les 13 épisodes sont offerts d’un coup au spectateur (deux belles réussites dans les premières productions NEtflix : « House of Cards » avec Kevin Spacey et, tout récemment, le très très recommandable « Orange is the new black »).
    Parmi la demi-douzaine d’œuvres absolument incontournables produites dans les années 2000, on vous aura certainement recommandé (outre « Les Sopranos »), « Six Feet Under », « Sur Ecoute » (The Wire), « Mad Men », »Breaking Bad » et « Deadwood », qui ont renouvelé à maints niveaux l’écriture de la fiction filmique et donné un coup de vieux au format (désormais perçu comme hyper-compact) du film de cinéma.

    Par ailleurs, il est amusant de noter qu’au moment où l’on accuse la culture de verser dans la consommation « snack » , la télévision est parvenu à introduire avec un tel succès un format comparable aux romans « triple deckers » de l’époque victorienne, mais il faut aussi remarquer à quel point les concepteurs des grandes séries en question ont su renouveler la texture même de la fiction filmique en désobéissant radicalement aux règles de l’écriture hollywoodienne (dont l’origine est sans doute à chercher du côté du « Pilgrim’s Progress » de Bunyan : un héros poursuit un but -interne ou externe- bien identifié, et affronte des obstacles croissants en suivant une trajectoire où les émotions négatives alternent avec les émotions positives jusqu’à la résolution définitive du problème).

    Les nouvelles fictions télévisuelles ont considérablement « flouté » cet arc narratif quasi-immuable que martèlent tous les manuels d’écriture (cf « Story » de McKee,sans doute le plus utilisé aujourd’hui). L »‘impression de réalité » ressentie par le spectateur à la vision de feuilletons comme « The Wire » ou « Les Sopranos » tient beaucoup aux transgressions opérées sur un ensemble de procédés rhétoriques et esthétiques totalement intériorisés par le public depuis des décennies, et qui faisaient du film de fiction hollywoodien un espace clos dans lequel tous les détails se font écho (sur le mode de la métaphore, de la synecdoque et de la métonymie), tous les événements sont annoncés par des signes avant-coureurs (procédé dit du « planting »), et toutes les émotions s’enchaînent mécaniquement en passant du pôle positif au pôle négatif. Cette structure désormais « classique » du cinéma fin de siècle, qui se retrouve à son état le plus académique dans les films de Spielberg et de Pixar induit un sentiment de claustrophobie presque palpable.
    A bien des égards, la nouvelle fiction télévisuelle a fait sauter ce verrou formel et ouvert un espace d’une toute autre nature.

  2. Deux apports à cet article si l’auteur le permet :
    – le constat que, pour les blogueurs par exemple littéraires (si on veut) , la constitution d’une suite de billets est une manière, une possibilité, une accroche possible (les feuilletons – j’en ai trois sur pendant le week end, sans compter les Vases Communicants mais ils sont nombreux partout -, les itérations – Eric Chevillard vient de passer son deux millième triptyque : http://l-autofictif.over-blog.com/, le blog des 807 qui lui est attaché, etc…) qui se rapproche des séries où on prend les mêmes et on recommence (c’est une affaire télévisuelle, il me semble « janique aimé » (?) « au nom de la loi » et autres « destination danger » étaient de la même eau); je ne sais pourquoi mais je pense au traumatisme ou à l’obsession -la compulsion- qui, toujours, nous font repasser par les mêmes cases afin d’obtenir les mêmes effets réitérés (j’ai entendu un type à la radio, il n’y a pas si longtemps – trois jours, France Inter, vendredi soir seize août, « le téléphone sonne » vers dix neuf heures – qui disait (sans rire) (je relate sans citer) que « la preuve que l’addiction aux jeux vidéo n’existe pas c’est que certains joueurs qui passaient vingt heures par jour devant leurs écrans ont été recrutés par l’entreprise de ce fameux jeu vidéo et qu’ainsi ils avaient trouvé un emploi »…) (les trois points euphémisent, mais ce genre de propos donne une drôle d’image de ce type d’humain) (en même temps, dans cette émission, il n’y avait que des hommes : assez bizarrement, mais ce vendredi-là est dans une torpeur estivale propice à dire/entendre n’importe quoi, il me semble);
    – la « nécessité » dans laquelle se trouvent les concepteurs d’expositions (je ne connais que ceux – certains- qui mettent en scène la science, mais on voit bien que cette façon de faire se répand un peu partout dans l’univers de l’exposition, à la faveur probablement, de l’émergence du multimédia dans ce compartiment de la divulgation culturelle) de pratiquer une méthode immersive (« plonger » le spectateur/visiteur/client dans le bain du contenu dont on ne parle que peu d’ailleurs, sans doute n’a-t-il pas d’importance…)
    Je ne sais si je fais avancer le débat (je ne sais s’il y a débat) mais c’est ce que je recherche. Amicalement.

  3. @ Thierry Smolderen: Merci beaucoup pour ces indications! Il faut probablement ajouter aux questionnements sur les options narratives la dimension des contraintes économiques, dont le poids au cinéma constitue à l’évidence un facteur puissant d’encouragement de l’académisme…

    @PCH: Remarque intéressante, merci. On pourrait envisager de distinguer entre consommations structurées, lorsqu’elles sont encadrées par l’organisation de l’offre (circuits commerciaux, valorisation critique, temporalité distribuée…), et des consommations déstructurées, caractérisées par leur absence de référence à un ordre externe et soumises à la tyrannie du désir individuel. Le fait que cette attitude soit acceptée et valorisée seulement dans le cas d’expériences de culture distinguée tend à montrer que la consommation culturelle courante n’est envisageable que de manière contrôlée… C’est également très intéressant de constater que des types de consommation différentes contribuent à la structuration du champ culturel…

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