Il n’aura fallu que deux jours pour que le scoop pictural de Paris-Match se dégonfle. Un amateur d’art qui croit avoir trouvé la tête du sexe le plus célèbre de l’histoire de la peinture: la découverte était trop fabuleuse pour être honnête, mais elle aura assuré une des meilleures ventes de l’année du magazine. Outre l’article de l’historien d’art Philippe Dagen dans Le Monde, qui qualifie sans ambiguité de « faux » la démonstration de l’hebdo, un communiqué du musée d’Orsay, qui la traite d' »hypothèse fantaisiste », est enfin venu clore un emballement médiatique de première grandeur. Aucun spécialiste n’est venu à la rescousse de Jean-Jacques Fernier pour soutenir sa reconstitution.
La question la plus intéressante est celle que pose Dagen: « Pourquoi Khalil-Bey [le premier propriétaire de « l’Origine… »] aurait-il accepté d’emporter un morceau et non l’oeuvre entière? » L’hypothèse de la reconstitution d’un tableau composite prend racine dans les suggestions de la culture la plus récente. Si la résolution de l’énigme a des relents de Da Vinci Code, le réflexe de juxtaposition renvoie à la fluidité des images numériques, qui encourage les combinaisons les plus baroques, comme si le paysage visuel tout entier n’était plus qu’un grand puzzle soumis à la fantaisie des logiciels de retouche.
Le mystère le plus étrange reste la cécité des journalistes, qui ont pour la plupart repris – au mieux assorti d’un conditionnel – l’annonce que « L’Origine du monde » « a enfin un visage« . Le savoir-faire de Match, associant « preuves scientifiques », avis d’expert [1]Jean-Jacques Fernier, « l’expert » de Paris-Match, avait repris bénévolement la direction du musée créé avant-guerre par son père à Ornans, ville natale de Courbet, où il exerçait … Continue reading et reconstitution chimérique, ne pouvait berner que les plus naïfs. Nul besoin d’être un spécialiste en peinture du XIXe siècle pour faire le constat que la position respective des corps dans les deux tableaux rendait leur assemblage impossible, il suffisait d’ouvrir les yeux. Un geste apparemment irréalisable pour de nombreux professionnels de l’info, qui se sont bornés à soupeser l’autorité respective des intervenants, en attendant l’avis du musée d’Orsay. Alors que tout le monde répète que nous vivons une « civilisation de l’image », un tel défaut d’analyse paraît préoccupant.
«Pendant un siècle et demi, des spécialistes ont commenté ce formidable pari d’avoir osé portraiturer un sexe de femme», exultait Match, ravi de contredire la doxa en lestant d’un peu de gros bon sens cette vision trop esthétisante. Allons donc! Il s’agissait d’un portrait de femme au complet, c’était tout simplement la maîtresse du peintre, pas de quoi en faire un fromage moderniste! On n’ose penser que c’est cette morale régressive qui a encouragé l’adhésion médiatique. Il faudra pourtant apprendre à se méfier des hallucinations des amateurs, que la maîtrise de Photoshop ne transforme pas en connoisseurs d’un coup de baguette magique.
Paris-Match va-t-il s’excuser d’avoir trompé ses lecteurs? Un tel aveu n’est pas dans la culture de l’hebdomadaire, qui a l’habitude des scoops pour rire et des nouvelles fantasques. En matière d’histoire de l’art, mieux vaut se souvenir que son avis est aussi léger qu’une plume …de perroquet.
Notes
↑1 | Jean-Jacques Fernier, « l’expert » de Paris-Match, avait repris bénévolement la direction du musée créé avant-guerre par son père à Ornans, ville natale de Courbet, où il exerçait la profession d’architecte. Passé sous la propriété du conseil général du Doubs, le nouveau musée Courbet est actuellement dirigé par Frédérique Thomas-Morin. |
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14 réflexions au sujet de « Le fiasco du loltoshop de l'Origine du monde »
Le plus hallucinant: que Pujadas sur son JT national accapare 5mns d’antenne pour ce scoop évidemment suspect.
Vous allez voir que Fernier ne déposera pas sa démission. Il a déjà une réputation foireuse et depuis le temps il n’a toujours pas décidé de changer de métier. Enfin, pour les spécialistes du domaine de l’art dont je fais partie, l’affaire aura été autant un fiasco qu’une boutade assez poilante. C’était très amusant de guetter quel journal télévisé allait se jeter sur l’affaire dès sa publication.
L’emballement médiatique inapproprié a permis que cette journée, la télévision parle deux fois d’art : l’Origine du Monde, qui a en outre offert un sexe féminin à l’antenne des JT, et le coup de marker conspirationniste sur La Liberté de Delacroix, à Lens.
Sinon, ce sont les records ed vente, ou les spectacles de queues devant les exposition spectaculaires.
Et on constate donc quelles sont les conditions pour que l’art soit évoqué dans l’actualité généraliste.
Et encore : c’est de l’art qui a presque toujours au moins une centaine d’années !
