En matière culturelle, l’évolution des sensibilités est un moteur aussi décisif que discret. Comment se modifient nos représentations du monde? Tentative d’auto-analyse.
Associations, groupes de travail, équipes de recherche: je suis un habitué des courriers collectifs. Que je faisais invariablement commencer par la formule de politesse classique « Chers amis » – où le masculin pluriel recouvre, selon la règle grammaticale française traditionnelle, l’ensemble des destinataires, quel que soit leur sexe.
Aujourd’hui, cette formule me pique les yeux. Depuis environ un an, j’opte régulièrement pour d’autres rédactions. Inspirées d’expérimentations québecoises, plusieurs graphies permettent de manifester l’existence de destinataires féminins: avec tirets (cher-e-s ami-e-s) ou majuscules (cherEs AmiEs), la forme entre parenthèses étant visiblement jugée peu appropriée. Aucune n’étant encore standardisée, elles ne paraissent pas très pratiques. Reste l’alternative désormais couramment utilisée dans les discours politiques et autres adresses publiques, qui décline successivement les deux sexes, en commençant bien sûr par le féminin (chères amies, chers amis).
Les conventions protocolaires, qui comptent parmi les formes les plus stables de la culture, sont aussi les indicateurs les plus visibles du changement, lorsque celui-ci les affecte. Les modifications de nos outils de communication dans la période récente ont été accompagnées d’évolutions profondes des formules de politesse – comme le « bonjour » venu des forums, qui se répand de plus en plus dans les courriels, appuyé sur son caractère universel et donc particulièrement pratique, face à la nomenclature complexe de la rédaction traditionnelle. A noter également l’abandon récent du « Mademoiselle » dans les formulaires administratifs, victoire significative de la vision féministe de la discrimination linguistique.
Première chose qui me frappe: le caractère impérieux de l’évolution de sensibilité. Elle s’impose à moi comme une évidence, et rend insupportable l’état antérieur – qui apparaît comme irrémédiablement daté, et dans lequel je ne me reconnais plus. Des écailles tombent des yeux. On ne reviendra pas en arrière. Il n’y a aucun regret, plutôt de la surprise de ne pas avoir perçu plus tôt le déséquilibre de la formule.
En réalité, ce déséquilibre, je le voyais bien – et depuis longtemps. Mais il ne me gênait pas. Protégé par la règle grammaticale apprise à l’école, je privilégiais l’aspect pratique de la solution standard. L’évolution de sensibilité transforme le problème en modifiant la hiérarchie de ses termes. Ce qui me semble aujourd’hui injustifiable est de donner une telle priorité au masculin.
Le fait de m’adresser à des groupes en majorité féminins (et où la sensibilité féministe est bien représentée) est-il un facteur de cette modification de perception? C’est probable. Mais en vérité – et c’est le deuxième point frappant – ses raisons m’échappent complètement. En dehors d’une interrogation volontaire, le mécanisme reste opaque, autosuffisant.
Ce sur quoi il repose est la prise en compte d’un grand nombre de signaux, pendant une durée bien plus étendue que ce que manifeste la modification de mes habitudes de rédaction – partie émergée du phénomène. J’ai bien noté, il y a des années, les graphies québecoises – qui me paraissaient alors la marque d’une affectation ridicule. La valorisation différente de ces informations n’est pas que le résultat de leur répétition. Elle provient de la perception d’un concert: autrement dit de la coïncidence temporelle et de la cohérence harmonique de signaux de provenances diverses, entrés en résonance.
Mon alignement sur ces indications est l’expression d’une conviction profonde. Nul ne m’a forcé à compliquer mes graphies ni à changer mes habitudes. L’évolution de ma rédaction n’est qu’un aspect superficiel d’une croyance structurée, d’un récit global du nécessaire rééquilibrage de la place du féminin dans notre société. Cette conviction nourrit une vision tranchée du monde, qui me permet de distinguer les bons des méchants, et exclut sans espoir de rachat les Yann Barthès ou les Serge Kaganski…
L’évolution de sensibilité manifeste par un saut majeur un processus patient de reconfiguration des hiérarchies qui s’appuie sur une multitude de perceptions et d’opérations de jugement individuelles et collectives. Son caractère impérieux explique qu’on puisse la décrire sous l’angle d’un mécanisme de domination. Mais laquelle des convictions qui nous anime pourrait-elle échapper à cette qualification?
11 réflexions au sujet de « En signe de politesse »
« Reste l’alternative désormais couramment utilisée dans les discours politiques et autres adresses publiques, qui décline successivement les deux sexes, en commençant bien sûr par le féminin (chères amies, chers amis). »
Une méthode naguère utilisée par Desproges devant le tribunal (des flagrants délires) : Françaises, Français, Belges, Belges, …
je vois que dès le premier commentaire, on passe en mode ludique en citant Desproges : visiblement, il reste bien du travail, et pas seulement graphique.
