Mais qu’ils sont décidément nigauds chez Facebook! Voilà t’il pas qu’une fois encore, le réseau social censure le compte du musée du Jeu de paume, sanctionné de 24 h de suspension pour avoir publié une bien innocente étude de nu de Laure Albin-Guillot (voir ci-contre)… Et la direction du musée de sermonner la société californienne, qui n’en est pas à sa première bourde: « Ne pas différencier une œuvre d’art d’une image à caractère pornographique est un amalgame douteux mais surtout dangereux ».
Eh oui! Quoi de plus simple que de différencier une œuvre d’art d’une image à caractère pornographique! Ce n’est pas un musée qui commettrait pareille erreur! Par exemple, « L’Origine du monde », exposée aujourd’hui au musée d’Orsay avec les honneurs dus à une œuvre d’avant garde, n’a jamais été une fantaisie pornographique commandée par un riche amateur, et soigneusement cachée pendant plus d’un siècle aux regards – ce qui, pour un manifeste, est évidemment une ruse habile…
C’est en effet l’histoire de l’art qui nous apprend que la pornographie est moins affaire de sujet que de regard, et qu’un sein ou un cul peuvent très bien être exposés aux yeux de tous, pourvu que certains codes les préservent de la grossièreté. En un mot, savoir si un nu est de l’art ou du cochon est essentiellement affaire de contexte. Quand l’œuvre sort de l’abri que lui offre le musée, et qu’elle perd le précieux passeport qui permet de l’identifier comme Vénus ou comme Lucrèce, qui sait ce que le vulgaire y apercevra…
La meilleure preuve nous est fournie par Paris-Match qui, prétendant avoir retrouvé la tête de l’Origine, n’ose pas montrer le tableau de face, mais le publie en travers, soigneusement recouvert d’une titraille vertueuse qui voile ce qu’il faut du sexe offert. Les éditeurs du magazine ont bien sûr pensé que leur publicité allait se retrouver sur un kiosque ou un cul de bus, exposée à des regards innocents ou effarouchés. Il faut dire que l’œuvre de Courbet, même sous l’anesthésie de la cimaise, n’est pas de celles qui laissent indifférent…
En veut-on une illustration supplémentaire? À lire Laurent Joffrin, du Nouvel Observateur, le dernier opus de Marcela Iacub ne contient pas une once de sexe, entièrement gommé par l’art, tandis que L’Express affiche une lecture plus terre à terre. On en déduit que les lecteurs de l’Obs, plus distingués que ceux de son concurrent, sont protégés de la vulgarité par leur perception exclusivement littéraire, et peuvent être soumis sans risque aucun aux confessions de la Mata-Hari de l’édredon.
Ce n’est donc pas par mépris de l’art, ni par « fondamentalisme obsolète », mais au contraire en toute conscience de l’imprévisibilité des circulations en ligne que les éditeurs de Facebook appliquent la même règle que ceux de Match: le réseau social est un grand melting pot où l’on ne sait jamais exactement où atterrira la bouteille lancée de l’autre côté de l’océan, et où il est tout à fait possible qu’un sein ignifugé par le sens artistique retrouve soudainement sa capacité à émouvoir. On ne peut que se rejouir que les musées investissent les réseaux sociaux. Il leur reste à apprendre que les contenus diffusés iront aussi loin que leur intérêt les portera – et à se souvenir que l’art n’a pas toujours été exempt d’hypocrisie.
11 réflexions au sujet de « Facebook sait-il ce qu'est l'art? »
J’avoue que je ne comprend pas trop le fin mot de votre article : s’agit-il d’un grand « vive la censure » ? Ou peut-être d’un « il faut sauver le soldat Facebook » qui se porte pourtant très bien (en dehors de la bourse) : Facebook ferait bien mieux de se préoccuper du droit à l’image et du fichage (inavouable) de ces utilisateurs.
Vous avez entièrement raison sur l’hypocrisie du monde l’art, au sujet de « L’origine du monde » en tout cas, que nombre de mes collègues philosophes (masculins) lisent de manière très angélique : « c’est la célébration de la maternité ! » et qui font les ahuris quand on leur dit que le cadrage est déjà celui du porno contemporain… Mais, hypocrite, le web l’est tout autant, je ne sais pas ce que Facebook gagne à censurer un sein. Et surtout quel enseignement culturel cela nous renvoie ? Est-ce que le corps est honteux, ne peut-il jamais être montré ? Est-il honteux d’avoir un sexe visuel ? Tout cela m’interpelle… Est-on est trop « civilisé » dans ce monde mondialisé ? Entre parenthèse, la censure de Paris-Match dont personne n’avait parlé jusqu’ici (à croire que personne ne l’avait remarqué, merci de le faire aujourd’hui), m’avait bien fait rire.
