Propos recueillis par Rémi Coignet, Des livres et des photos…
Historien de la photographie, André Gunthert est maître de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Spécialiste à l’origine du XIXe siècle, il a fondé en 2005 le Laboratoire d’histoire visuelle contemporaine (Lhivic), première équipe de recherche française consacrée aux visual studies. Ses travaux portent désormais sur les usages sociaux des images. André Gunthert a participé à la relance de la plus que centenaire Société Française de Photographie où il a créé, en 1996, la revue Études Photographiques. Blogueur de longue date, il est à l’origine de la plateforme de blogs scientifiques Culture Visuelle. Rencontre, dans son bureau de l’Institut national d’histoire de l’art, avec un historien pleinement impliqué dans le présent de l’image.
Peux-tu définir en quelques mots ce que recouvre l’expression de « visual studies »?
Dans un sens global, c’est l’étude de toutes les formes visuelles. L’intérêt de ce terme est de permettre de se détacher de l’ensemble constitué par l’histoire de l’art, qui, historiquement est la spécialité qui traite des images. Cette discipline est un bon point de départ car elle apporte une vraie expertise à ce sujet. Mais, comme son nom l’indique, elle ne s’intéresse qu’aux œuvres d’art. Les visual studies permettent donc d’identifier le champ très large de toutes les images : pas uniquement les œuvres, mais aussi toutes les formes populaires ou vernaculaires.
De façon plus spécifique, au Lhivic, nous ne cherchons pas à étudier toutes les sortes d’images, mais, plutôt les usages sociaux des images, en nous concentrant sur un type particulier : les images publiques ou les images publiées. Nous nous sommes donné cette aire à partir d’un constat: les images médiatiques au sens large (une pochette de disque est une image publiée, tout comme un cendrier illustré) relèvent d’une mécanique éditoriale. Autrement dit, pour chacune, il y a un dispositif d’édition, de diffusion en grande série. Il y a un choix éditorial : quelqu’un a décidé de telle image en fonction d’un contexte, d’un public et de ce qu’il veut faire dire à l’image. On peut donc véritablement mettre sur un même plan un calendrier illustré, une œuvre journalistique et un film de fiction. Ce sont trois types d’objets très différents, bien sûr, mais qui relèvent de problématiques et de dynamiques communes en particulier dans leur mode de production.
Ces objets là sont assez mal observés. L’histoire de l’art ne s’y intéresse pas. Et ceux qui pourraient se les approprier, les études de communication ou des sciences de l’information sont visiblement mal à l’aise avec les images et regardent plutôt du côté du texte…
Parce qu’ils n’ont pas les outils de l’histoire de l’art?
Parce que, en effet, il y a un problème de formation des spécialistes et que, en France, les compétences sur l’image restent très sectorisées. Les images sont des mécaniques sacrément compliquées. Elles posent d’énormes questions théoriques : qu’est-ce que le sens ? Qu’est-ce que la fiction ? Qu’est-ce que la réception ? Comment interprétons-nous un message linguistique ? Toutes ces questions, l’image nous oblige à les articuler. Il faut donc préciser un ensemble assez important de notions théoriques.
Le constat premier est donc celui d’une sorte de manque de recherche sur ces images médiatiques au sens large. Pas suffisamment traitées par les sciences de l’information, elles n’étaient pas non plus vraiment prises au sérieux par les formes récentes des études visuelles américaines qui s’intéressent souvent davantage à des questions métathéoriques. Bref, une forme de philosophie qui a tout à fait son intérêt mais dont l’application à des objets concrets pose problème. Au Lhivic, nous voulons partir des objets, de l’observation, du terrain. Le point de départ est donc la constitution de corpus, de collections d’observations, d’objets. Mais en fait, ce sont plus les interactions qui nous intéressent.
