Label qui conserve aujourd’hui son prestige, la French Theory peut être considérée comme la part émergée de l’innovation intellectuelle en sciences humaines et sociales. Maintenir la qualité de la production théorique française risque d’être nettement plus difficile à l’avenir, pour au moins trois raisons.
1) Trop de savoirs
Il est question à l’EHESS d’étendre la durée officielle du doctorat de 4 à 5 ans. En réalité, c’est le master qu’il conviendrait d’allonger. La durée déraisonnable des thèses (6 ans en moyenne à l’EHESS) s’explique entre autre choses par le rattrapage que doivent effectuer les étudiants en termes d’assimilation de connaissances. Contrairement aux sciences dures, où une part importante du savoir se périme, la pratique de la recherche en SHS exige de tenir compte d’une somme toujours plus considérable de travaux tous aussi indispensables les uns que les autres. D’après ce que je peux constater dans mon domaine, il faudrait un master de 4 ans pour pouvoir assimiler l’essentiel des matériaux nécessaires à la bonne conduite d’une recherche approfondie. On retrouve ces deux années manquantes en début de thèse – mais les contrats doctoraux, eux, n’ont pas été allongés, et sont toujours de 3 ans. Sauf rarissime exception, il est aujourd’hui impossible de produire une excellente thèse dans un délai aussi court.
2) L’impasse de l’hyper-spécialisation
La pression du « publish or perish » a désormais contaminé l’univers académique français. Guide principal des évaluations de l’AERES, les publications dans les revues internationales sont devenues l’alpha et l’oméga de la mesure du travail scientifique. Elles-mêmes prises dans une spirale de la représentativité scientifique, ces revues encouragent la production d’un savoir de plus en plus spécialisé. Cette dérive vers la technicité est non seulement un obstacle à une large diffusion des connaissances, mais aussi à l’innovation intellectuelle. Une science qui se fait de plus en plus au microscope est incapable de distinguer les grandes inflexions de la société, et plus encore de dégager de nouveaux modèles explicatifs, qui demandent un certain degré de généralité. L’outil académique excelle désormais à reproduire une expertise de plus en plus fine de savoirs bien balisés, mais n’est pas équipé pour en produire ou en accueillir de nouveaux.
3) La paupérisation de la recherche
Cela fait une génération que la machine académique en SHS survit en régime de vaches maigres. On crie victoire quand on arrive à maintenir des postes. Cet état risque de s’aggraver avec l’entrée en récession programmée de la France. Le message gouvernemental est passé: la recherche ne fait pas partie des secteurs protégés. Lors du dernier conseil d’administration de l’EHESS, les consignes de baisse de 7% des budgets de tous les opérateurs de l’Etat ont d’ores et déjà été intégrées au projet de budget 2013, qui prévoit des économies de 300 K€. L’objectif est de préserver l’emploi, et les mesures envisagées se bornent au traditionnel cost killing. Mais il est clair que si cette politique se poursuit, on verra diminuer les postes et les salaires. L’attractivité déjà faible des métiers de la recherche s’étiolera encore davantage, engendrant un cercle vicieux de baisse des inscriptions en doctorat, suivie par le non-renouvellement des chaires. Seule une politique volontariste de soutien à l’activité scientifique pourrait modifier ce scénario noir. Tant qu’on n’en entendra pas parler, il vaut mieux réfléchir à deux fois avant de commencer une thèse.
14 réflexions au sujet de « No more French Theory? »
Vous avez évidemment raison pour ce qui est des coupes sombres pratiquées par nos sociétés mercantiles dans la recherche en général et en sciences humaines tout spécialement. Cependant exposer ce constat critique sous la bannière de la « french theory » (en acceptant au moins sa pertinence) n’est-ce pas déjà l’inclure dans une vision confusionniste et négative de la pensée européenne et singulièrement française développée aux Etats Unis ? Un peu comme s’affliger et s’indigner des résultats désastreux sur le monde du travail de nos économies européennes en acceptant les critères imposés par les agences de notation « internationales » made in USA.
