En période électorale, s’il est de bon ton de prétendre que l’on ne se fie pas aux sondages, nul ne remet sérieusement en cause leurs indications. Sarkozy ou Mélenchon, qui prétendaient ne pas s’en préoccuper, bombent le torse depuis que leurs résultats s’améliorent. Et quand on dit que Hollande « reste zen », tout le monde comprend que c’est par rapport aux courbes qui piquent du nez.
Le Nouvel Observateur a mis en ligne un intéressant comparateur de sondages, qui permet de regrouper l’ensemble des statistiques produites par les différents instituts pour un seul candidat (voir ci-dessus). Cet outil montre que les enquêtes d’opinion, si elles sont affectées d’une marge de fluctuations importante, présentent néanmoins une cohérence globale. Sur la période janvier-mars, la collation des courbes dessine une dynamique à la hausse chez Sarkozy ou Mélenchon, stagnante ou à la baisse chez Hollande ou Marine Le Pen. Malgré les variations entre instituts, les méthodologies restent le plus souvent homogènes (les instituts qui voient un candidat plus haut ou plus bas qu’un autre conservent cet écart dans la durée). Bref, les sondages mesurent bien quelque chose.
Mais quoi? Bourdieu l’a expliqué, l’opinion publique n’existe pas. Ou plutôt, elle est un artefact constitué par l’enquête, qui impose «l’illusion qu’il existe une opinion publique comme sommation purement additive d’opinions individuelles». Le problème est que cette « opinion moyenne », résultat de l’addition des opinions individuelles, est bien le moyen choisi par les démocraties pour caractériser la « volonté générale » du peuple. Le sondage n’est donc jamais aussi justifié qu’à l’occasion d’une élection, qui a précisément pour objet de construire un consensus identifiable à partir de la somme des volontés particulières.
L’un des facteurs critiqué par Bourdieu est «l’effet d’imposition de problématique» engendré par toute enquête. L’injonction périodique du scrutin a un effet semblable. Je peux n’avoir nulle envie de voter pour l’un ou l’autre des candidats présentés à mon suffrage, mon devoir républicain est de choisir parmi eux, à la date fixée par le calendrier électoral.
Il existe cependant un état intermédiaire entre l’opinion individuelle et l’artefact construit par la sommation de l’enquête ou de l’élection. Bourdieu envisage la formation d’effets d’opinion à partir de la mobilisation opérée par «des groupes de pression mobilisés autour d’un système d’intérêts explicitement formulés». Mais il ne tient pas compte de l’objectivation plus banale et plus quotidienne de la conversation.
Mise en exergue par les réseaux sociaux, l’activité conversationnelle constitue bien un premier lieu de mise en forme publique des opinions privées. Nos opinions personnelles se forgent, se transforment ou se solidifient par leur mise à l’épreuve au sein de cercles plus ou moins proches – famille, amis, collègues, connaissances, etc…
Démontrer sa maîtrise du paysage informationnel (qui met sur le même plan évolutions météorologiques, commentaire de l’actualité, critiques de film ou d’émission télé, et de façon générale toutes les données susceptibles d’être partagées au sein d’un groupe), témoigner de sa capacité à forger ou à discuter un avis, savoir réagir à l’injonction, représentent des compétences essentielles, constitutives de la vie en société. La conversation peut être définie comme l’espace de la mise au point des opinions dans leur versant public (sachant qu’il existe généralement un écart entre nos convictions privées et celles qui nous paraissent socialement acceptables).
Les variations des choix électoraux enregistrées par les instituts de sondage font clairement écho à l’exposition médiatique et aux prises de position des candidats, ainsi qu’à leur qualification par les journalistes, qui sont autant de propositions informationnelles soumises au verdict public. Mais la réponse statistique ne reflète pas mécaniquement l’injonction médiatique. Alors que les commentateurs anticipaient une forte hausse des sondages en faveur de Sarkozy après l’affaire Merah, les effets constatés par les enquêtes sont restés modérés ou nuls, preuve de l’existence d’un sas de formation des opinions et d’une réponse autonome. Ce que mesurent les sondages, c’est la conversation: l’état de l’opinion mise en forme par sa discussion publique.
La différence entre le geste du vote et la réponse à l’enquête est bien la dimension strictement privée du premier, alors que le second relève de l’économie conversationnelle, c’est-à-dire de l’acceptabilité sociale. Les sondeurs savent par exemple qu’il existe une minoration des déclarations de vote des électeurs du Front national, qui doit faire l’objet d’un « redressement ». Autrement dit, le sondage enregistre bien un état de l’opinion publique – le paradoxe est que celle-ci ne correspond jamais strictement aux résultats du scrutin, précisément parce que le dispositif électoral respecte le secret des convictions privées.
Dénoncer l’assimilation à « l’opinion publique » de réponses produites par l’enquête est légitime – sauf dans le cas des sondages électoraux, dont le caractère artificiel ne fait qu’imiter l’injonction démocratique. Mais la formule-choc «l’opinion publique n’existe pas», lorsqu’elle est entendue de manière absolue, finit par contredire Bourdieu lui-même. En déduire la primauté de l’opinion individuelle, au sens où chaque individu serait susceptible d’émettre de façon autonome un jugement souverain, irait à l’encontre du constat selon lequel tous nos jugements sont socialement construits, et font l’objet d’une mise au point à travers une série d’épreuves conversationnelles. Il est plus juste de dire qu’il n’existe d’opinions que sociales (même celles qui sont inavouables résultent, jusque dans leur qualification, de l’interaction avec autrui).
