J’ai participé cette année à la commission électorale des maîtres de conférences de l’EHESS. L’occasion de se pencher sur la théorie et la pratique des mécanismes de décision démocratiques.
A la différence des concours universitaires, qui désignent des profils et des jurys de spécialistes, les postes ouverts à l’EHESS (4 postes de maîtres de conférences cette année) n’ont pas de fléchage particulier et sont attribués par le vote de l’ensemble de la communauté enseignante (soit environ 200 votants). Une commission d’une vingtaine de personnes qui réunit le Bureau, les membres élus du conseil scientifique et des membres tirés au sort est chargée d’examiner les dossiers et de classer les candidats. Ce classement est ensuite présenté à l’Assemblée des enseignants, assorti de recommandations du Bureau. Le processus électoral panache donc démocratie directe, représentative et tirage au sort.
Le défaut fondamental de la démocratie représentative est apparu rapidement après la désignation de la commission. Membre tiré au sort, donc doté d’une part du pouvoir de classer les candidats, j’ai évidemment été exposé à des pressions et des injonctions en faveur de tel ou tel candidat. Pour être amicales et feutrées, ces pressions n’en sont pas moins représentatives du système de lobbying qui affecte les systèmes démocratiques des pays développés.
Doter d’un pouvoir un petit groupe de personnes les désigne et les expose nécessairement à l’influence. La démocratie représentative, qui fabrique les lobbies, n’a que la vertu à opposer à la force des intérêts privés.
On peut lire actuellement de nombreux éloges du tirage au sort. Mais le mode de désignation des représentants ne change strictement rien au problème. Et l’expérience montre que la vertu ne suffit pas pour résister à des pressions dont le principe est de mettre en jeu des intérêts essentiels. Aucun mécanisme n’est prévu pour corriger ces effets.
La démocratie directe n’est pas pour autant exempte de défauts. A l’EHESS, le petit nombre de postes mis au concours et le scrutin majoritaire (un candidat doit recueillir plus de la moitié des voix pour être élu) confronte les votants à des systèmes de rationalisation des choix, ou vote utile, fortement influencés par le Bureau ou par les disciplines les mieux représentées. Un candidat qui n’est pas soutenu par l’un de ces groupes de pression n’a aucune chance.
Pour ma part, je n’ai pas voté pour les candidats qui m’intéressaient le plus, mais en arbitrant entre ces diverses injonctions pour choisir parmi le sous-ensemble restreint des candidats ayant une chance de l’emporter (soit approximativement une douzaine sur les 104 dossiers présentés au concours). La plupart de ces choix ne me concernent pas directement, j’applique une forme de discipline majoritaire en fonction de l’intérêt supérieur de l’établissement, mais mon intérêt personnel dans l’ensemble de ces opérations est mince. Au lieu de faire appel à mes compétences spécialisées, le vote majoritaire me met en position d’entériner les décisions des groupes de pression.
Au total, ce qui me frappe est l’écart entre la faiblesse des fictions qui définissent l’architecture du processus, comme la compétence universelle ou le désintéressement des électeurs, et la puissance des mécanismes reposant sur l’intérêt particulier, qui déterminent in fine l’élection, alors que leur existence même est niée par le protocole électoral. Une telle différence entre la philosophie d’un système et la réalité de son fonctionnement est-elle défendable? Les mécanismes d’administration participative sur internet, basés sur l’autogestion des opportunismes, présentent de nombreux autres modèles qui semblent à la fois plus satisfaisants et plus efficaces.
6 réflexions au sujet de « La démocratie n'a pas d'intérêt »
« La démocratie n’a pas d’intérêt », n’est-ce pas justement quand elle a perdu ses effets pervers (fascination pour un candidat, effet de clan), quand elle nous fait oublier l’espérance pour ne plus être qu’un choix à peu près rationnel qu’elle prend toute sa valeur ? Vous n’avez pas voté pour vos candidats de cœur, ni n’avez donné dans le piège d’un seul lobby : vous avez donc opéré par stratégie, sans excitation particulière.
