Au programme ce midi de La Grande Table, émission animée par Caroline Broué sur France Culture, le débat qui agite actuellement le monde des revues de sciences humaines et sociales, pour ou contre l’Open access, ou publication scientifique directe. Avec Antonio Casilli, Mathieu Potte-Bonneville et moi-même (podcast).
Introduction: En SHS, on avait l’habitude de publier des livres. Les revues, c’était de la « littérature grise » pour spécialistes. Et puis a été instituée l’évaluation des chercheurs, basée sur les articles publiés, sur le modèle des sciences de la nature. D’un coup, les revues sont devenues très importantes, parce que l’évaluation, c’est la clé des financements. Aujourd’hui, quand un labo veut couper des crédits, il va se servir de l’évaluation, pour dire: ce programme est mal noté, donc on le supprime.
Mais si les revues sont devenues un outil essentiel, on ne leur a pas donné plus de moyens. Une revue savante, ça ne coûte pas très cher, c’est surtout beaucoup de secrétariat. Ce secrétariat n’est le plus souvent pas payé, il repose sur du bénévolat ou des financements cachés. La rédaction, la correction des articles ou leur évaluation, qui est la pierre angulaire du système, ne sont pas rémunérés. La préparation de copie peut être effectuée par des secrétaires administratives, qui sont payées pour d’autres tâches. On est donc dans une économie du bricolage, une activité qui n’est pas réellement intégrée au périmètre de la recherche publique.
Dans ce paysage, il y trois types d’acteurs, qui n’ont pas les mêmes contraintes ni les mêmes intérêts. Il y a d’un côté les grandes maisons d’édition anglo-saxonnes, spécialistes des sciences de la nature, comme Elsevier, Sage ou Springer, qui sont richissimes, parce qu’elles font payer des abonnements très élevés aux bibliothèques universitaires, en profitant d’une situation d’exclusivité. En face, les outils électroniques ont permis de développer un secteur qui s’oppose à cette marchandisation de la science, et qui regroupe revues électroniques gratuites (OpenEdition) et archives ouvertes (Hal-SHS), ou les chercheurs peuvent reproduire directement leur travaux. Et puis il y a les anciennes revues papier, qui ont progressivement ajouté à leur activité un volet de publication en ligne, sur des portails payants.
Ce sont ces revues qui ont lancé le débat, en refusant les préconisations des instances européennes et du ministère de la recherche de favoriser l’open access. Pour des raisons économiques, ces revues qui continuent à publier sur papier estiment que le web concurrence leur modèle économique. Elles sont donc favorables à un système d’embargo, ou barrière mobile, qui empêche d’accéder aux nouveaux articles pendant une période qui est généralement fixée à un ou deux ans. Elles s’opposent à toute forme de publication gratuite par les chercheurs sur leurs blogs ou en archives ouvertes.
Les chercheurs favorables à l’open access, dont je suis, ont répondu par une tribune qui souligne le caractère de combat d’arrière-garde de cette exigence: « Un savoir enfermé derrière des barrières et accessible aux seuls happy few des universités les plus riches est un savoir stérile, et pour tout dire confisqué alors qu’il est produit grâce à des financements publics. » Mais il faut admettre que cette prise de position sur le fond ne répond pas à la question des moyens que posent les revues institutionnelles. Dans un paysage qui reste gouverné par les politiques d’austérité, le risque existe que l’open access soit instrumentalisé pour diminuer encore le financement public de la recherche.
Les matériaux du débat
- « Les revues SHS et l’Open Access« , lettre ouverte des responsables de revues de sciences humaines et sociales de langue française à la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, à la ministre de la Culture et de la Communication, aux présidents des universités et des grandes écoles et aux responsables des grands établissements de recherche
- « Qui a peur de l’open access?« , tribune, Le Monde des sciences, 15 mars 2013.
- « L’open access: la schizophrénie française« , Eric Monnet, revue Tracés, 8 mars 2013.
3 réflexions au sujet de « Les sciences humaines et sociales peuvent-elles se permettre d’être gratuites? »
Avec les MOOC, pourront-elles encore se permettre de ne pas l’être?
Ne confondons pas gratuité de l’accès et absence de financement. Pour pouvoir offrir l’accès à un massive open online course, il faut de gros moyens! De façon plus large, si l’enseignement universitaire était aujourd’hui assuré comme on fait fonctionner les revues, on dirait aux profs de se débrouiller pour les salles de cours, de chercher un sponsor pour le vidéoprojecteur, et de se faire payer en faisant la quête auprès des étudiants…
Nous sommes nombreux à considérer que l’accès à la publication scientifique devrait, comme l’accès à l’enseignement, être pris en charge par la puissance publique. Mais comme l’Etat ne le fait pas, on navigue entre bricolage institutionnel et parasitage privé, ce qui n’est ni très brillant, ni à la hauteur des enjeux…
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