18 réflexions au sujet de « Les sondages, l’opinion publique et la conversation »
On a un vrai problème avec les sondages, c’est qu’ils ne font pas qu’enregistrer de manière neutre les opinions (il y avait un type qui disait de l’opinion qu’il s’agissait d’une respectueuse- Philippe Boucher, je crois bien « tout le monde sait qu’elle est fille » disait-il dans une incise machiste en diable), ils contribuent aussi à les former, sinon les formater. Nous sommes nombreux à passer ces organes à la question critique. Ici je trouve que ce sont les meilleures analyses : http://www.observatoire-des-sondages.org/ je vous les conseille (pour alimenter la conversation, probablement) (on pourrait par ailleurs discuter de la prosécogénie des sondages pour les différents organes d’informations, comme le comparateur de sondages en est l’illustration)
@PCH: Pourquoi devrait-on croire qu’un outil peut enregistrer quelque chose de façon neutre? Bien sûr que les sondages, comme n’importe quel instrument d’objectivation (comme la photo), participent de la formation du jugement. Mais ils n’agissent pas seulement dans le sens d’une influence top-down, ils sont un espace d’interaction qui véhicule également la rétroaction du public bottom-up. Si les sondages enregistrent la conversation, alors leur instrumentalisation est au contraire très utile. Exemple: le fait que l’affaire Merah n’a pas fait gagner de points à Sarkozy, constat qui n’est pas issu de la machine médiatique (qui prédisait le contraire), est immédiatement recyclé par cette même machine, qui en fait une information, qui va à son tour se répercuter sur les stratégies des candidats…
Je vous remercie beaucoup pour cet article fort intéressant et qui confirme un point de vue que j’ai depuis fort longtemps.
Les sondages, contrairement à ce qu’on nous laisse entendre la plupart du temps (les journalistes et les politiques ne sont pas étrangers à cette vision des chose), ne doivent pas être considérés séparément, mais plutôt être superposés pour y voir des tendances. En 2002 par exemple, cela aurait permis de voir la hausse lente mais régulière des votes en faveur du FN.
Encore merci !
Parce que « tous nos jugements sont socialement construits, et font l’objet d’une mise au point à travers une série d’épreuves conversationnelles », en fait nos opinions (politiques ou non) ne changent que très lentement. C’est toujours plus ou moins les mêmes individus avec les quels nous échangeons dans ces séries d’épreuves conversationnelles qui fonctionnent généralement toujours plutôt dans le sens d’une réassurance des opinions qui sont nôtres que d’un changement brutal, d’une remise en cause de nos croyances.
De ce fait une élection présidentielle en France se gagne ou se perd sur de faibles transferts de voix, bien souvent tellement faibles qu’ils sont en dessous de la marge d’erreurs des sondages. D’où également l’intérêt des tendances pour l’interprétation des résultats dans la mesure où 1,5% d’évolution dans un sens ou dans l’autre peut-être un accident statistique. Répété sur différents instituts et plusieurs semaines, ça devient un fait statistique.
@bibousiq: Welcome!
@Thierry Dehesdin: Tout à fait! On peut également noter que la question de la mobilisation, essentielle dans ces effets de transferts, disparaît par définition dans une évaluation qui ne fournit que des proportions relatives. Compte tenu des caractéristiques de cette campagne, particulièrement peu mobilisante, c’est un paramètre qui suggère une moins grande robustesse des sondages qu’en 2007, et donc possiblement des surprises…
« Bref les sondages mesurent bien quelque chose », « preuve de l’existence (…) d’une réponse autonome ». Comme vous y allez ! Où est-elle la « preuve » ? Dans les graphiques mis en ligne par le Nouvel Observateur ? L’analyse technique, pour limitée qu’elle soit par la rétention d’information pratiquée par les instituts de sondage, montre plutôt que les sondages, dont la qualité ne cesse de se dégrader, ne peuvent absolument rien mesurer (ce serait bien de la chance !) Cette histoire qu’il ne faut pas regarder les sondages séparément mais les tendances est en train de devenir une tarte à la crème des sondeurs et des commentateurs politiques sondo-dépendants. Le mimétisme des instituts de sondages devient un argument supplémentaire en faveur du mythe qui les fait vivre.
A mon avis il faut chercher d’autres explications, plus sociologiques, à cette « cohérence globale ». Mais à vrai dire est-ce tellement étonnant s’agissant de concurrents qui n’arrêtent pas de se regarder les uns les autres ? Quant à la « réponse autonome » par rapport aux médias que vous « démontrez » rapidement avec l’affaire Merah (autonomie toute relative, vous admettrez), eh bien, les instituts de sondages sont formellement autonomes des organes de presse et des partis politiques. Encore une fois une sociologie des instituts de sondage reste à faire il me semble. Je souscris totalement à votre description sociologique de la conversation mais je ne vois pas comment les sondages tels qu’ils sont réalisés pourraient en rendre compte. Naturellement, la conversation de ceux qui font les sondages a probablement une influence sur leurs résultats mais justement ce ne sont pas les enquêtés qui font les sondages.
« Bottom-up », rétroaction, sans doute : ce sont des mécanismes assez généraux. Mais ce dont on peut être certain c’est que les dominés sont exclus de la boucle. L’élection se fait, par ce moyen entre autres, sur leur dos, comme il se doit. Tandis que la dépendance des hommes politiques aux sondages que vous évoquez dans votre premier paragraphe montre simplement qu’ils sont dedans, comme les conseillers en communications, les journalistes ou les sondeurs eux-mêmes.