« Contrairement aux sciences dures, où une part importante du savoir se périme »
Hélas non. Vous répétez un cliché que j’ai maintes fois entendu…
Prenons le cas de mes doctorants. Sortant de son master, il doivent pour leur thèse *(que ce soit pour leur propres développements ou pour la compréhension des articles) apprendre tout un tas de choses qu’il n’a pas vu en master. Cela peut aller de résultats de logique des années 1930 aux algorithmes SAT/SMT les plus récents en passant par des algorithmes de graphes ou d’élimination de quantificateurs des années 1970. On s’en sort à coup de lecture d’articles, d’ouvrages, d’écoles d’été ou d’hiver, ou de directeur de thèse qui improvise un cours.
Ajoutons que la thèse fait 3 ans, et qu’il faut dans ce délai apprendre ce que j’ai raconté ci-dessus, développer des idées originales, les mettre en œuvre dans une implémentation (ça prend du temps, de programmer et débugguer), rédiger le manuscrit, le tout en enseignant et en assistant à diverses formations obligatoires.
@ david duquerroigt: C’est un raccourci, mais il sert à désigner de manière emblématique les enjeux d’un certain type de recherche, car tous les travaux ne sont pas visés de la même manière. De même que la composante formation de l’université conserve son intérêt dans une optique professionnelle, la part la moins innovante de la production scientifique peut perdurer longtemps à l’abri de l’institution. Lorsqu’on dit « French Theory« , en revanche, on comprend que ce n’est pas de cette activité qu’il s’agit, mais d’enjeux plus globaux de compréhension du monde: d’une recherche tournée vers la société, et pas seulement préoccupée d’autoreproduction scientifique.
@DM: Les critères qui s’imposent aux SHS (notamment la durée officielle de 3 ans pour une thèse, qui définit celle des contrats doctoraux) sont issus des sciences dures. Tout le monde sait qu’il faut plus de temps pour une thèse SHS. Est-il oui ou non possible de réaliser une très bonne thèse en 3 ans en sciences dures, de manière régulière et pas seulement exceptionnelle? Dans le cas contraire, ces critères deviendraient totalement anormaux, et la communauté scientifique devrait s’employer à les modifier.
Pour ma part, je le répète, une thèse en 3 ans peut s’envisager, mais à condition d’allonger le temps de formation préalable (ce qui pose le problème du soutien aux étudiants en master, mais aussi la question de quelle rémunération à bac + 10…). Bref, les politiques n’ont que la recherche à la bouche quand il s’agit de proposer des solutions à la désindustrialisation, mais cette option est très théorique et revient dans les conditions actuelles à esclavagiser de jeunes adultes de manière parfaitement hypocrite.
@André Gunthert: Il est rare que les thèses de sciences exactes soient soutenues en 3 ans (d’ailleurs les normaliens bénéficient souvent de 4 ans de financement…). Comme je le disais, il est très difficile, dans ce laps de temps, d’apprendre ce qu’on n’a pas appris en master (et, je répète, en informatique ça peut vouloir dire se mettre au courant de 30, 50, 80 ans de science sur le sujet), de lire les derniers développements, de trouver des idées, éventuellement de les programmer… C’est très court !
Deux différences avec les SHS:
* En sciences exactes, on trouve souvent des moyens de financer la poursuite de thèse via des bricolages.
* L’exigence au niveau du mémoire est moindre. On est bien conscient qu’une thèse sur un sujet constituera très rarement le texte définitif sur ce sujet, et même fort rarement un document important sur celui-ci. On se contente donc d’une mise en forme des travaux scientifiques faits pendant les 3 ans.
Pour répondre précisément à ta question : il me semble très difficile de faire une très bonne thèse d’informatique en 3 ans ; tout le monde est au courant et on bricole pour faire en 4 ans.
Le rythme 3-5-8 a été décidé à Bologne…
@DM: Merci pour ces indications. Wikipedia fournit les durées moyennes suivantes: en sciences dures, entre 2,9 et 4,4 ans; en sciences du vivant, entre 3,4 et 4 ans; en sciences humaines et sociales, entre 4 et 6,2 ans. La dernière catégorie reste visiblement la plus longue (et les thèses de l’EHESS sont dans le haut de la fourchette).