Pourtant, j’ai relu…
je n’ai pas bien cerné votre problème, je n’ai pas compris ce que vous appelez l’évolution de votre sensibilité et ce qu’elle concerne.
Vous évoluez, dites vous, de façon discrète et sensible vers une gène à n’utiliser que des termes génériques masculins (en application des règles grammaticales de notre langue) et vous l’associez à votre sensibilité accrue aux questions féministes ?
je mets un point d’interrogation parce que je ne suis pas sûre de cette analogie.
Mais si c’est ce que vous voulez dire, je me permets de vous faire remarquer que l’emploi des « ami-e-s » etc est drôlement plus sexiste (avec une distinction des sexes marquée), que le générique « amis » qui s’applique à un groupe sans vouloir savoir s’il est composé de femmes ou non.
La véritable question est probablement : le corps de vos messages se distingue-t-il, est-il reçu différemment ou bien doit-il l’être, en fonction du sexe du destinataire ?
Ici par exemple, je ne crois pas que je dois vous comprendre ou vous lire différemment des lecteurs masculins parce que je suis une femme, alors j’estime qu’il n’est pas pertinent de faire remarquer que j’en suis une.
Dans cette optique, je vous en conjure : ne changez pas votre « amis ».
Je ne veux pas être traitée différemment des hommes parce que je suis une femme, je veux être tout pareil, tout le temps.
Maintenant, peut être qu’il y a une différence entre lutter contre le sexisme (dont la fin du « mademoiselle » est une petite victoire) et lutter pour le féminisme (ce qui pourrait expliquer les revendications aberrantes sur notre langue, telle que votre « ami-e-s »)…
J’ai choisi mon camp, et vous ?
@Marie-Anne Paveau: Je vois que dès le second commentaire, on passe en mode police de la pensée… Parfois une petite touche de ludique en dit plus long que nombres de longs discours de colloques qui n’atteignent jamais par leurs sujets les objets qu’ils prétendent décrire. Et faire un tel procès à une utilisation astucieuse de la « méthode de Desproges », ce serait oublier ce grand moment que fut le réquisitoire sur Gisèle Halimi en 1982 qui fait certainement passer bien plus de choses par l’humour en quelques minutes qu’une grande poignée de tracts jetés aux vents. D’ailleurs, payons-en nous une tranche : http://livraie.blogspot.fr/2009/02/requisitoire-contre-gisele-halimi_6701.html
Quand j’étais petit(e), mon instituteure me le disait déjà: en français, le masculin et le (la) neutre (neutre) c’est pareil(le).
(mon zizi de neutre va bien, merci).
Arrêtons de ne pas manger de lard le vendredi pour certifier et attester de nos pensées catholiques, apostoliques et romaines (vérifié par le/la curé(e), arrêtons tout(e) ce(tte) bazar(e) politiquement correct(e) et/ou douteux(se).
Assez de pseudorthographe, des actes!! comme disait une sapeuse-pompière de mes ami(e)s.
Veuillez agéer, cher(e) André(e)……
Bonjour, pour ma part, je crois que ce que pointe d’abord ce billet est un processus dont l’évolution de « l’orthographe genrée » est pris comme exemple.
Qu’est-ce qui a fait que des « graphies québecoises [notées il y a quelques années] »et qui « paraissaient alors la marque d’une affectation ridicule » (pour reprendre les termes du billet) sont aujourd’hui devenues l’habitude? rendant par la même occasion « insupportable l’état antérieur – qui apparaît comme irrémédiablement daté, et dans lequel je ne me reconnais plus »?
Est-ce simplement un changement d’opinion de l’ordre de la lubie? ou correspond-il à un lent processus de déplacements infimes, lents, collectifs, choraux quant aux consensus culturels communs (dans notre exemple, sur l’expression du féminin/masculin pour s’adresser à un groupe)?
C’est cette annotation post-it, si on me permet l’expression, qui a mon avis fait l’objet de cette fixation par écrit.
L’affectation ridicule a semble-t-il de beaux jours devant elle…
Les québécois(es) nous (nous, les français(es)) donnent souvent de géniales leçons de français (la langue (c’est masculin ça?)) pour ce qui est de la chasse au vocabulaire franglais, mais avec des tournures calquées de l’anglais comme une traduction googlesque…
Je crois indispensable de rester disciple, disciple de maîtres, maîtresses à penser aussi monumentaux, monumentales que Pierre Desproges.