Tenir à certaines exigences de scientificité concernant les sondages (ce qui doit commencer par la publicité totale des résultats bruts et des méthodes de redressement des sondeurs) me semble malgré tout une façon de manifester le souci que les électeurs quels qu’ils soient ne soient pas totalement exclus de la fabrication de l’élection. Inversement le mépris que les sondeurs manifestent de plus en plus vis à vis de ces exigences montre qu’ils n’ont aucune intention de contribuer à leur niveau à rendre la parole à ceux qui ne l’ont pas, du moment que leurs résultats continuent de refléter les préjugés qu’ils entretiennent à l’égard des mêmes.
Affirmer que les enquêtes électorales ne peuvent absolument rien mesurer me paraît un excès tout aussi peu pertinent qu’une confiance aveugle. Leur qualité très relative se lit dans la dispersion des points ou les écarts par rapport à la dynamique: on n’a clairement pas affaire à des outils très précis. Mais s’il n’y avait aucune référentialité, on ne discernerait aucune tendance, seulement des nuages aléatoires.
Le complot ou le mimétisme sont des explications peu convaincantes, face au constat que le sondage électoral comporte une épreuve du réel qui est le scrutin, ou à l’observation que les grandes échéances électorales servent de vitrine au savoir-faire des instituts, qui sont en concurrence entre eux. Nous saurions mieux ce que mesurent les sondages si nous savions mieux ce qu’est la conversation. Bien sûr, dans le détail, la méthodologie influe sur la réponse, et pour être tout à fait précis, il faudrait dire que ce qui restitue la conversation, c’est la version non redressée. Mais dans l’ensemble, ça me paraît plutôt une bonne approximation.
Je souligne l’exemple de l’affaire Merah, car elle a été discutée, mais la note ci-dessus rend compte globalement d’autres impressions similaires collectées au cours de la campagne. A plusieurs reprises, l’annonce de « tournants » de la campagne sarkozyste a été démentie quelques jours plus tard. En revanche, la croissance observable des courbes me paraît directement corrélée avec la dose d’exposition médiatique du président-candidat. Là où ma théorie permet de moduler l’appréciation de la tendance haussière, c’est en considérant qu’elle n’enregistre pas nécessairement une hausse de l’adhésion, mais plutôt l’écho de l’amplification de la présence médiatique du candidat. La courbe monte comme la conversation, mais la conversation n’est pas la conviction, dont les fondamentaux évoluent beaucoup moins vite. D’une certaine façon, je pense, contrairement à vous, que les sondages sont trop sensibles, ou que ce à quoi ils sont sensibles n’est pas exactement juxtaposable avec ce que manifeste le scrutin. Rendez-vous le 22 pour les vérifications in situ…
En ce qui me concerne, s’il existe une imprécision de la mesure, le sens que j’accorde au mot « mesure » est plus précis. De mon point de vue on ne peut pas mesurer « un peu ». De même on ne peut qualifier de « bonne » une approximation que si on est capable de la quantifier. Traitez-moi de psycho-rigide si vous voulez.
Les fluctuations qu’on observe avec le comparateur de sondages ne me choquent pas a priori. C’est grosso-modo ce qu’on attendrait si les sondages étaient faits correctement pour tenir compte des lois du hasard. Le problème est que ce n’est pas le cas. Les échantillons sont maigrichons. Ils sont réunis très difficilement. Les taux de non-réponse sont énormes. Dans ces conditions la dispersion devrait être plus grande. A mon avis, un des objectifs des fameux redressements est de limiter cette dispersion (vous écrivez : « pour être tout à fait précis, il faudrait dire que ce qui restitue la conversation, c’est la version non redressée » – mais rien ne dit que les versions non redressées manifestent la même cohérence). Ce qu’on perd en route c’est l’objectivité (je n’accorde pas à ce mot le sens naïf d’impartialité – je me situe dans le même champ lexical que vous avec « mesure » ou « référentialité »). On ne la récupère certes pas en faisant une compilation de tous les sondages comme le Nouvel Observateur.
Je suis persuadé que vous, moi et 4 ou 5 de nos potes pourrions obtenir les mêmes résultats qui font si belle figure sur le site du Nouvel Observateur en jouant aux dés. A condition bien sûr de « redresser », « à la louche » et en n’ignorant pas plus que les sondeurs les résultats des précédentes élections, l’écho des médias ou encore les « conversations » autour de nous.
Je pense aussi que le complot ou le mimétisme sont des explications trop courtes. Ne me faites pas ce procès (j’ai écrit : « Bottom-up, rétroaction, sans doute »).
Bien sûr il y a des sondages commandés et des intentions machiavéliques (cf Opinion Way). De même le mimétisme existe certainement mais il n’explique à lui seul les évolutions.
D’autre part, que je considère que les sondages ne « mesurent » rien, ne me fait pas remettre en cause la corrélation entre les résultats des sondages et ceux des urnes. De ce point de vue l' »épreuve du réel » est toujours réussie (même quand les sondages « se trompent » – les sondeurs le savent bien) et je n’attends pas grand chose d’une vérification in situ le 22. Mais pour moi cette corrélation ne s’explique pas – ne peut pas s’expliquer – par une référence à un même troisième terme « réel » (la « conversation » pour vous : mieux que la volonté populaire en tout cas !) Il s’agit bien d’une cause, même partielle. Il ne peut pas en être autrement du fait de l’antériorité des sondages. Les sondages sont considérés par tout le monde comme un pré-vote. Il suffit de penser à ce qui se passe quand les électeurs ne votent pas tous en même temps et connaissent le vote de ceux qui ont voté avant eux (si je ne m’abuse ça se passait longtemps de cette façon en Angleterre, à la naissance de la démocratie…) Le problème est qu’il n’y a personne dans les sondages (exceptés les sondeurs eux-mêmes).