Et là, on arrive directement à Culture Visuelle. En effet, le Web et les nouveaux outils numériques nous ont offert la capacité à créer des collections de cas. Sur nombre des blogs de Culture visuelle, nous faisons des collections d’observations qui sont à chaque fois des nœuds de réseaux : des événements d’images. Il se passe quelque chose, il y a une interaction, une réception. C’est tout cela qui est intéressant à analyser simultanément.
Lorsque l’on a plusieurs cas, on peut commencer à les mettre en série et à voir apparaître des choses, des dynamiques générales. Nous nous servons beaucoup du Web et d’une observation très contemporaine, en particulier de phénomènes en ligne, sur les réseaux sociaux ou sur les sites de presse. Sachant évidemment, que ces mécanismes là ont des caractères spécifiques mais sont aussi représentatifs de mécanismes plus globaux en particulier en ce qui concerne l’édition, la critique et la réception.
Culture Visuelle pourrait n’être qu’un rendez-vous de chercheurs, mais c’est en fait, un lieu de débats entre chercheurs et acteurs de l’image. Par exemple, quand tu écris à propos de Libération, il arrive que Sylvain Bourmeau [Directeur-adjoint de la rédaction de Libération] réponde…
Oui, nous sommes évidemment très contents d’avoir ce type de dialogue. C’est l’autre aspect formidable que nous offrent les outils numériques : pouvoir mettre sur la place publique ces discussions qui, sans ces instruments, resteraient très confinées à l’univers académique. Et là, on peut les exposer, non par recherche de publicité, mais véritablement pour les partager, pour les offrir à la discussion, d’abord à d’autres spécialistes, mais aussi aux professionnels. Effectivement, je sais que beaucoup de photographes, mais aussi d’éditeurs, d’iconographes, de professionnels de l’image sont présents sur Culture Visuelle et interviennent dans les discussions en fonction des sujets.
C’est un apport considérable. Le sociologue Sylvain Maresca a travaillé là-dessus. Il a lancé un blog comme une sorte d’expérimentation et très vite s’est servi du dialogue qu’il avait avec les praticiens pour créer un espace de sociologie en acte, de formulation et de vérification d’hypothèses. On parvient ainsi à des visions beaucoup plus documentées, incroyablement plus fines et plus complexes que ce dont nous disposions jusqu’à présent. L’outil Web a donc une fonction d’accélérateur tant pour nos discussions internes, que pour ce qu’il permet ce dialogue très riche avec l’extérieur.
On va passer à un autre sujet. J’ai l’impression que tu t’appuies pas mal sur Barthes dans ta réflexion. En quoi est-il toujours pertinent dans la compréhension des images?
Roland Barthes a été l’un des rares, avec quelqu’un comme Edgar Morin, à comprendre une chose très importante qui, effectivement, me sert de guide d’une façon très déterminante. Dans le célèbre ouvrage Mythologies, il développe l’idée que toutes nos productions médiatiques, quelle qu’elles soient, indifféremment, peuvent être étudiées comme les contes et légendes des sociétés primitives. Autrement dit : des fabrications de récits qui sont les histoires dont nous avons besoin dans notre société.
Dans Mythologies, Barthes observe et décrypte de la même façon un article de journal, une publicité ou un film de fiction. Des types de récits qui d’habitude ne sont jamais placés sous un même microscope. Normalement, les récits de fiction –la littérature ou le cinéma– sont étudiés par des spécialistes de la fiction et de la narratologie. Et généralement une frontière infranchissable est posée avec ce que l’on appelle les récits factuels, dont le journalisme, la science ou les usages documentaires de la photographie. Mythologies fait exploser cette barrière en appelant tout cela des mythes. Pour moi, cela correspond vraiment à l’observation que j’ai pu faire des usages sociaux des images. Si je devais résumer d’un mot l’axe principal de ma recherche, je dirais que ce que je vois, ce que j’observe ce sont des images comme fictions. Et non pas comme outils de preuve, façon habituelle de penser en particulier la photographie, le domaine d’où je viens.