@ Audrey: Merci d’aider à clarifier ma pensée tortueuse…
@Kahazara: Vous avez bien compris l’essentiel. Je suis conscient du paradoxe que vous soulignez, et de l’accentuation sexisante de la redondance. « Je ne veux pas être traitée différemment des hommes parce que je suis une femme » est aussi une formule qui exprime parfaitement le paradoxe auquel nous confronte les usages – pas seulement linguistiques – de la société. Il faudrait un neutre, je serais heureux de l’employer, malheureusement, le français n’en comporte pas – le masculin y est utilisé comme neutre par défaut et par convention. Mon problème est que j’ai cessé de percevoir « chers amis » comme un neutre: je ne le lis plus que comme un masculin. Il me paraît donc inadapté pour les usages collectifs.
Pour ce qui est du corps de mes messages, il faudrait poser la question à mes destinataires, mais je n’ai pas l’impression que ces formules protocolaires y changent quoique ce soit. Encore une fois, personne ne m’a demandé de compliquer mes usages. Je prends acte d’une évolution qui s’impose à moi.
Comme l’a bien noté Audrey, ce qui m’intéresse dans la note ci-dessus n’est pas seulement le symptôme en lui-même, mais comment il se produit. Ce que je perçois, c’est qu’il s’agit moins ici d’un choix rationnel que d’un déplacement irrépressible. Je ressens mes expérimentations rédactionnelles comme des pis-aller, mais ce sont des tentatives pour répondre à un impératif supérieur. Ces manifestations qui n’apportent qu’une réponse imparfaite sont pourtant le signe d’un déplacement qui est lui plus satisfaisant que le statu quo ante…
@Transgenre: Je suis sensible à la dimension comique de l’espèce de bégaiement lexical qu’impose le respect de l’expression du genre. Toutefois, limiter la discussion à des persiflages linguistiques (comme on a pu le voir également lors du débat autour de la suppression du « Mademoiselle ») serait passer largement à côté du problème, qui est celui de l’équilibre des droits dans la société. Comme le montre la mention de votre « zizi » à laquelle vous porte irrépressiblement la description d’une structure grammaticale, l’empreinte de la domination masculine est bel et bien inscrite dans la langue. L’important n’est évidemment pas de faire évoluer seulement les institutions du langage, mais les représentations et les mentalités.
L’orthographe genrée a surtout le mérite de rappeler à ceux qui l’oublient ou l’ignorent que près de la moitié des médecins sont des médecines, que parmi les mandarins stigmatisés en 68 il y avait peut-être (mais c’est peu probable) quelques mandarines. Que 80% des smicards sont des smicardes, que les précaires (zut, ça marche pas avec précaire) sont majoritairement des jeunes et des femmes. Inversement, quand on parle sournoisement de « parent isolé » pour justement pas être sexiste, on fait semblant de pas savoir que l’écrasante majorité des ces parents sont des parentes.
Tiens, ça me fait penser à un petit texte opposant méthodiquement un nom masculin et son féminin, par exemple, ce qui suffira pour faire comprendre le principe, « entraîneur » à « entraîneuse ». D’où il ressort que les rapports de domination sont en effet inscrits dans la langue et pas seulement dans sa partie grammaticale. Ça va être très dur de faire le tri.
D’ailleurs, pourquoi on dit LE soleil et LA lune? Alors qu’en allemand, langue qui possède pourtant le neutre, on a féminisé le soleil et doté la lune du masculin?
Dans mon enfance, on appelait “doctoresse” la dame qui venait faire la visite médicale à l’école. Me semble bien qu’elle et ses consoeurs n’aimaient pas trop ça, et se sont battues pour faire disparaître cette féminisation qu’elles considéraient (à juste titre je crois) comme condescendante.
Les électeures n’ont pas attendu la bénédiction de la Langue pour avoir (enfin) existence légale en France en 1946…. ni d’ailleurs pour bosser seles dans les champs ou les usines en 14-18!
Comment dit-on « allons enfant(es) de la (du) Patri(e) en esperanto?
Dans le genre curiosités linguistiques pour discussions de salon, n’oublions pas que LA mort se dit en allemand DER Tod…
Je crois que le fond du problème est dans la phrase suivante d’André (irrépressible, comme la référence à mon zizi que j’aurais pu, je l’admets, remplacer par une fiche d’état civil)
« MON PROBLEME est que j’ai cessé de percevoir “chers amis” comme un neutre ».
Linguistes, linguistes, bon météo !
Juste un petit rappel pour les plus jeunes. Les dictionnaires disent: le masculin l’emporte sur le féminin. De là, pour se démarquer et retrouver notre place juste et équitable, j’imagine, la volonté de rappeler clairement l’affirmation de l’existence des femmes par un «la», un «une», ou une féminisation des titres. Après tout, les prénoms des femmes sont féminins et personne n’y trouve à redire !
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