Encore une fois je ne remet pas en cause la pertinence de votre concept de conversation, ni son influence sur les résultats du vote (qui reste, lui, une procédure partiellement démocratique).
Le juste-milieu dont vous vous réclamez me semble bien arranger les affaires des instituts de sondages et participer à la banalisation de la méthode scientifique qu’ils promeuvent : ils ont besoin de la science dont ils tirent leur légitimité mais ils n’en n’ont pas le souci, ni les contraintes (le lamentable contrôle exercé par la commission des sondages).
Merci pour ces indications détaillées, qui me permettent de mieux comprendre votre point de vue. Nous différons sur pas mal de points, en particulier sur la confiance qui doit être accordée à « la science ». Pour ce que j’en vois et en connais, cette activité me paraît tout aussi peu fiable que celle pratiquée par les instituts… 😉 J’aime aussi beaucoup l’imprécision. Le comparateur du Nouvel Obs montre essentiellement deux choses: le fait que les enquêtes convergent sur une figure globale, mais aussi la grande imprécision de la mesure. Il faudrait toujours se souvenir de l’imprécision lorsqu’on parle de science, de mesure ou de modèles.
Si on suit votre idée, on voit pas mal de choses qui ne collent pas. Par exemple, la dispersion des points du comparateur est plus importante chez Hollande que chez Sarkozy. Il y a une différence de qualité des images globales: certaines sont plus floues que d’autres. Si le redressement était cette opération magique de correction d’une mesure totalement inefficace, pourquoi y laisser subsister la trace d’un aléa plus grand? Ce serait supposer que ces écarts ont été faits pour être observés, que les instituts ont prévu le comparateur du Nouvel Obs et le type de lecture que je peux en faire, ce qui me paraît pousser le machiavélisme un peu loin… 😉 A tout le moins, pour en discuter de façon moins idéologique, il faudrait disposer des chiffres bruts, pour comparer avec leur version redressée.
Mais là où nous différons surtout, c’est dans la vision nécessairement top-down de l’influence des sondages sur le public. C’est parce que les sondages précèdent le vote que le scrutin leur ressemble, dites-vous, ce qui perpétue la vision classique de l’influence sur les foules sans volonté. Je ne vois pas les choses comme ça. Bien sûr, pour l’essentiel, la conversation fait écho à l’offre informationnelle du marché médiatique. Mais il lui arrive d’y répondre de façon imprévue. La conversation n’est pas qu’une chambre d’enregistrement, et le déroulement d’une campagne témoigne justement de façon concrète de la multiplicité de ces micro-écarts, dont la visibilité s’estompe aussi vite qu’ils sont recyclés par la machine médiatique (l’entrée en campagne de Sarkozy devait le faire monter de 4 points – ah ben finalement non, passons à la suite…). Les sondages, qui conservent la trace des états antérieurs de la conversation, fournissent bel et bien l’enregistrement de ces accrocs constamment corrigés, et des réajustements qu’ils produisent sur la tactique des candidats, avec un ou deux jours de décalage.
Bien sûr, les quelques éléments de réflexion développés ici n’ont rien d’une théorie charpentée, il ne s’agit que de notes rapidement jetées, à partir de questions ouvertes et d’hypothèses encore hasardeuses. Merci de les avoir pris suffisamment au sérieux pour les discuter.
Merci à vous de prendre le temps de me répondre.
Je n’ai pas tellement confiance en la science en l’occurrence bien que j’ai beaucoup d’admiration pour elle lorsqu’elle est occupée à creuser son propre sillon. Mon souci à propos d’une élection serait plutôt qu’elle devienne plus démocratique, naturellement. Je ne crois pas que les sondages pré-electoraux peuvent devenir scientifiques (contrairement aux sondages de sortie des bureaux de vote par exemple). A vrai dire je ne crois pas que prédire en général soit une activité scientifique (tout au plus une activité d’ingénieurs bien informés). Mais comme je l’ai dit dans mon premier commentaire, du moment que l’époque a choisi cet instrument qui lui ressemble, certaines exigences de scientificité me semblent aller de pair avec des exigences démocratiques (interroger un électeur au hasard = donner la parole à n’importe qui ?)
Je ne crois pas non plus tellement au machiavélisme des sondeurs (sauf en de rares occasions). Ce à quoi je crois très fort en revanche c’est à leur incompétence colossale en matière statistique. J’en ai eu plusieurs fois la confirmation. En gros Brice Teinturier ferait bien de passer moins de temps chez le coiffeur (ou à C dans l’air). Cela n’empêche pas un certain savoir-faire. Ce savoir-faire est exactement ce qui, selon moi, produit les belles courbes que vous reproduisez en tête d’article.
Encore une fois, je vois du bottom-up et du top-down sans problème, des « micro-écarts », des « réajustements », des influences complexes, de l’imprévu ou tout simplement des rapports de force dans la fabrication des sondages mais le citoyen lambda n’a pas grand chose à faire là-dedans à mon avis. C’est une histoire entre « eux » et « eux ». Techniquement je le redis je ne vois pas par quel moyen la conversation des classes populaires pourrait remonter vers les résultats des sondages (disons que ça ne peut être que marginal). Je n’ai pas pour principe que les foules sont manipulées même si je pense qu’il faut faire une place à des éléments d’explication de type psychologique comme la dynamique du choix que je décrivais succinctement dans mon commentaire numéro 2. Je lis des romans noirs mais je sais également que les scrutins peuvent réserver de belles surprises (comme le référendum de 2005).