Vous dites en conclusion « on ne sait jamais exactement où atterrira la bouteille lancée de l’autre côté de l’océan, et où il est tout à fait possible qu’un sein ignifugé par le sens artistique retrouve soudainement sa capacité à émouvoir. » J’ai envie de répondre « sans doute, et alors ? » ou est le mal : le désir sexuel serait-il source d’angoisse, même pour vous ? Voyons… Le plaisir esthétique est-il incompatible avec le plaisir visuel/sexuel ? Hans Robert Hauss ne parlait-il pas, de façon très connotée, de « jouissance esthétique » ?
Les réseaux sociaux sont un fantastique outil, mais faut-il légitimer toute la politique visuelle de ses entreprises ? Heureusement il arrive que des utilisateurs s’insurgent et il arrive même qu’une de ces immenses plateformes internet prenne conscience de ses actes, je pense à Youtube et de sa réactivité (très insuffisante certes) contre le phénomène du « f(l)agging »…
J’espère que ma réponse ne vous paraîtra pas trop brutale, je respecte votre travail (que je suis régulièrement) mais j’avoue avoir été un peu interpellé par ce billet.
Oui, la question est plus compliquee qu’elle en a l’air! Facebook est aussi pudibond que Match parce que le réseau social est un espace généraliste, comme le magazine (et surtout ses lieux d’exposition). Ces organes généralistes sont habituellement soumis à des demandes de censure émanant de groupes divers, qui paraissent parfaitement justifiées, ne serait-ce que pour protéger nos chères têtes blondes…
Il faut donc bien admettre qu’il existe des contextes d’exposition et des publics différents, et que l’espace social n’est pas tout d’un bloc. Je ne crois pas que le rapport de la société au sexe ait jamais été simple, et il me paraît au choix ou niais ou terroriste de prétendre que l’art puisse abolir comme par enchantement ces résistances… Match ou Facebook nous fournissent justement des exemples qui montrent que les pouvoirs de l’art ne s’exercent pas au-delà de son enceinte, et que les images ont vite fait de reprendre leur liberté…
« il me paraît au choix ou niais ou terroriste de prétendre que l’art puisse abolir comme par enchantement ces résistances… » Mais vous le justifiez par quoi ? C’est votre opinion, mais le débat peut tout de même avoir lieu sans être taxé de terroriste (notons l’utilisation de ce terme dans le contexte politique mondial actuel est intéressante). Après comprenons-nous bien, je ne suis pas spécifiquement en train de défendre la « valeur artistique » d’une image d’artiste à caractère sexuelle, non parce que je nie son existence, mais parce que pour moi le débat ne se situe pas là. La discussion ne porte pas tant sur la « valeur » artistique que sur la politique culturelle autour des représentations érotiques ou pornographiques, en tout cas à caractère sexuel.
Me Emmanuel Pierrat montre très bien comment « nos chères petites têtes blondes » sont instrumentalisés politiquement et cela va même très loin puisque certains groupes de pression utilisent leurs propres enfants pour peser devant la barre (mais je ne retrouve plus l’interview de Pierrat où il parle de ces cas spécifiques).
Vous dites encore « les pouvoirs de l’art ne s’exercent pas au-delà de son enceinte », seulement le musée est un lieu public, et je dirais même « tout public », la mise au tribunaux des commissaires d’exposition de « Présumés innocents » nous prouve bien que la liberté n’est jamais garantie nulle part, et surtout pas dans le soi-disant sacro-saint espace intellectuel du musée, comme nous pourrions le penser.
Nous pouvons également donné l’exemple de la « culture wars » au États-Unis et du financement public de l’art contemporain jugé obscène (l’objet du scandale : Robert Mapplethorpe, entre autres). Ou encore, en Suède, le scandale de 2009 autour du financement public de l’œuvre vidéo de Mia Engberg « Dirty Diaries » ouvertement pornographique…
Mais bon, là encore, j’extrapole, car la question des espaces de visibilité ne me parait plus judicieuse que l’établissement d’une « valeur artistique » des images à caractère sexuel pour entamer le débat. En revanche, la question de la motivation systémique de ce procédé et sa finalité culturelle me paraissent plus intéressantes à creuser.