Les 3 ans du doctorat ne datent pas de Bologne, mais de l’introduction de la thèse nouveau régime en 1984… Depuis un quart de siècle, la production scientifique a été abondante. De combien ont augmenté les références nécessaires à un travail qui vise les félicitations? Difficile à dire, mais certainement pas de 0% – comme on pourrait le déduire de l’invariabilité de la durée officielle…
@André: Je ne prétends pas connaître la situation dans l’ensemble des sciences dures ; je connais la situation en informatique, qui est il me semble assez minoritaire et atypique, et ne sais absolument pas ce qu’il en est en biologie, dont les bataillons sont plus importants et qui est très marquée par le publish or perish.
Les informaticiens et les mathématiciens protestent d’ailleurs contre les mœurs bibliométriques (facteur d’impact etc.) importées de la biologie et de la physique !
Je crois que la différence est qu’en sciences exactes, on s’attend à ce que le doctorant poursuive par 1 ou 2 ans de post-doc (bien sûr, ce n’est pas systématique) : le doctorat n’est pas considéré comme sanctionnant une vision profonde et large du sujet étudié.
Tu as raison de souligner que, comme je l’explique parfois, les SHS n’ont pas encore intégré les réformes des années 1980 (thèses longues, HDR traitée comme s’il s’agissait d’une Thèse d’État alors que dans certaines disciplines exactes, c’est une formalité si l’on a un bon dossier de publications…). 🙂
Que l’EHESS s’apprête à allonger la durée officielle des thèses serait un signal profitable pour toutes les universités généralistes comme la nôtre où le dogme des 3 ans est renforcé par l’emprise des sciences dures dans les instances scientifiques.
Les coupes sombres que tu signales à l’EHESS sont à l’oeuvre chez nous avec une intensité plus forte : elles se traduisent directement par une réduction de 10 % cette année de l’offre de formation (suppression de certains cours, réduction de la durée des enseignements…). On va à l’opposé du renforcement des cursus sans lequel une thèse en 3 ans est proprement inenvisageable. Je ne parle pas de la réduction des financements, pour ne pas dire leur disparition car c’est malheureusement une évidence. Dans ces conditions, nous faisons plus qu’hésiter avant d’encourager nos étudiants à se lancer dans une thèse.
Personnellement, je n’ai jamais encouragé un étudiant à se lancer en thèse; au contraire, il vaut mieux qu’il sache dans quoi il se lance avant d’y entrer, et s’il hésite, s’il se pose des questions sur la voie à suivre… qu’il fasse autre chose, et que ne reste en thèse que les étudiants pour qui la recherche est une nécessité.
Ce n’est pas un point de vue élitiste, en ce qui me concerne. Pour moi, la thèse est une orientation professionnelle comme une autre: rien ne sert de la faire si elle ne s’inscrit pas dans un projet professionnel de chercheur; et, si c’est le cas, il vaut mieux ne pas s’y lancer sans financement (sachant que le mode de recrutement de la recherche est la cooptation, et que les marques de précooptation – allocation de recherche, poste d’ATER – auront leur importance dans l’évaluation du dossier), car pour les doctorants non financés, c’est la double peine: pas d’argent, travail à côté, parfois pas de place dans le labo (et donc obligation d’autofinancer ses outils de travail), voire éviction du circuit d’information du laboratoire, et, si ça n’était pas suffisant, des charges de cours moins bien payées et une considération comme étant plus corvéable.
Bref, autant savoir que c’est là qu’on veut entrer, parce que la niche n’est pas plus grande que celle de l’emploi de cadre dans d’autres secteurs professionnels.
D’autre part, je ne cesse de me poser la question: la majeure partie des enseignants-chercheurs a été recruté pour répondre aux besoins d’encadrement de l’université de masse (de ce point de vue, l’EHESS n’est pas concernée, la différence de traitement des écoles et des universités est une des contradictions du système d’enseignement supérieur français, d’ailleurs); or, alors que le nombre d’étudiants diminuent à l’entrée des universités, que devons-nous faire des enseignants-chercheurs qui ont de moins en moins de quoi enseigner? Le recrutement ne peut se poser qu’à l’aune de cette question, politiquement incorrecte.
Non, donc, je n’encourage toujours pas les étudiants à aller en thèse; j’essaie, au démarrage, de construire avec ceux qui semblent avoir la recherche chevillée au corps, comment concilier ce « principe de plaisir » avec un principe de réalité de ce qu’est le métier de chercheur et l’environnement professionnel au sein duquel ce métier s’exerce. C’est parfois une grande désillusion, mais il vaut mieux qu’elle soit préalable qu’ultérieure.