Il me semble que ce que JB veut dire, c’est qu’il y beaucoup d’autres choses que « la conversation » pour expliquer la corrélation des courbes du Nouvel Obs, en particulier les conversations entre sondeurs (ils ont fait les mêmes écoles, lisent les mêmes journaux, se retrouvent dans les mêmes émissions…). Le formatage de la conversation par « l’instrument de mesure » sondage est tel que je me demande avec JB (et Bourdieu) dans quelle mesure les micro-écarts de la France d’en bas (le ‘bottom’ de ‘botttom-up’) peuvent se répercuter dans les chiffres des sondeurs. Et je ne parle pas de l’imprécision…
Si l’opinion existe, elle se présente sous forme de conversations, d’arguments, de discours, qu’il n’est pas possible de sommer. Vous dîtes que l’injonction démocratique nous oblige à mimer la forme de l’élection? Je ne suis pas d’accord. L’élection est un acte unique, expression de la volonté commune (du moins en théorie), et il n’est pas dit que le répéter chaque semaine pendant un an en préserve le sens (répétition => lassitude?). Reconnaître que les sondages sont des pré-élections, c’est également reconnaître explicitement le tâtonnement stratégique des votants (voter pour le moins mauvais candidats dont l’élection est vraisemblable) alors que, toujours en théorie, ce qui fonde la démocratie est un vote sincère.
Ceci est d’autant plus vrai que notre système de favorise énormément les premiers candidats (c’est une propriété du vote uninominal, quel que soit le nombre de tours, à partir du moment où les votants sont nombreux). La théorie des jeux montre que dans ce cas, les votes se concentrent sur des « focales » (les candidats « crédibles ») et que changer de « focale » (voter pour Joly plutôt que pour Mélanchon) n’est pas une stratégie viable, à moins qu’un grande quantité de personnes changent en même temps. Ce qui permet un tel changement est soit un accord (mais à plusieurs millions, le coûts de transaction de l’accord sont phénoménaux), soit une prophétie. C’est dans cette dernière catégorie que je rangerais le sondage.
Le sondage est plutôt un instrument de magie : le sorcier-sondeur annonce à l’avance que tel évènement aura un effet sur l’opinion ; si ce n’est pas le cas, il fait une autre prédiction pour faire oublier la première ; si tel est le cas (mais cela peut être une coïncidence) le sorcier-sondeur qui est le premier à se croire à ses pouvoirs magiques annonce qu’il y a une relation de cause à effet, ce qui est relayé par les non-sorciers, et tend à devenir vrai.
L’opinion n’a pas plus de sens que le mana et on ne peut pas la mesurer, on peut seulement prétendre le faire.
@Kart: Le problème de ces thèses généralisantes qui voient le sondage comme un formatage, c’est qu’elles sont démenties par les faits. Pour ne prendre que les exemples les plus célèbres et les plus massifs, les présidentielles de 2002 ou le référendum de 2005 n’ont pas été conformes à la prévision. Comment expliquer ces écarts, sinon par le constat que la volonté générale ne subit pas passivement les effets d’influence?
« Vous dites que l’injonction démocratique nous oblige à mimer la forme de l’élection » Ce n’est pas ce que je dis. L’article de Bourdieu cité ci-dessus n’évoque pas le cas du sondage électoral, mais se concentre sur les enquêtes d’opinion. Il souligne notamment le caractère artefactuel de l’addition des opinions particulières et le caractère injonctif du sondage. Je rappelle qu’un scrutin présente les mêmes aspects. La structure du sondage électoral, qui est une consultation, reproduit en partie ces caractères.
Est-ce que multiplier les enquêtes lasse les consultés? Pour cela, il faudrait que ce soient toujours les mêmes personnes qui soient interrogées, ce qui n’est pas le cas. Mais l’hypothèse est-elle recevable? Le fait de proposer deux tours de scrutin à échéance rapprochée ne semble pas poser de problème particulier. En réalité, les moyens techniques d’aujourd’hui permettraient de multiplier les consultations du corps électoral de manière bien plus fréquente. La temporalité de notre dispositif électoral n’a pas changé depuis le XVIIIe siècle. Est-ce vraiment quelque chose dont on doit se féliciter?
L’analyse de la concentration des votes par la théorie des jeux, why not. On peut aussi proposer plus classiquement une analyse politique, et remarquer que la bipolarisation de la vie politique française est une réalité historique aussi vieille que la république, quel que soit le mode de scrutin (et accessoirement la méthodologie du sondage).
Exemple : http://www.observatoire-des-sondages.org/Le-doigt-mouille.html
Et pardon pour les tartines précédentes…
@ André :
J’aime beaucoup vos réponses – mais qui me semblent un peu à côté – comme moi j’ai pu vous sembler à côté de votre billet – c’est ce qui fait le charme d’une discussion. Tout à fait d’accord sur le décalage entre le temporalité de la démocratie actuelle, déconnectée de celle de la technologie.
J’ai re-tenté mais sans y arriver d’expliquer clairement ce que j’entends quand je dis que le sondage est une magie (et le sondeur un sorcier). Mais je n’ai pas dit que les sondages mesuraient une réalité (et à ce titre pouvait être démentis par des faits). Les écarts entre les sondages et les élections réelles ne m’intéressent pas car les sondages représentent bien plus l’avis du sondeur que l’avis du sondé. Le sondage n’est pas une mesure. En revanche, parfois, par exemple si je ne veux voter ni pour Hollande ni pour Sarkozy, j’ai besoin d’une raison pour me focaliser sur un troisième humain. Cette raison, ce peut être le sondage, qui est une bonne focale. Le sondage est donc magique : la personne en troisième place devient l’objet de vote des ni-ni.