Cette découverte très surprenante, je l’ai faite sur le terrain. Elle n’est pas venue d’une lecture théorique mais vraiment de la collection du résultat de mes observations. Et, à chaque fois, je me dis « bon, comme le notait Barthes nous sommes face à la production d’une mythologie ». Attention, qu’il n’y ait pas de malentendu : fiction n’est pas le contraire de réalité. Fiction est un terme compliqué mais qui signifie un rapport avec le réel. Une fiction, très souvent est une façon de raconter le réel…
C’est une construction?
Voilà, sa caractéristique est d’être une construction artificielle, disons, mais elle a un rôle social ou anthropologique qui est de nous aider à comprendre quelque chose du réel…
Dans ce sens là, un journal est une fiction?
Un journal est une collection de fictions. Une collections de récits construits par des auteurs qui, en écrivant, font des choix narratifs. Et évidemment, tous ces récits nous aident à comprendre le monde. Ils sont pour nous des façons d’attraper le réel sous différents angles. Un film comme par exemple Il faut sauver le soldat Ryan est un récit de fiction qui nous dit énormément de choses sur la guerre, sur ce type de réalités très dures, que, peut-être, nous ne pouvons appréhender que par le détour de la fiction.
La question fondamentale que je me suis posé au début de ma recherche était : « à quoi servent les images dans un contexte d’utilisation sociale ? » Et finalement, ma conclusion est qu’elles servent de support à des récits. Elles servent d’écho à des fictions. L’approche de Barthes reste pour moi d’une pertinence totale. Il voulait faire sa thèse sur ce sujet mais cette thèse a été refusée par l’Université française. On peut le regretter. [rires]
Encore autre chose. Il y a un débat qui commence à déborder du champ universitaire sur le thème « Comment écrire l’histoire de la photographie aujourd’hui ? » Il y a eu récemment une conférence à ce sujet à la Fondation Henri Cartier-Bresson. Il semble désormais impossible de se contenter de définir des écoles esthétiques, d’écrire 10 lignes sur Walker Evans, 5 sur Diane Arbus. Tu as codirigé avec Michel Poivert L’art de la photographie (Citadelles & Mazenod, 2007) et dans ce livre vous lanciez des pistes pour sortir de ce catalogage historico-esthétique que ce soit dans l’introduction ou dans le découpage du livre. Quelles sont, selon toi, les directions à explorer pour renouveler le genre ?
Je ne sais pas si je vais pouvoir répondre concrètement à ta question. Mais je peux esquisser quelques pistes. L’Art de la Photographie est une forme de synthèse qui correspond pour nous au dernier état d’une discipline que nous avons choisi de renommer « une histoire de l’art photographique ». Ce qui est contenu dans L’Art de la Photographie s’est jusque là appelé « histoire de la photographie ». Et de fait, l’histoire de la photographie est essentiellement une histoire de l’art photographique. Donc autant nommer clairement les choses et reconnaitre que ce que nous avons fait n’est qu’une partie d’une histoire beaucoup plus large.
L’Art de la Photographie ne traite pas de la photo numérique, très simplement parce qu’il a été conçu avant que ce phénomène ne soit perceptible. La conception du livre remonte au début des années 2000. Mais c’est bien ainsi. C’est une sorte de clôture d’un processus et d’une tradition.
Les outils numériques et le Web –et là je parle à titre individuel– m’ont vraiment ouvert à une nouvelle compréhension des usages des images. Dans le registre médiatique mais aussi dans le registre privé : c’est la découverte de Flickr, et une espèce de sidération face à ce corpus incroyable. J’avais recherché des images d’amateurs du XIXe siècle, période sur laquelle je travaillais. Et c’était diablement compliqué. Je ne rentre pas dans le détail, mais disons qu’on a des échantillons extrêmement pauvres et stéréotypés d’une pratique dont, au fond, on ignore l’essentiel.
