Sans qu’il soit possible d’en fournir une évaluation exacte, La Chute d’Oliver Hirschbiegel et Gangnam Style de Psy comptent parmi les œuvres les plus appropriées, détournées, remixées de la période récente. Les deux vidéos ont un point commun: la conjonction d’une langue incompréhensible pour une majorité d’internautes – allemand ou coréen – avec une situation qui parait aisément interprétable – coup de colère du dictateur ou chorégraphie parodique.
C’est cette alliance qui fournit les conditions sémiotiques de l’appropriation. La liberté d’interprétation conférée par l’imprécision du message permet, sur un canevas préétabli, de multiplier les variations particulières inspirées par les circonstances les plus diverses.
Cette caractéristique livre de manière plus générale la clé des usages narratifs du stéréotype – très présent au sein des formes culturelles, mais toujours considéré de manière négative, au nom de la valorisation de l’originalité héritée de l’esthétique kantienne. Les couvertures du magazine Nous Deux [1] Cf. Dominique Faber, Marion Minuit, Bruno Takodjerad, Nous Deux présente la saga du roman photo, Paris, Jean-Claude Gawsewitch éd., 2012. peuvent fournir l’exemple de situations dont le caractère stéréotypé a pour objectif de favoriser une large appropriation, le public visé étant plus désireux de projeter ses fantasmes personnels sur un support ad hoc que de consommer une œuvre originale (voir ci-dessous).
Comme une devinette ou un rébus, le stéréotype comprend une proposition sommaire ou imprécise qui demande à être complétée. Il s’offre au dialogue avec un destinataire dont il attend le concours. La situation de communication qu’implique le recours à une forme stéréotypée est proche de la caractérisation du discours implicite [2] Cf. Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’implicite, Paris, A. Colin, 1998 (2e éd.)., volontairement incomplet et dont l’interprétation repose sur la restitution de la part manquante par le destinataire.
La particularité que permettent d’identifier La Chute ou Gangnam Style, la dimension incompréhensible ou ambigüe du message, peut également être rapprochée des mécanismes d’interprétation des images. Ainsi que le suggérait Roland Barthes, proposant de définir la photo comme un message sans code [3] Cf. Barthes Roland, « Le message photographique« , Communications, n° 1, 1961, p. 127-138., les formes iconiques comportent une marge d’interprétation plus importante que les énoncés linguistiques. Une image nous confronte le plus souvent à un ensemble d’informations ambiguës, comme une langue dont on ignorerait le sens. L’existence de cette marge d’erreur définit l’image comme un type de message particulièrement dépendant de la capacité de projection et d’appropriation du destinataire.
Si toute image ne relève pas du stéréotype, on comprendra en revanche que le stéréotype y trouve un terrain si accueillant. Il se pourrait bien que le soi-disant mystère des icônes du photojournalisme [4] Cf. Robert Hariman, John Louis Lucaites, No caption needed. Iconic photographs, Public Culture, and Liberal Democracy, Chicago Press, 2007. ne soit qu’une application particulière de la narratologie du stéréotype.
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Notes
↑1 | Cf. Dominique Faber, Marion Minuit, Bruno Takodjerad, Nous Deux présente la saga du roman photo, Paris, Jean-Claude Gawsewitch éd., 2012. |
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↑2 | Cf. Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’implicite, Paris, A. Colin, 1998 (2e éd.). |
↑3 | Cf. Barthes Roland, « Le message photographique« , Communications, n° 1, 1961, p. 127-138. |
↑4 | Cf. Robert Hariman, John Louis Lucaites, No caption needed. Iconic photographs, Public Culture, and Liberal Democracy, Chicago Press, 2007. |
4 réflexions au sujet de « Appropriabilité du stéréotype »
J’oublais de mentionner un sommet du genre: l’absorption de La Chute dans Gangnam Style, rencontre aussi improbable qu’éclatante confirmation de la thèse ci-dessus:
Excellente cette collision de La Chute et Gangnam Style. Elle me fait penser au remix britannique de 1942 réalisé à partir de films de propagande, en particulier du Triumph des Willens de Leni Riefenstahl, cf. Lambeth Walk – Nazi Style.
Impeccable! On y entend aussi l’écho des ponctuations sonores des dessins animés de Disney… Une belle piste à suivre!
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