Après, j’avais quelques remarques :
1) Les personnes interrogées par les entreprises de sondage sont (malheureusement) très souvent les mêmes. Je ne sais pas combien de fois vous êtes interrogés par an pour un sondage, mais moi très rarement. La dernière et unique fois, c’était pour ma part il y a un an, sur la qualité des boutiques SFR, c’est vous dire… Les sondages électoraux sont réalisés soit par téléphone (et donc a. interrogent les personnes qui ont encore un téléphone fixe – soit de moins en moins de jeunes, b. interrogent les personnes qui sont proches de leur téléphone – soit peu d’actifs, c. interrogent les personnes qui veulent bien répondre – soit des personnes qui estiment que leur vote et légitime et « croient » aux sondages), soit par Internet (auprès de ‘panels propriétaires’ c’est-à-dire de personnes payées en point cadeau pour répondre). Je pense que vous sous-estimez le nombre de sondages (électoraux ou non) réalisés en France chaque année, et vous seriez alors surpris de ne pas être interrogé plus souvent.
2) Je peux être lassé de répondre à une question que je lis dans les journaux depuis plusieurs mois, même si je n’ai pas personnellement répondu.
3) La « répétition » des deux tours n’est pas une répétition puisque les candidats ne sont pas les mêmes. En revanche, je pense qu’un scrutin où on éliminerait tous les candidats un par un (avec autant de tours que de candidats) risquerait fort de lasser les électeurs. Je maintiens donc l’argument de la lassitude provoquée par les sondages.
4) Tous les modes de scrutins ne favorisent pas un bipartisme. (je pense en particulier à des suffrages indirects, ou à des suffrages incluant une part d’aléatoire). Les élections indirectes de la IIIe ont donné lieu à un grand nombre d’élections surprises…
Avec un écart moyen plus faible en 2012 qu’en 2007, les principaux instituts ont fourni des indications remarquablement proches des résultats définitifs (Hollande: 28,63%; Sarkozy: 27,18%; Le Pen: 17,90%; Mélenchon: 11,11%; Bayrou: 9,13%, source: ministère de l’Intérieur). Les dernières enquêtes donnaient bien Hollande et Sarkozy dans un mouchoir, et indiquaient également correctement la tendance à la hausse de Le Pen (à 17% chez TNS Sofres) et à la baisse de Mélenchon (à 12% chez Harris). Le discours sur le « plantage » des sondages est donc purement idéologique. En tenant compte des marges d’erreur, des différences d’évaluation entre les instituts et des variations causées par les dynamiques électorales, les indications fournies apparaissent fiables, et la méthodologie efficace.
http://ceteris-paribus.blogspot.fr/2012/04/sondages-les-sondeurs-se-sont-ils.html
Plutôt d’accord avec vous en ce qui concerne les discours (ni faux ni vrais de mon point de vue) sur le « plantage » des sondages, qui obscurcissent plutôt qu’ils n’éclairent les enjeux du débat. Mais si vous visez avec l’adjectif « idéologique » les critiques authentiques des sondages (celles, disons, qui ne varient pas avec l’air du temps), c’est vous qui vous plantez. Garrigou par exemple n’attaque jamais dans ce registre. (Il y a des choses à dire en revanche sur les réponses des sondeurs à ce genre de critiques naïves.)
Bien sûr une critique authentique doit pouvoir expliquer les réussites des sondages. Comme vous je pense qu’elle doit éviter pour cela d’avoir recours à la catégorie de « manipulation » (bien distincte de la « magie » dont parle Kart, qui est une piste autrement plus intéressante).
Inversement on ne doit pas oublier qu’il y a des ratés (pas tous aussi visibles et mémorables que 2002), trop fréquents pour être mis sur le compte de l’aléa.
Par ailleurs, comment décider si les sondages réalisés très antérieurement à l’élection se plantent ou pas ? Il semble qu’il ne faille pas cette fois chercher à les comparer aux résultats du vote. C’est une partie de ce que sous-entend l’antienne des sondeurs selon laquelle les sondages ne peuvent pas se tromper. En l’admettant, doit-on pour autant conclure que la réussite des derniers sondages légitime a posteriori l’ensemble de la séquence ? Pour reprendre votre hypothèse, comment vérifier que les sondages mesurent la conversation puisque la conversation n’a pas d’autre mesure que les sondages ?
Vous dites plus haut que vous vous méfiez de la science pourtant vous employez pour défendre les sondages dans votre dernière phrase les mots « fiable » ou « méthodologie » qui y font penser. Je préfère au mot « fiable » le mot « efficace » et j’ajoute qu’il n’y a pas lieu de se réjouir de l’efficacité des sondages quand on sait comment (par qui – pas par le peuple en tout cas) ils sont fabriqués. Quant à la méthodologie, le problème est qu’on ne la connaît pas (ce qu’on en connaît ne mérite certes pas de compliments). Je parlerais comme dans un commentaire précédent de « savoir-faire ».
Vous semblez adopter dans votre dernier commentaire un point de vue qu’on pourrait appeler pragmatique (focalisé sur la question : est-ce que « ça marche » ?) Déjà en sciences expérimentales cette démarche montre ses limites. Il y a une conversation intéressante entre Einstein et le jeune Heisenberg à ce sujet dans La Partie et le Tout. Thomas Kuhn a également écrit des choses là-dessus. Quand la mécanique newtonienne a remplacé le système de Ptolémée elle était encore loin d’être capable de prédire les mouvements célestes avec la même précision. Je pense qu’il manque une théorie (sociologique) satisfaisante des sondages bien qu’il y ait de nombreuses pistes intéressantes. En tout cas je ne suis pas près à admettre à la place la mythologie forgée par les sondeurs eux-mêmes ni aucune explication qui ait les mêmes présupposés (comme l’existence de l' »opinion »).