Donc d’un coup, en ayant accès, dans cette quantité et dans cette proportion, à la production amateur, je percevais des choses que je n’avais jamais vues. Par exemple, aujourd’hui cela me paraît évident, mais la première chose que j’ai vue sur Flickr, ce sont des chats et des chiens. Que font les gens avec la photo ? Ils se représentent eux, leur maman, leurs enfants et puis leurs animaux de compagnie. Voilà un truc auquel je n’avais jamais fait attention auparavant. Bien sûr, il y a quelques chats et chiens dans les albums de photo du XIXe siècle mais pas beaucoup parce que c’est compliqué à photographier, il faut l’instantané… Et là d’un coup il y en avait plein. Tu comprends ? Cela voulait forcément dire quelque chose.
Je me suis rouvert à des questions que j’avais totalement perdues de vue. Des choses très simples et très élémentaires mais qui sont des fonctions fondamentales de la photographie. Par exemple, faire une photo de son chat, j’ai appelé ça « mettre de l’amour en boite » [petits rires]. Là, la photo est un véhicule de circulation de l’affection et de conservation de l’amour. Photographier un animal est complètement désintéressé. Si je fais une photo de toi, tu peux ne pas être content, on peut interpréter à l’infini. Mais la photo de ton chat, tu la fais pour toi et elle ne raconte que cela : l’amour que tu portes à cet animal…
Et comment cela peut-il s’intégrer à l’histoire…
Ça rouvre complètement l’histoire de la photographie amateur. Cette donnée là, moi je ne l’avais pas intégrée. Cela revient à dire que la photo n’est pas seulement un outil de mémoire, de conservation, de preuve. Toute cette thématique assez lourde, cette vision policière de la photographie, comme le dit Walter Benjamin à propos d’Atget, est très partielle et très incomplète.
Il y aurait énormément de dimensions à ajouter. Celle de l’humour par exemple. Cela aussi était absent de mes problématiques et l’observation des pratiques amateurs, telles que nous avons pu y accéder par le web, a complètement changé ma façon de voir les images. Le Web met en visibilité des tas de choses qui existaient mais auxquelles on n’avait pas fait attention. C’est un fil que l’on peut tirer et qui permet de remonter jusqu’au XIXe siècle. Et donc, l’une des questions les plus importantes pour moi, aujourd’hui, concernant l’usage des images en général et de la photo en particulier est celle des effets de réception. Autrement dit, que fait-on, non pas quand on prend les images, mais après ? Que font les gens avec les images ? Comment en parlent-ils ? Sur Internet, ce que l’on voit, ce n’est pas tant les images que les usages des images. Ce sont les conversations à partir des images : les réactions, les interactions, la circulation, le buzz… La façon dont une image se déplace dans le réseau, comment elle va être recopiée, diffusée.
Toutes ces questions passionnantes modifient la vision que j’avais du corpus photographique en tant qu’objet produit. Par exemple, les œuvres d’art sont conçues par quelqu’un puis exposées et point final. Maintenant, pour moi, les images ont une vie beaucoup plus longue qui est celle de leurs usages (au pluriel parce qu’une même image peut être utilisée dans des contextes très différents). Et ce sont ces usages qui vont constituer son histoire. C’est une leçon du Web.
J’aimerais qu’on parle aussi de livres de photographie. Il y a quelques mois, j’ai été frappé en re-parcourant l’Histoire de Michel Frizot de constater qu’il n’y a pas une ligne sur les livres de photographie. Sans doute qu’à l’époque, en 1995, le sujet ne semblait pas encore significatif. Mais depuis une dizaine d’année les livres sur les livres se sont multipliés Pour l’essentiel, et c’est déjà pas mal, ils se sont consacrés à définir les chefs-d’œuvre du genre. Au pire chronologiquement au mieux en définissant, des thématiques, des mouvements, esthétiques, régionaux, etc. Donc, on reste dans une histoire de l’art classique. Le livre de photographie te semble-t’il un sujet intéressant d’un point de vue scientifique et quels pourraient-être selon toi les axes pertinents pour en traiter?