Vive la démocratie, qui vous a donné une voix. La démocratie par tirage au sort ne le fait pas. Elle remet au hasard le soin de vous représenter. Mais les dés pipés existent.
Ce qui est intéressant, c’est de voir s’opérer en soi-même la capacité de penser en termes de groupe, dans le cadrage général, presque en dépit de l’apport qu’on peut avoir dans ce même groupe comme individu ; cette opération est un peu similaire à celle qui fait qu’en conseil de classe, quand un enseignant est attaqué (par un des représentants des élèves, ou par un parent d’élève), les collègues font bloc avec l’attaqué, même s’ils sont d’accord avec les critiques exprimées.
Cette voix, qui avait son importance, vous a fait réfléchir comme membre du collectif, et non comme l’électron libre que vous pourriez être par ailleurs ; c’est aussi, d’une certaine façon, la force de la normalisation qui s’est opérée.
Sur un autre point, je me dis qu’un des intérêts de la démocratie représentative, où on délègue à des professionnels de la politique, serait justement cette capacité acquise à résister aux lobbies.
Et puis, juste après, je me dis que non, crotte, ça marche pas non plus.
La constitution de ce type de jury est vraiment très intéressante et je te remercie vraiment de nous faire entrevoir les différents mécanismes qui constituent cette mise en forme de l’école.
Je critique :
– « système de lobbying qui affecte les systèmes démocratiques des pays développés » : je (me) demande si ce système n’agit pas autant sinon plus dans les pays qui le sont moins (développés) et je (me) demande aussi, par la même occasion, si nous autres faisant partie (disons) des pays développés, ne voyons pas les choses uniquement de notre fenêtre. Je réponds oui, mais est-ce légitime?
– « le mode de désignation des représentants ne change strictement rien au problème » : c’est tout de même quelque chose qu’il faudrait tester, le « hasard » a fait que tu sois membre de cette commission, mais dans ces occurrences il n’en est point, de hasard (si tu as été nommé c’est que tu faisais partie de la liste des possibles qui n’est certainement pas constituée au hasard : tous tant que vous êtes étiez des personnes dont on sait par avance qu’elle ont (je ne prends qu’un exemple, dans tes mots) « conscience de l’intérêt supérieur de l’établissement ») : ainsi les membres de cette commission, tout comme toi, se retrouvent-ils à « entériner » un intérêt « supérieur » … Ainsi parvient à ma conscience (mais celle-ci n’est pas d’un des membres de la commission…) que le choix qui est donné à cette fameuse commission n’en est guère un, au mieux par défaut, et qu’on lui demande donc de ne jouer que le jeu qu’on veut bien lui donner à jouer (les différents « on » dans la phrase qui précède, c’est qui ? Ceux qui vous ont nommés : le hasard ??? je ne crois pas… mais la boucle est bouclée, de la même manière-probablement- qu’il est arrivé que tu deviennes membre de cette commission, après avoir été intégré dans le groupe des « possibles »…).
Quant à ton dernier paragraphe, il me semble tenter de faire migrer des dispositifs vers du virtuel qui demanderaient certainement de nombreux aménagements pour se rapporter au réel… (je veux dire que toute la liturgie propre à cette élection – vous distinguer, vous réunir quelque part, vous faire voter, émarger etc. doit, elle aussi, être intégrée à ces pratiques : à voir et à inventer probablement…)
Un peu du mal à formaliser mais quelques réflexions. Je pense que condamner aussi rapidement la « démocratie » est une aimable provocation. Je me demande en particulier si d’autres modalités ne permettraient pas un choix moins sensible aux pressions des « citoyens » (considérés individuellement ou en groupes d’intérêt) :
– Qu’est-ce que cela changerait de votre pratique si le bureau délibérait anonymement, par exemple avec des pseudos sur un forum virtuel? Certes il est toujours possible d’envoyer des signes pour être reconnu, mais ces signes peuvent être sanctionnés (comme dans les jeux de carte, par exemple). Les positions des uns et des autres seraient ainsi de niveau égal et on chercherait peut-être moins à se faire bien voir de la direction ou de tel collègue influent. Les discussions pourraient être tenues secrètes et rendues publiques ultérieurement au vote des « citoyens ».