On peut améliorer à l’infini l’efficacité d’une technique en procédant par corrections successives. C’est ce que font les ingénieurs. C’est ce que font également de notoriété publique les sondeurs. Les sondages sont donc une technique qui se révèle souvent efficace, comme vous le relevez à propos de cette élection. Une fois qu’on a dit ça le débat peut se concentrer sur le problème démocratique que pose le fait que cette technique est accaparée par un petit nombre (oligarchie) dissimulé derrière des valeurs universelles (« le Peuple », « la Science »).
Pour terminer je note qu’alors que vous aviez précisé : « il faudrait dire que ce qui restitue la conversation, c’est la version non redressée » (conscient que cette pratique du redressement pose problème), vous évaluez le succès des sondages pour cette élection aux résultats redressés.
Il semble en effet que ce qui compte dans cette dialectique entre les résultats d’une élection et les sondages c’est moins les chiffres obtenus en interrogeant les personnes de l’échantillon (ce qui aurait quelque chose de démocratique à condition que les personnes en question soient tirées au sort) que ceux (trafiqués) qui sont ensuite soumis au débat politico-médiatique.
@jb: « En l’admettant, doit-on pour autant conclure que la réussite des derniers sondages légitime a posteriori l’ensemble de la séquence? » Quel serait l’élément qui contredirait ce raisonnement?
La consultation, quelle qu’elle soit, enregistre un signal à un moment T. Les modalités de la consultation influent sur sa précision. En sollicitant l’ensemble du corps électoral, le scrutin fournit une granularité et donc une précision maximale. La méthode par échantillon est nécessairement moins précise. On peut le vérifier en comparant les enquêtes réalisées le même jour que le scrutin, comme les estimations fournies par les télés à 20h (réalisées sur des échantillons contrôlés de bureaux de vote). Les données sont relativement fiables mais, comme on peut le constater chaque fois, comportent des écarts qui peuvent aller jusqu’à 2 points, ce qui est loin d’être négligeable. Dire à ce moment-là que les sondages se « plantent », c’est exiger de ces outils une précision absolue, ce qui ne me paraît pas une manière réaliste de considérer les indications qu’ils peuvent fournir. Qui peut imaginer qu’une enquête serait capable de définir une tendance au dixième de point près à partir d’un système d’échantillons et de modélisations?
Par ailleurs, le fait que les indications varient dans le temps vaut pour toutes les consultations. J’ai moi-même changé d’avis entre le samedi et le dimanche, jour du vote, et il est probable que les jugements du corps électoral évoluent de la même manière que les fluctuations qu’enregistrent les enquêtes, lorsqu’elles sont répétées. Un scrutin reproduit dans des conditions identiques à un mois d’intervalle donnerait vraisemblablement des résultats différents, en fonction de l’évolution des jugements. Bien sûr, un tel scénario ne peut être envisagé, car il irait à l’encontre de la sacralisation du rendez-vous déterminé comme échéance électorale – mais c’est cette seule dimension conventionnelle qui fait du résultat obtenu ce jour-là celui qui dictera les choix politiques.
Là vous êtes trop loin dans le mythe pour moi. Ainsi votre phrase « La consultation, quelle qu’elle soit, enregistre un signal à un moment T » est une paraphrase de la justification des sondages selon laquelle ils ne sont qu’une « photographie de l’opinion ». De même lorsque vous envisagez « Un scrutin reproduit dans des conditions identiques à un mois d’intervalle », vous êtes proche de la question formulée par les sondeurs « si l’élection avait lieu aujourd’hui… » Déjà le fait d’utiliser le même mot – « consultation » – pour parler des sondages et du vote lui-même me semble extrêmement peu judicieux.
Je n’ai vraiment pas besoin d’une leçon en statistiques, même si c’est joliment dit (« granularité »). Encore une fois ce qui me gêne n’est pas le manque de précision des sondages.
Pour faire comprendre ce que je pense de l’efficacité des sondages, je propose l’image suivante. Imaginez un dispositif expérimental constitué d’une boîte noire contenant seulement de l’air, de l’eau dans un réservoir ad hoc en contact avec l’air, et un thermomètre A (pour reprendre la métaphore de la mesure qui circule dans ce débat). Le thermomètre A est supposé mesurer la température de l’eau.
A intervalles réguliers, on mesure la température de l’eau de façon indépendante avec un autre thermomètre B plus précis (je fais bien sûr référence aux élections).
Les résultats fournis par l’expérimentateur qui relève les mesures faites à l’aide de A sont généralement cohérents avec les mesures faites à l’aide de B.
Imaginez maintenant qu’on observateur étranger à l’expérience ait l’occasion de jeter un oeil par un petit trou à l’intérieur de la boîte. Il constate une chose : l’extrémité du thermomètre A n’est pas plongée dans l’eau. A mon avis c’est la situation dans laquelle se trouve n’importe quel observateur des sondages un peu versé en statistiques et informé des pratiques des instituts des sondages.