Je plussoie les remarques de DM sur les thèses en STM. Le corpus à apprendre est encore loin d’être acquis au début de la thèse, bien au contraire. J’ai fait de la physique à Genève, le financement était (et est toujours) de 5 années. Et, comme aux US, il convient, en cours de thèse, de passer des examens sur certaines matières.
Sur la durée moyenne des thèses, il conviendrait de distinguer :
– la difficulté intrinsèque d’une discipline (je n’y crois guère)
– les cultures disciplinaires : la thèse vue comme une vision aboutie du monde vs. comme un résumé des premières années de recherche ; ou encore, le nombre d’heure d’encadrement d’un thésard (je voyais ma directrice de thèse quasi quotidiennement)
– les effets de situations économiques différentes. Beaucoup de doctorants en SHS ont un autre emploi (j’en connais de nombreux qui étaient prof dans le secondaire). Dès lors, la durée « moyenne » est fortement rallongée par ces thèses qui peuvent durer plus de 10 ans.
@pablo: La distinction entre « difficulté intrinsèque d’une discipline » et « culture disciplinaire » est artificielle: il n’y a d’autre difficulté que celle des exigences disciplinaires, canon qui s’impose au thésard par l’intermédiaire de son jury de soutenance – et par la pression du marché (en SHS, inutile de penser valoriser une thèse si celle-ci ne dispose pas de la mention la plus élevée, qui s’obtient en collant étroitement aux attentes)…
Concernant les thèses financées, il y a environ 220 thèses soutenues par an à l’EHESS, pour seulement une vingtaine de contrats doctoraux…
Dans mon ex-discipline, les sciences du langage, pour environ 200 thèses soutenues par an, toutes institutions confondues, il y avait 10 postes; les allocataires de recherche (je parle d’un temps d’avant les CDU, mais ces derniers n’ont pas amélioré la donne, ils l’auraient plutôt aggravée) se comptaient au maximum sur les doigts des deux mains. Ça veut dire qu’on fabriquait 190 docteurs par an, pour 10 postes de recherche par an. Dans ces conditions, il serait préférable de n’accepter en thèse que les doctorants financés, et une très faible proportion de très bons éléments non financés (ou, mieux, que l’établissement s’engagerait à financer sur ses deniers).
Mais le pire, c’est qu’on recensait (il y a trois ou quatre ans) un taux d’abandon de 20% des thésards financés; il y a comme un problème, non?
Et je n’entre même pas dans les questions de choix stratégique des sujets, des jurys, les accompagnements totalement hétérogènes d’un labo à l’autre – quand il y a accompagnement.
Il y a en tout cas un effort de rationalisation à effectuer pour une politique de recherche générale en sciences humaines, plutôt que cette jungle diffuse qui broie un certain nombre de jeunes cerveaux. Et on pourra peut-être reparler de French Theory.
On s’améliore, malgré tout, il fut un temps où l’on ne connaissait pas les sujets déposés, où les bibliographies se passaient sous le manteau (j’ai connu), et où les appels à communication de colloque n’étaient pas systématiquement diffusés sur internet et dans des listes de diffusion.
Je me souviens d’avoir entendu, en formation CIES quand elles existaient encore, des directeurs de laboratoire dire clairement qu’il fallait compter trois/quatre ans après la thèse (en sciences humaines) pour espérer avoir un poste: bac + 11-12, au mieux, +14-15, plus réalistement. Mais quid des thésards dont les trois-cinq ans de thèse ne sont pas financés, qui ne sont pas prioritaires ensuite sur les postes d’ATER, et qui doivent bosser au moins à mi-temps pour accéder aux postes de chargés de cours…
Et, contrairement à ce que mon discours peut laisser accroire, je ne suis pas pessimiste: je plaide plutôt pour une évaluation réaliste de l’ensemble de la situation, de manière à ce que les solutions proposées correspondent un tant soi peu à la réalité. Quand on voit par exemple comment le Brésil favorise en ce moment son enseignement supérieur et la formation universitaire en master et au-delà, la politique universitaire de la France laisse songeur.
Si j’avais su, j’aurais fait tout autre chose avant d’enchaîner M2 et thèse : je me retrouve dans une situation difficile aujourd’hui à cause de cet injuste système de cooptation. Merci pour ce message édifiant.
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