Au-delà d’une menace contre la liberté d’expression, je pense vraiment que la censure est improductive au regard d’autres moyens intellectuels qui sont d’ors et déjà à notre disposition : la critique, le débat, l’éducation réciproque, etc. Si vraiment une image choque, où est l’intérêt de la mettre en valeur par le scandale, ne vaut-il pas mieux l’ouvrir à la discussion et aux opinions multiples, au lieu de chercher à sensibiliser le débat ? Vous allez me dire c’est que nous sommes en train de faire, certes mais nous le ferons de moins en moins, car l’auto-censure va devenir de plus en plus forte.
http://blogs.rue89.com/cabinet-de-lecture/me-emmanuel-pierrat-voyage-au-pays-des-nouveaux-censeurs
Quel débat? En l’occurrence, je commente la réaction du Jeu de Paume, qui n’a pas l’air de penser qu’il y a matière à débat, tout comme de nombreux contacts qui ont relayé sans discuter la position selon laquelle il n’était pas difficile de faire la différence entre art et pornographie. C’est d’autant plus étonnant que nous venons d’avoir l’exemple d’un discours médiatique symétrique, ou deux journaux, l’Obs et Libé, se sont prévalus de l’argument de l’art pour justifier un choix éditorial qui est surtout un bon coup commercial. Un peu de discernement ne me paraît pas un mauvais préalable avant de brandir les drapeaux de la censure, qui ont beaucoup servi ces derniers temps…
Je suis tout à fait d’accord avec toi, tu as encore une fois repéré et formulé le point sensible…
ce cas est en fait passionnant parce qu’il pointe du doigt une métamorphose récente du monde de l’histoire de l’Art et nous oblige à réagir en montrant où on en est avec cette approche anthropologique des images. Si l’on en croit cet événement, Facebook est cet ignorant génial qui aborde toutes les images en tant qu’image, pure objet visuel, sans leur conférer d’aura esthétique, il se comporte ainsi en véritable anthropologue des images, accordant le même traitement à chacune d’entre elles… En même temps, cette « censure », ou cette approche exempte de moraline, n’est pas très organisée et je crois qu’elle est plus le fait de signalements (dénonciations) que d’ue surveillance automatique… A moins qu’il y ait un détecteur d’aréoles… En tout cas, le jour de la publication du faux scoop de Paris-Match sur « L’origine du monde », l’hebdo avait mis le célèbre tableau, de face, plein champ sur sa photo de couverture, et l’y a laissé quelques heures… je ne sais pas s’il y a eu une censure ou un retrait volontaire, mais cela est passé comme une lettre à la poste… Alors qu’il y a quelques années, un quidam danois s’était vu exclu de FB pour l’avoir en vignette de profil…
http://bit.ly/gcEM6v
Et plus récemment en octobre dernier, c’est La tribune de Genève qui a perdu son compte pour un article sur Courbet.
http://bit.ly/VjPpQV
On avait même pensé que FB avait évolué…. Mystère !
En tout cas sa position n’est pas évidente, où mettre la limite entre ce qui est culturellement acceptable et ce qui ne l’est pas, surtout quand on embrasse le monde entier ? Entre passer pour des puritains et jouer sur la frontière purement culturelle entre le Nu et la nudité… ils ont choisis d’être puritains… D’un autre côté s’ils tolèrent la pornographie, le réseau est cuit…
Finalement, cette censure un peu bête (mais inévitable) ne me choque que dans la forme… elle pourrait être plus claire, mais elle est au moins le fruit d’une approche neutre des images…
Là dessus nous sommes d’accord. La rhétorique du Jeu de Paume n’est pas la bonne, mais il s’agit d’une illustration de la dérive française d’une culture de l’art académique qui se croit plus estimable que les autre, et qui créent de l’opposition entre les catégories (tout aussi construites) de la culture élitiste et de la culture de masse. Pour le Jeu de Paume : « Les réseaux sociaux agissent bêtement », ou c’est faux ils agissent selon une logique que vous avez d’ailleurs expliquer dans votre article, seulement est-ce parce qu’il s’agit d’une logique que la logique est forcément bonne et non-critiquable ? Je ne suis convaincu pas que s’opposer à la rhétorique du Jeu de Paume nous oblige à donner raison à Facebook et sa pseudo-éthique qui vise à rhabiller les nus. Tout comme je ne suis pas sûr qu’il faille trouver pertinent le fait que le Vatican veuille cacher les sexes de la fresque de Michel Ange à la Chapelle Sixtine (quand bien même il s’agit un lieu religieux), et pour moi tout cela relève de la question culturelle : sommes-nous dans un culture qui a peur des corps nus ? De plus, si je trouve absurde (comme vous) le fait de penser que « Facebook ne connaisse rien à l’art », est-il aussi absurde de se demander pourquoi Facebook ne prend pas le temps de discuter avec l’utilisateur de ses intentions avant de suspendre son compte, ou ne prend pas le temps de s’intéresser à l’histoire et à l’analyse des images : n’y a-t-il vraiment aucune possibilité que les salariés de Facebook prennent 5min de temps pour faire une vérification sur Google (à défaut de se plonger dans les livres) ?