Alors, oui, il y a un fond réactionnaire de défiance envers l’art dans les médias. On ne peut pas parler de ce qu’on ne conçoit absolument pas, quand on est journaliste ; juste de ce qu’on conçoit de travers. (il n’y a qu’à voir comment l’économie est traitée…)
Heureusement, il reste le foot !
Une civilisation de l’image, c’est certain, mais qu’est-ce que ça signifie exactement ? Sûrement pas que la presse aborde l’image avec sérieux en tout cas.
Pour que les gens croient une nouvelle incroyable, il faut qu’elle soit séduisante, qu’on ait envie d’y croire. Je vois trois mécanismes à l’œuvre. Le premier, tu fais bien de mentionner le Da Vinci Code c’est le goût du mystère : il y a autre chose dans le tableau que le tableau lui-même, il a une autre signification que ce que l’on voit, etc. C’est piquant, parlant de Courbet, qui n’était pas précisément le peintre le plus hermétique. Alors peut-être y a-t-il ici un simple refus de la peinture de Courbet, qui ne signifie que ce qu’elle présente à voir et presque rien d’autre.
La deuxième raison qui rend l’attribution à tout prix (jusqu’à transformer le tableautin en un très très mauvais tableau) d’un visage à l’Origine du Monde, c’est semble-t-il la gène que provoque ce tableau radical et dénué de prétexte (hors son excellent titre). Ce qui montre que la charge subversive du tableau reste intacte.
La troisième raison de se faire croire à l’histoire du tableau incomplet, c’est le très banal frisson du chef d’oeuvre acheté une misère à un antiquaire : un portrait aimable acquis pour quelques centaines d’euros qui se transforme subitement en pièce de puzzle et complète un tableau archi-célèbre et donc, dont la valeur est plus ou moins incalculable.
Mais bon, il reste ahurissant que tant de gens aient plongé sans commencer par regarder, juste regarder, et se demander si les pièces du puzzle collaient.
Et une autre chose : l’expression de la dame « retrouvée » n’est pas une question indifférente. Associée à l’Origine du monde, elle évoque l’extase sexuelle, l’abandon, la passivité. Ou quelque chose comme ça.
« De nombreux professionnels de l’info,… se sont bornés à soupeser l’autorité respective des intervenants »
C’est comme ça que ça marche. Depuis longtemps.
@ Monier: On s’est effectivement bien amusé sur les réseaux sociaux, où la tonalité était assez différente de celle des médias mainstream, et où les illustrations de Match ont rapidement fait l’objet de détournements et de satires.
@ b, en passant: Parfaitement d’accord, il en va d’ailleurs de même pour les sciences dures. Bonne nouvelle: si les médias n’évoquent que très rarement les sciences sociales, c’est que leur potentiel de sensationnalisme est probablement assez bas…
@ Jean-no: Oui, cette histoire à une structure archetypale aussi nette que le Petit chaperon rouge. Le seul problème est que, comme tu le dis, pour y croire, il faut fermer les yeux…
@ Jacques Bolo: Cette démarche peut s’appliquer quand il n’y a aucun moyen de valider l’information, mais dans ce cas précis, je le répète, il y avait une façon simple et à la portée de tous de vérifier sa validité (certains, comme Johan Hufnagel, de Slate, ne s’y sont pas trompés, en pressentant d’emblée l’arnaque). L’image doit-elle être considérée comme un objet de spécialité ou comme une compétence largement partagée, partie prenante de la culture générale? C’est un vrai débat. On voit bien ici que le fait de réserver son jugement a encouragé la propagation d’une fausse nouvelle…
je réponds à la question de Jundt » pourquoi Pujadas …? et pas que , …parce que sous couvert d’intérêt pour la Peinture, et outre le fabuleux parcours de la toile, reste la fascination pour la sexualité féminine, ce » CONTINENT NOIR « , et quoique ayant vu la toile plusieurs fois, je reste estomaquée par sa puissance, son réalisme audacieux, hors-champ définitivement de l’Histoire de la Peinture …quelque chose de fascinant…
@André Gunthert On est bien d’accord que l’argument d’autorité ne « devrait » s’appliquer que quand il n’y a pas d’autre moyen. Mais ce qui est intéressant, c’est de « constater » qu’il remplace même le jugement des sens de tout un chacun. C’est le principe des Habits neufs de l’empereur.
Et en général, les autorités (même petites) ont moins de sens de l’humour que l’empereur. On se demande donc sérieusement pour qui elles se prennent?
« La question la plus intéressante est celle que pose Dagen: “Pourquoi Khalil-Bey [le premier propriétaire de « l’Origine… »] aurait-il accepté d’emporter un morceau et non l’oeuvre entière?” L’hypothèse de la reconstitution d’un tableau composite prend racine dans les suggestions de la culture la plus récente. »
C’est bien mal connaître l’histoire de l’art, car bon nombre de tableaux de la renaissance furent découpés en plusieurs morceaux, notamment certains de grand peintres comme Raphaël.
