Comment "Zero Dark Thirty" écrit l'histoire

Comment s’élabore le sentiment de l’histoire? Celui qui fait basculer notre perception du présent de l’événement vers la distinction historique? Zero Dark Thirty de Kathryn Bigelow fournit un exemple précieux pour répondre à cette question.

Jusqu’à ce film, la « guerre contre le terrorisme » chère à George W. Bush ne m’apparaissait pas du tout comme une guerre. Des actions dispersées et incohérentes, une nébuleuse désignée par commodité sous le nom d’Al Quaida, mais ni fronts ni batailles, un chef invisible et à peu près muet, un théâtre d’ombres, des enjeux insaisissables, une temporalité éclatée par le traitement médiatique…

Zéro Dark Thirty commence par réorganiser tous ces éléments. Il crée une timeline: le film s’ouvre sur le 11 septembre 2001, se clôt sur l’exécution de Ben Laden en 2011. Exit la guerre d’Irak, hors sujet. Exit la question de savoir pourquoi des avions s’abattent un beau jour sur les tours jumelles. Exit l’interrogation sur la portée de la disparition de l’ennemi public numéro 1. On a des bornes stables, comme 14-18, et ce qui se manifeste entre les deux, comme les attentats de Londres ou celui de l’hôtel Marriott, semble du coup s’inscrire dans la continuité d’une action déterminée. La manipulation de la temporalité apparaît comme le premier outil, simple et puissant, de l’écriture de l’histoire.

Un deuxième outil est la mise en série par comparaison. Pour identifier comme une guerre un conflit atypique, il convient de privilégier les facteurs qui permettront de reconnaître le film comme un film de guerre, en particulier les actions militaires, mais aussi la manifestation de l’antagonisme des belligérants. Le rôle des scènes d’ouverture sur la torture, qui remplissent parfaitement ces fonctions, apparaît dès lors plus clairement. La magnifique clôture en forme de shoot´em up par les Navy Seals, avec ses hélicoptères et sa technologie dernier cri, forme l’indispensable climax narratif de cette guerre par défaut, où seul un des deux camps porte l’habit militaire.

Une allusion plus subtile, mais tout aussi efficace, est construite par le choix de faire de la CIA le principal opérateur du combat. Les espions mènent la danse: la guerre contre le terrorisme, nous est-il suggéré, présente de fortes analogies avec la guerre froide – un affrontement où manquent certains des caractères les plus représentatifs du fait guerrier, mais qui a bien été désigné comme un conflit historique majeur, et dont les contours sont familiers pour les Américains. Remporter la victoire finale est une dernière signature qui souligne la cohérence globale du dessin.

Un film ne fait pas l’Histoire, diront ceux qui ne jurent que par l’histoire savante. Mais la vertueuse héroïne de Kathryn Bigelow, habitée par sa mission, est-elle si différente de la Jeanne d’Arc façonnée par le grand historien Michelet pour porter l’étendard du nationalisme? L’histoire n’est rien d’autre qu’une stylisation et une mise en intrigue qui confère sa lisibilité à l’événement. En participant à la réécriture d’une réalité chaotique, Zéro Dark Thirty aura puissamment contribué à cette métamorphose.

5 réflexions au sujet de « Comment "Zero Dark Thirty" écrit l'histoire »

  1. Si on considère que l’histoire est, in fine, la version de la « mémoire collective » qui s’est imposée (P. Nora), alors je suis entièrement d’accord avec toi. Pris dans ce cadre, la création d’une chronologie est, en effet, un instrument d’une efficacité redoutable… pour le meilleur ou pour le pire. D’un côté, elle permet de rendre visible des phénomènes ignorés et de complexifier certaines questions; de l’autre, elle peut aussi conduire à de nombreuses simplifications dont une linéarisation et une uniformisation abusives d’une réalité passée qui est toujours chaotique (et qui demeure insaisissable). Je n’en dis pas plus, je n’ai pas encore vu le film!

  2. Même si le film tente de donner une forme plus concrète et classique à cette guerre du terrorisme, un échange à un moment du film marque le basculement d’une guerre contre un ennemi fanatique ne correspondant pas aux cas d’ecoles de la CIA. C’est un dialogue entre l’héroïne et une de ses collègues. Cette dernière pense pouvoir acheter des islamistes pour s’en servir de taupe, l’homme étant vénale, l’argent est son seul véritable dieu. L’héroïne lui répond que cette technique fonctionnait durand la guerre froide, sous entendu l’ennemi ne répond pas à la même logique. Hypothèse confirmé dans la suite de l’histoire quand sa collègue croyant avoir trouvé sa proie est victime d’un attentat suicide.

  3. @ Rémy Besson: Au passage, je note que nous aurons à discuter sur la préférence de Nora pour l’expression (suspecte) de « mémoire collective », au lieu de la notion plus simple et plus précise de « culture »… 😉

    @Hugo: Contrairement à ce que vous pensez, le fanatisme est un vieil attribut des ennemis des Etats-Unis – indiens, nazis, Japonais, communistes, etc… tous caractérisés par une forte empreinte idéologique, qui les pousse le cas échéant au sacrifice individuel. Loin de faire exception dans cette généalogie, le terroriste islamiste apparaît comme parfaitement conforme au modèle.

  4. @André: oui, oui, je suis d’accord pour la discussion sur la notion de « mémoire collective » (qui est effectivement et pour plusieurs raisons à utiliser avec des pincettes).

  5. Si je vous lis bien Zéro Dark Thirty contribuerait à sa façon à mettre en ordre (visuel, narratif, eschatologique) 10 ans de lutte éperdue contre le terrorisme islamiste. Je n’en crois rien, et sans vouloir faire dire au film plus qu’il n’en dit, ou prétendre en savoir plus que n’en sait sa propre réalisatrice, je pense que la proposition de Kathryn Bigelow est d’autant plus stimulante qu’en son fond elle déjoue ce que sa forme laisse voir, forme que pour aller vite on qualifiera de classique même si le finale, lui, ne l’est pas… Ben Laden est abattu, certes, et nous le savons avant que le film commence ; Maya parvient à ses fins, contre les doutes de ses collègues, de ses chefs, et même du Président Himself… Il n’empêche, ce “happy end” de façade ne fait pas de l’entreprise de la traque et de l’exécution de UBL un triomphe, et le fait que Maya ait eu raison contre tous (ou presque) ne lui donne pas raison devant l’histoire – qu’on l’écrive avec un grand ou un petit “h”. Le personnage incarné par Jessica Chastain, sexy comme il se doit mais jamais héroïsé, ne se fait pas plus d’illusion que nous : la mort d’un chef n’entraîne pas de facto que la guerre est gagnée par les uns et perdue par les autres. C’est un fait, comme la destruction des Tours Jumelles rappelée au début. Et si le film accepte de faire de ces “faits” des “événements” ou des “jalons” dans une chronologie, c’est pour mieux les vider de leur substance. Zéro Dark Thirty n’écrit pas une page d’histoire, il étale juste cette évidence dont commencent à se saisir avec effroi les Américains : il ne suffit pas de donner à l’événement une signification pour qu’il en ait une.

Les commentaires sont fermés.