Après une nuit de précipitations sur une région parisienne refroidie, ma timeline se réveille encombrée de flocons. Un réflexe qui accompagne désormais tout phénomène sortant de l’ordinaire (et pas seulement les catastrophes médiatiques, même si cette catégorie d’événement est la seule à générer une attention réflexive sur la production visuelle privée).
Il a neigé. Quoi de plus banal! Pourtant, la timeline le dit, par l’étendue même de son empreinte iconographique, c’est ce préjugé qui tombe à plat. Une première neige abondante, dans les régions où les hivers sont de moins en moins froids, apparaît bel et bien comme un événement conversationnel à part entière. On pourra noter que cette neigeuse floraison concerne beaucoup moins Twitter, plus orienté sur le commentaire médiatique. Nouvel album photo que l’on feuillette avec sa communauté, Facebook est le lieu qui accueille par excellence l’expression des émotions privées, fussent-elle partagées.
Il a neigé. Et la transposition en images de ce phénomène météorologique carillonne un message simple: c’est beau! A l’opposé de la traduction médiatique, qui fait résonner alertes oranges, dangers et risques, mobilisations et ripostes, l’émotion élémentaire qui anime les photographies contredit la thèse bourdieusienne de l’absence de sensibilité esthétique des masses, dont le « goût barbare » ne connaîtrait que la justification fonctionnelle. Oui, le manteau neigeux abstrait les formes, assourdit les sons, déguise le paysage. Et les images déclinent l’éventail de ces métamorphoses, dont le retour périodique n’ôte pas la surprise, la petite magie qui réveille le regard.
Une première neige est aussi un événement particulièrement appropriable. Quand la loi quadrille l’espace public de censures et de menaces, le retour des flocons reste l’un des derniers phénomènes libre de tout copyright. Evénement collectif pour un groupe géographique, il conserve son charme même pour les correspondants éloignés, qui comprennent son attrait et y réagissent amicalement. La neige, dans sa perception régionale de phénomène rare et valorisé, fait partie des faits sociaux que Gabriel Tarde définit par le « sentiment de l’actualité » issu de leur caractère partagé.
Il a neigé. Et en enregistrant les traces de ce phénomène, en les envoyant gonfler la conversation commune, nous produisons, comme un chant choral, l’image collective d’un contentement qui ne doit rien à l’injonction médiatique, le reflet d’un plaisir privé métamorphosé en fait social.
9 réflexions au sujet de « Il neige sur Facebook »
En effet, les amateurs, dont je suis, à cette occasion comme en d’autres, font des photos de ce qui sort de l’ordinaire, qu’il s’agisse d’une catastrophe annoncée ou d’une neige inattendue… et ce partage d’images se fait sur les sites qui correspondent à cette expression… Instagram/FB… Dans le billet que tu cites en lien, je m’intéressais surtout (peut-être à partir d’un mauvais point de départ, trop riche d’éléments et de dimensions multiples) à la notion de « j’y ai été » qui semblait remplacer pour les usagers de ces réseaux sociaux celle de l’objectif « ça a été » privilégiant la mise en scène de leur présence dans la tempête commune plutôt que des « informations » visuelles sur celle-ci… symptôme de la baisse d’influence actuelle du dogme indiciel dont nous parlions jeudi… (source de la vraie crise du photojournalisme) et retour en puissance de la fonction expressive de la photographie… (filtres, cadrages, thèmes humoristiques…) utilisée pour contenir l’événement à partir duquel s’organise ce potlatch visuel… mais en le pratiquant moi-même, hier, je me rends compte, paradoxalement, de la dimension informative du geste de partager cette image-info vernaculaire, « il neige à Paris… » D’ailleurs, ceux qui ont aimé immédiatement l’image d’une rue de Paris enneigée que j’ai postée sur FB sont des correspondants éloignés qui partageaient ainsi un peu de cet événement… auquel j’étais présent comme témoin…
Finalement, je constate que la photographie partagée depuis le smartphone ressemble beaucoup à un propos conversationnel, comme on en tient au téléphone, pris dans les grandes fonctions du langage, informer (avec une part d’incertitude), garder le contact, émouvoir, faire rire avec une blague, enjoindre, demander un geste d’amour (like), exprimer une émotion, voire proposer une réflexion sur elle-même… c’est que fondamentalement, l’envoi d’une photo sur un réseau social depuis un smartphone en fait une sorte de message avec toutes ses modalisations… qui fonde ainsi l’existence d’une source énonciatrice,(« j’y ai été »), et d’un ou de plusieurs destinataires à toucher, informer, émouvoir, interpeller… (le « ça a été » supposé de la photographie n’étant plus qu’une sorte de contenu parmi d’autres…) …
L’énonciation de la photo privée est habituellement très différente du photojournalisme. Ton « j’y étais » est une déclinaison de l’inscription personnelle qui caractérise la photo touristique ( http://culturevisuelle.org/icones/2514 ) et plus généralement la pratique photo privée. Mais en l’occurrence, les formes conversationnelles nous rapprochent des principes journalistiques. Dans la photo d’un paysage enneigé, c’est la dimension visuelle qui reprend le dessus sur la dimension sémiotique. La neige crée un spectacle éphémère, auquel son partage précoce confère une « valeur d’actualité » pour parler comme Tarde, autrement dit une valeur liée à une émotion collective partagée en temps réel. Mettre en ligne la même image deux jours plus tard n’aurait pas la même signification. Dans ce cas précis, c’est donc bien la simultanéité conversationnelle qui donne leur valeur aux images. En ajoutant notre contribution au flux, nous savons que nous jouons à une sorte de jeu collectif, un peu comme un mème.