Mentionner peut-être le site web du Jeu de Paume :
Laure Albin Guillot (1879-1962) : l’Enjeu classique
expo au Jeu de Paume, du 26 février au 12 mai 2013
« Entre rigueur et sensibilité, esthétique de la sensualité, les photographies de Laure Albin Guillot explorent, cherchent et provoquent un renouvellement du champ photographique de l’entre-deux-guerres ».
http://www.jeudepaume.org/index.php?page=article&idArt=1772&lieu=1
DL
Votre réflexion passionnante ne montre-t-elle pas que nous sommes entrés définitivement dans une phase flagrante de prise du pouvoir de l’Internet? Comment peut-on imaginer dialoguer avec les réseaux sociaux? Ceux-ci adoptent la conscience de leurs annonceurs et des groupes de pression.
La plus grande inquiétude ne vient-elle pas moins de la censure que de son renforcement? Nous pénétrons dans une phase paradoxale d’exploitation de nos identités et d’anonymisation de nos contributions. Nous devons progressivement nous soumettre à de nouvelles règles de censure. Nos photographies sont acceptées ou refoulées, mais elles sont vidées de leurs informations / métadonnées; une image kidnappée, bonne à être revendue, détachée de ses origines et de son créateur.
Les constructeurs eux-aussi tiennent à satisfaire toutes les bonnes consciences, Apple vient de modifier apparemment son cahier des charges au chapitre de la morale et fait pression sur les éditeurs d’applications nomades pour supprimer de plus en plus d’images qui nous paraissent bien anodines à nous occidentaux sensibles à l’expression artistique.
Nous devenons des contributeurs bénévoles sous surveillance accrue et je trouve l’attitude d’autocensure navrante.
Pour ce qui est de l’argumentation du site communautaire, évoquer la protection des mineurs est d’une hypocrisie glaciale; je me demande ce que pense un enfant devant des images de guerre, photos d’archives d’agences, photos d’actu, devant la reproduction même du Christ en Croix, la plus grande souffrance que notre civilisation ait représenté, n’est-ce pas à soustraire aux yeux des âmes sensibles?
Les fonds photographiques en ligne vont-ils subir dans quelques mois cette nouvelle censure?
Que nous réserve l’Internet consensuel; une grisaille apolitique et asexuée, peut-être une toile iconoclaste?
La nudité dans le contexte de l’art ne sera alors définitivement que nudité sur la toile.
Le site Figaro.fr, rubrique culture, titre sur le même sujet : « Facebook, expert en art et en photographie » http://bit.ly/10mlOZm mais l’article n’offre pas les finesses sociologiques de CV, il donne quelques éclairages sur le marché arabe et FB.
La lecture est malaisée: des publicités flottent ou clignotent, ce qui rend la réflexion difficile. De quoi rester nigaud!
Bonjour à tous,
Excellent débat sur la liberté d’expression et le concept de « nu » dans l’art.
Je me permets de revenir à l’origine du débat en posant la question de savoir si l’intervention de facebook à l’encontre du « musée du jeu de Paume » peut-être considérée comme une erreur (webmaster peu formé au domaine des arts), une stratégie de rigueur et pudibonde , ou une tentative de médiatisation ?
Si un musée est sanctionné pour une simple reproduction d’une œuvre d’art, je crains que nombre d’autres sites ne doivent être également sanctionnés. J’ai noté par exemple sur le site facebook d’une école d’Art (koronin http://www.facebook.com/photo.php?fbid=10150631238247159&set=a.10150631238222159.405966.743442158&type=1&theater ) la photo du profil étant un cours de modèle vivant avec une femme blonde, dans une position quasi similaire à celle de l’œuvre incriminée, visible, en chair et en os, identifiable. Cette photo est téléchargeable, partageable. D’autre part, la page publie une vidéo d’une étudiante en plein Body Painting (l’étudiante, nue, se peint le corps dans une chorégraphie musicale).
Alors ?
Très active à montrer la vie des ses étudiants dans leur découverte de l’Art, cette page n’a pas été condamnée et j’espère que suite et à cause de mon intervention elle ne le sera pas.
L’existence de cette page (l’école d’Art Koronin ne semble pas souhaiter correspondre aux critères de discrétion, de pseudo pudibonderie qui apparaissent de plus en plus prévaloir sur Internet – on se souvient de la pipe de Tati, transformée en petit moulin) poserait autrement la question de la censure pour certains mais pas pour d’autres, de son aléas au regard du webmaster un peu comme si elle faisait office de taxe à la tête du client.
Si l’on devait supprimer /interdire la visualisation de toutes les œuvres d’Art présentant des parties intimes – masculines et féminines – de nos églises, musées, places publiques, télévision (entre autre avec la ‘ pub ‘ et l’exhibition de « l’origine du monde » et ses ‘gros plans’ NB. : et l’on ergote pour un sein) – tout ne serait plus qu’un désert artistique et le monde de l’art stagnant au pré-hellénistique.
Quelle belle hypocrisie, par contre le fait d’en parler n’est’ il pas un bien dans la prise de conscience de notre environnement artistique ? »
Les commentaires sont fermés.