Comment expliquer malgré cela que les mesures faites à l’aide de B confirment grosso modo les résultats donnés par l’expérimentateur ? Il y a deux types d’explications qui ne s’excluent pas mais au contraire sont complémentaires. Premièrement, les variations de la température de l’air suivent à peu près celles de l’eau, surtout si elles ne sont pas trop importantes. Deuxièmement, on peut imaginer que l’expérimentateur n’est pas tout à fait honnête ou du moins qu’il a un certain savoir-faire : une connaissance empirique, acquise par essais-erreurs, de la relation entre la température de l’air et celle de l’eau, qui lui permet de corriger les mesures brutes du thermomètre A pour les mettre plus en conformité avec celles de B.
Ce que cette image n’explique pas c’est pourquoi le thermomètre A n’est pas plongé dans l’eau. Dans le cas des sondages, là encore, il y a plusieurs explications. D’abord la négligence ou l’incompétence en statistiques des sondeurs. Ensuite le coût nécessairement plus élevé d’une enquête sérieuse (le problème est aggravé par l’augmentation continue du taux de non-réponses). Surtout les sondeurs, comme les journalistes qu’ils fournissent, ne sont pas vraiment intéressés par les opinions réelles de leurs enquêtés. Ils ont beaucoup plus à gagner en adoptant une méthodologie floue, dans les échanges de bons procédés avec les média et les partis politiques (si on n’est pas complotiste, c’est ce genre de transactions, dont les motifs sont largement inconscients, qu’il faut parvenir à décrire sociologiquement).
D’autre part il y a quelque chose dont ne peut pas rendre compte une image empruntée à la physique classique. Les élections sont une institution (c’est ce qui explique par exemple que les scores des principaux partis n’évoluent pas trop vite). On peut imaginer écrire à leur sujet des « lois » sociologiques plus ou moins comparables aux lois qui régissent la thermodynamique de notre boîte noire. Ce qui est très différent c’est que les sondages, loin d’être assimilables à un thermomètre (en physique classique on néglige la participation de l’objet physique thermomètre au système thermodynamique) jouent un rôle important dans l’institution.
Par conséquent, pour discuter d’un autre aspect des sondages, on peut cette fois emprunter à l’histoire, avec un exemple donné par Bernard Manin dans Principes du gouvernement représentatif. A l’époque de la République romaine, le peuple votant par centuries (comices centuriates), la centurie qui votait la première était appelée « centurie prérogative ». Les centuries restantes avaient connaissance de ce vote. Or on constatait qu’elles votaient presque toujours dans le même sens. S’agissant de cet exemple romain il ne viendrait à l’idée de personne de prétendre que la centurie prérogative « prédisait » les votes des autres centuries, ni qu’elle « mesurait » l’opinion de l’assemblée. On aura plus facilement recours à des explications faisant intervenir de près ou de loin la catégorie de « manipulation » (dont vous vous méfiez justement), tant il est vrai qu’on prête volontiers des conduites irrationnelles à des personnes éloignées de nous dans le temps ou l’espace – d’autant plus que la religion avait quelque chose à voir là-dedans si on en croit les historiens.
Pourtant, d’autres explications existent.
D’abord les individus votant les premiers devaient partager un certain nombre d’opinions avec le reste de l’assemblée. Ce n’est certes pas une raison pour appeler la centurie prérogative un échantillon représentatif. D’autant que, d’après la loi romaine, il ne pouvait s’agir que d’une centurie de fantassins de la première classe (dans l’ordre censitaire). Mais les échantillons à partir desquels travaillent les sondeurs ne le sont guère plus dès lors qu’on retient uniquement, pour les sondages par téléphone, les personnes parmi celles tirées au sort qui ont accepté de répondre, sans parler des sondages par internet où l’échantillon est composé de volontaires intéressés financièrement ou politiquement. Surtout les enquêtés sont loin d’êtres les seuls acteurs de la « consultation ». Les autres (sondeurs, journalistes, hommes politiques) appartiennent eux clairement à la « première classe ».
Au delà, la centurie prérogative a la même fonction que les sondages qui est de fournir une anticipation du vote qui servira de base aux calculs rationnels des électeurs. Dans le cas romain, Bernard Manin écrit : « pour les centuries de la première classe, le vote de la centurie prérogative constituait un point focal permettant la coordination de leurs choix électoraux ». Autrement dit il existait un intérêt de classe à voter suivant l’indication de la centurie prérogative pour éviter que la décision ne se revienne aux échelons inférieurs de la hiérarchie censitaire. Il est certain que des mécanismes similaires contribuent de nos jours à l’élection (qu’on pense au vote utile). Il est peut-être impossible pour une élection de se passer d’une telle anticipation. C’est pourquoi certains proposent qu’on fasse un tour supplémentaire pour rien. Mais si on maintient les sondages dans ce rôle, il convient d’exiger que les enquêtés soient réellement tirés au sort sur les listes électorales (NB : la centurie prérogative était tirée au sort parmi les centuries de fantassins de la première classe) et d’obliger les sondeurs à rendre des comptes. On en est loin aujourd’hui.
Pour terminer là-dessus je voudrais revenir sur ce que j’ai écrit plus haut : « S’agissant de cet exemple romain il ne viendrait à l’idée de personne de prétendre que la centurie prérogative prédisait les votes des autres centuries ». A vrai dire c’était peut-être ce que pensaient les Romains eux-mêmes étant donnée la valeur religieuse accordée à ce vote préliminaire. « Ce vote inaugural était considéré non seulement comme un signe annonçant ou préfigurant le résultat final mais comme une injonction que la religion prescrivait de suivre » (B. Manin). Là non-plus je ne jurerais pas que notre situation soit totalement hétérogène à celle des Romains. Il me semble que c’est notamment le sens de la référence des instituts de sondages à la Science.
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