Et pas que sur Facebook. 🙂
Grosse excitation sur le chaîne Météo. Editions spéciales, ton presque euphorique des commentateurs et « vos photos » légendées (heure de prise de vue, de réception par la chaîne, de mise à l’antenne?). Les meilleurs photos sont commentées et jouent pleinement leur fonction d’illustration.
Et n’oublions pas « vos messages par tweeter pour nourrir l’information. » « Un appel de Bourges: je n’ai pas de neige pour l’instant »
Et cette petite perle, en suivant le lien d’un commentaire sur
« Re-photographie et effet de présent » – http://photimages.canalblog.com/archives/2013/01/18/21697189.html
@André Est-ce que la simultanéité conversationnelle suffit à donner une valeur journalistique aux images?
Une valeur historique à n’en pas douter, mais si l’on rapproche cette simultanéité du billet d’Audrey sur la mèche rebelle de de Gaulle, http://culturevisuelle.org/clindeloeil/2013/01/20/la-meche-rebelle-de-de-gaulle-limplicite-au-service-de-lusage-illustratif/ est-ce que ce ne serait pas précisément l’implicite, le décalage chronologique entre la prise de vue et l’association à un évènement qui va lui donner une signification implicite, qui fait de la photo un élément du discours journalistique?
Même lorsque le temps de la photo est en accord avec l’évènement qu’elle vient illustrer, de nombreux billets de Culture Visuelle ont montré que c’est le contexte journalistique qui va lui associer une signification qui n’était pas présente dans l’instant de la prise de vue. Le général déplace une mèche gênante, il n’est pas accablé par la situation. Idem de toutes les expressions prises à l’occasion d’un meeting qui viendront illustrer, en fonction de l’angle que le journaliste a voulu donner à son article, la fatigue, l’énergie, le courage, le doute etc.
Ici je rejoindrais plutôt Olivier, on est dans le « J’y étais » ou plus exactement dans le « J’y suis ».
Et même lorsque l’on est en présence de reportages, considérés généralement comme le degré zéro du journalisme par la profession, des interviews sur le thème « j’ai chaud » lorsqu’il fait chaud, ou « il y a beaucoup de neige », lorsqu’il y a de la neige, ça devient du journalisme parce que le témoignage est reproduit dans la presse ou à la télé.
Si je continue dans cette logique, c’est la différence entre un témoignage publié dans un blog, et le même témoignage lorsqu’il est repris dans un support d’information. C’est le support qui fait la « valeur d’actualité » au sens journalistique du terme.
@ Thierry: Je ne sais pas si la simultanéité conversationnelle donne une « valeur journalistique » aux photos de neige. J’ai parlé de « valeur d’actualité », au sens que lui donne Tarde. Dans L’Opinion et la foule (1901), celui ci explique:
« J’ouvre un journal que je crois du jour, et j’y lis avec avidité certaines nouvelles; puis je m’aperçois qu’il date d’un mois, ou de la veille, et il cesse aussitôt de m’intéresser. D’ou provient ce dégoût subit? Les faits racontés ont-ils rien perdu de leur intérêt intrinsèque? Non, mais nous nous disons que nous sommes seuls à les lire, et cela suffit. Cela prouve donc que notre vive curiosité tenait à l’illusion inconsciente que notre sentiment nous était commun avec un grand nombre d’esprits. (…) Quand nous subissons à notre insu cette invisible contagion du public dont nous faisons partie, nous sommes portés à l’expliquer par le simple prestige de l’actualité. Si le journal du jour nous intéresse à ce point, c’est qu’il ne nous raconte que des faits actuels, et ce serait la proximité de ces faits, nullement la simultanéité de leur connaissance par nous et par autrui qui nous passionnerait à leur récit. Mais analysons bien cette sensation de l’actualité qui est si étrange et dont la passion croissante est une des caractéristiques les plus nettes de la vie civilisée. Ce qui est réputé « d’actualité », est-ce seulement ce qui vient d’avoir lieu? Non, c’est tout ce qui inspire actuellement un intérêt général. »
Comme un événement commenté par la presse, la timeline de Facebook installe, par la répétition à brève échéance d’un motif, le « sentiment d’actualité » évoqué par Tarde, autrement dit l’importance donnée au même moment au même fait par un groupe étendu de personnes. Le journalisme repose pour une large part sur l’identification de ces motifs (raison pour laquelle la neige constitue également un thème journalistique privilégié), mais les réseaux sociaux, par l’interconnexion d’un grand nombre d’acteurs, sont également à même de manifester la valorisation d’un sujet (voir également la version parodique, qui fait apparaître des sujets autonomes: http://culturevisuelle.org/icones/2570 ).
Comme le montre la comparaison avec un relevé similaire de 2010 (« Premier flocon », par Boulet, rappelé par Audrey sur FB: http://www.bouletcorp.com/blog/2010/11/28/premier-flocon/ ), l’intervention de l’image dans la conversation est un phénomène récent, qui va croissant.
@ André Gunthert : j’ai particulièrement apprécié votre phrase : « Quand la loi quadrille l’espace public de censures et de menaces, le retour des flocons reste l’un des derniers phénomènes libre de tout copyright. »
Il nous faudrait plus souvent de la neige à Paris !
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