– Qu’est-ce que cela changerait si c’étaient des personnes extérieures à l’EHESS qui classaient les candidatures? Par exemple 10 personnes nommées respectivement par 10 enseignants de l’EHESS tirés au sort.
– Qu’est-ce que cela changerait si les électeurs étaient eux-même tirés au sort? Ou s’il y avait un vote à partager pour 3 enseignants (les affectations par 3 étant tirées au sort)? Se renseigner sur chacun des candidats demande du temps, et il n’est pas crédible que chacun des 200 enseignants se renseigne sur chacun des 104 candidats! Comment alors se créer un avis personnel ou un avis « désintéressé » (considérant l’intérêt de l’institution)? Il est plus facile de se constituer en groupe d’intérêt, et de promouvoir efficacement un seul candidat. Pour luter contre les groupes d’intérêt, réduire le nombre de votes? J’imagine qu’il y a un juste milieu entre le vote individuel (qui favorise les systèmes partisans par manque de temps d’examiner les décisions offertes) et la décision collégiale (éclairée seulement dans le but de maintenir l’équilibre entre les groupes d’intérêt).
“La démocratie n’a pas d’intérêt”: un tel intitulé un jour de scrutin national doit évidemment être pris with a grain of salt. Concernant le fonctionnement interne de l’EHESS, la tradition veut que nous considérions avec commisération le jury de spécialistes à la mode universitaire. Pourtant, étant donné le faible nombre de postes mis au concours, plutôt que la présidence indique avant l’élection qu’étant donné les choix électoraux de l’an passé, il conviendrait de faire place cette année à telle ou telle spécialité, et plutôt que de mobiliser pour rien des collègues qui s’en remettront de toute façon à l’avis des groupes concernés, ne serait-il pas plus satisfaisant que le Bureau flèche d’emblée les postes et que la décision revienne à des commissions spécialisées? Issu de la tradition transdisciplinaire de l’Ecole, le système collégial, qui avait un sens à une échelle plus réduite, impose désormais un protocole lourd et malaisé, qui devient chaque année plus contraignant en raison de l’augmentation des candidatures, tout en restreignant les conditions d’examen de chaque dossier (c’est notamment la collégialité de l’élection qui interdit pour des raisons pratiques de mettre en place un système d’audition des candidats).
Sur un plan plus général, je constate d’une part que le système de désignation électoral qui constitue jusqu’à aujourd’hui l’alpha et l’omega de la décision démocratique est incapable de penser ses défauts natifs et encore moins d’y remédier. J’observe également qu’il existe aujourd’hui des alternatives testées en termes d’administration collective, qui me paraissent intéressantes précisément parce qu’elles intègrent la notion d’opportunisme dont le système électif ne tient pas compte. Même si cette réflexion ne concerne en rien le fonctionnement électoral de l’EHESS, qui ne sera pas modifié de sitôt, il ne paraît pas absurde de s’interroger sur d’autres principes théoriques que ceux aujourd’hui mis en œuvre. C’est ce que fait par exemple le parti pirate allemand, qui réfléchit à une rénovation des systèmes de désignation à partir des exemples observés sur le web, qui est lui-même un cas d’auto-organisation particulièrement éclairant.
Bravo André pour ta lucidité et pour ta parole libre! La question du lobbying est bien l’une de celles, pour ne pas dire celle, qui est essentielle en « démocratie ».
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