Mais ma remarque n’excuse en rien cette affaire. Il est évident d’un simple coup d’oeil qu’il s’agissait d’une absurdité. C’est vraiment scandaleux que certains aient pu y croire une seule seconde!
@Camille: J’avoue avoir manqué la référence à Raphaël dans le cheminement de la réflexion de l’amateur d’art, mais il est vrai que tout s’éclaire quand on y pense… 😉 Plus sérieusement, Dagen rappelle que le format utilisé par Courbet pour l’Origine… correspond à un format standard de l’époque, que l’on retrouve dans plusieurs de ses tableaux. Il aurait peut-être mieux valu commencer par cette constatation avant de faire l’hypothèse d’un composite.
Oui, et commencer sans oublier que cette presse est douteuse. ce n’est même plus du registre d’un marronnier. Si tout le monde a un avis sans avoir jamais lu le moindre ouvrage sur Courbet, reste les spécialistes…
@André Gunthert. « L’image doit-elle être considérée comme un objet de spécialité ou comme une compétence largement partagée, partie prenante de la culture générale? »
Les deux font la paire. Nous sommes tous plongés dans cet océan d’images. Certains n’y voient pas matière à réflexion et se débrouillent très bien pour flotter. D’autres, qui ont pourtant un statut de « spécialistes », coulent comme un bloc de béton. On vient de le voir avec ParisMatch.
Les mass médias traditionnels se sont appropriés une légitimité scientifique au sujet de l’image et prétendent façonner à leur aise la culture générale. Comme les marchés qui prétendent façonner tout aussi confortablement l’économie générale de la planète. Chaque jour ils prouvent que le ridicule ne tue pas.
En attendant merci pour vos cours de natation, je commence à me sentir « spécialiste » 😉
@tijeromebosch: Ravi que ça puisse être utile! 🙂 La linguistique utilise les notions de « vocabulaire passif », pour désigner les termes que l’on est capable de comprendre, et de « vocabulaire actif », pour ceux que l’on est capable de mobiliser. Pour autant que nous vivions dans cette fameuse « civilisation de l’image » (ce dont je ne suis pas du tout certain), nos rapports avec l’image semblent régis par le mode du « vocabulaire passif ». Cela dit, en comparaison de l’approche plutôt favorable de la majorité des organes de presse, la discussion sur les réseaux sociaux a montré qu’il était plus facile pour les individus de s’emparer du sujet et de le critiquer que pour les journalistes non spécialistes. Cette absence, moins d’une compétence proprement dite que d’une autorisation à nourrir son propre jugement en matière d’images en dit long sur la place du visuel dans notre « culture générale » (il y a eu l’an dernier une controverse sur l’abandon de l’épreuve de « culture géné » à Sciences Po , mais à en juger par la médiocrité des journalistes non spécialisés en matière scientifique ou culturelle, cela fait déjà longtemps qu’ils n’ont plus d’autre culture générale que la politique…).
J’ai intitulé « fiasco » ce billet, en étant certain que le démenti du musée d’Orsay, attendu vainement par les rédactions toute la journée du jeudi, allait suffire à inverser la tendance. En réalité, celui-ci est intervenu trop tard (vendredi soir): la première salve avait déjà été tirée, et cette actualité n’a pas été considérée comme étant d’importance suffisante pour que les télés remettent le couvert. A l’exception de celui du Monde, les quelques articles publiés pour manifester l’inversion de tendance ont conservé la structure de l’opposition des positions, sans oser remettre en cause frontalement Match – ce qui en langage journalistique donne « une querelle d’experts« , autrement dit le meilleur moyen de noyer le poisson (ce qui est factuellement faux: il n’y a toujours qu’un « expert », et pas des plus solides, pour soutenir la thèse, tous les autres se sont prononcés contre).
Faut-il remettre des arguments dans la balance? La thèse du nu de la maîtresse de Courbet est particulièrement fragile. L’hypothèse que Joanna Hiffernan aurait pu être le modèle de l’Origine est ancienne, mais comme celle-ci était rousse (ce que Match ne précise pas), ses tenants ont dû arguer que Courbet aurait « banalisé » sa maîtresse dans cette toile licencieuse en lui donnant une toison brune. Or, cette explication ne tient plus dans l’approche Match, puisque la thèse est qu’il s’agissait d’un tableau secret réalisé pour les seules fins privées du peintre. Mais dans le cas d’un portrait fait par amour, pourquoi avoir représenté Jo en brune? Il est difficilement croyable que Fernier ne pose même pas la question…
Son hypothèse du perroquet vient en tout cas répondre à un autre problème posé par le portrait anonyme. Qu’est censée regarder la jeune femme? La représentation de l’extase étant traditionnellement associée aux yeux fermés, l’oeil ouvert de la jeune femme (comme d’ailleurs l’absence de sourire), dans le contexte de cette figuration du visage renversé, pourrait renvoyer de façon plus crédible à l’abondante tradition picturale de la représentation du viol féminin (viol d’Europe, d’Hélène, de Lucrèce, etc…). La femme du portrait est-elle une amante ou une victime? Encore une question soigneusement évitée par l’hebdomadaire…
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