Bien sûr. La capacité du livre de photo –ou du livre illustré en général– est pour moi très proche du type de démonstration que peut produire une exposition. Ce sont des démonstrations essentiellement visuelles. Elles sont évidemment différentes de celles que peut produire un texte. Le texte peut poser une démonstration logique, mais la mise relation d’images va créer d’autres rapports et produire une démonstration qui peut, dans le meilleur des cas, être une démonstration visuelle autonome. Le livre de photographie conserve aujourd’hui absolument cette fonction essentielle, qui se trouve finalement étendue sur le Web.
Mais au fond, pour moi, il n’y a plus vraiment de frontières : ce sont des espaces de publication. Je suis assez d’accord avec François Bon, qui dit: « voilà, tout cela est maintenant un seul espace ». Le papier ne va pas disparaître, il garde ses spécificités. L’idée du codex est très importante. Le livre permet d’avoir quelque chose de synthétique, de très pratique et, en parallèle, on peut avoir des extensions en ligne sous la forme d’archives, de tout le matériel « gris » comme on dit en science : les actes de colloque par exemple. Toutes ces productions destinées à un lectorat pas forcément très étendu dont il serait difficile de faire un livre pour des questions de coût. Tout cela, pour moi, communique très bien. Mais l’espace de publication est ce lieu où l’on peut jouer avec les images. Et, à notre modeste mesure, sur Culture Visuelle, c’est bien ce que nous faisons. Mettre ensemble plusieurs images et commencer à les faire dialoguer entre elles est bien évidemment une dimension essentielle que l’on trouve dans le livre.
Justement, il y a quelques temps, le photographe Daniel Blaufuks me disait qu’il y a plein de livres de photo que l’on peut regarder sur un iPad et qu’à l’avenir, seuls ceux dont la forme nous plait en tant qu’objets-papiers auront une raison d’être édité classiquement.
Ça je ne sais pas. Ce qui est sûr est que l’iPad est aussi une forme révolutionnaire, un outil tellement bien pensé, tellement pratique et inventif dans ce que l’on peut en faire. L’iPad, ce n’est pas juste tourner des pages, il permet de fabriquer de l’interaction. Un peu comme les CD-ROM à une certaine époque, qui étaient des projets éditoriaux que l’on a un peu délaissé au profit d’un retour à des formes plus classiques. Mais je suis content que l’on revienne à des formes plus innovantes qui permettent des circulations qui ne sont pas possibles sur papier ou sur l’écran d’ordinateur. Des espaces intermédiaires sont encore à explorer.
Mais ce qui me frappe, c’est que nous continuons à utiliser tous ces outils en même temps. Je n’ai jamais acheté autant de bouquins que depuis 10 ans, depuis la révolution numérique donc. Et évidemment mes disques durs explosent aussi ! En réalité, nous consommons infiniment plus d’information qu’auparavant, mais nous pouvons mieux la gérer. Je ne crois pas du tout aux théories de l’overdose d’information. Je pense que l’information que l’on absorbe est celle que l’on peut gérer. Nous avons de nouveaux outils de gestion de l’information que sont les ordinateurs, les smartphones, etc.
Donc le livre ne disparaît pas et c’est merveilleux. Mais, il faut bien comprendre ce que tout cela signifie : nous avons besoin de tous ces outils à la fois. Je ne crois absolument pas qu’un outil va faire disparaître les autres. De la même façon qu’il existe toujours du théâtre, de l’opéra, que la télé n’a pas tué le cinéma. On continue à aller au cinéma, à payer sa place. C’est un plaisir et un événement auquel on accorde beaucoup d’importance. Je crois que le livre va rester parce qu’il est cher –en particulier les livres de photographie– un lieu un peu élitiste où va se manifester une production plus aboutie, plus sélective…
Oui, il ne s’est jamais publié autant de livres de photographie que maintenant. Il y a le phénomène de l’auto-édition très lié aux possibilités numériques, des festivals, des expositions comme celle sur les livres latino-américains en ce moment au Bal. Alors c’est, en effet, peut-être un peu élitiste…
Oui, je crois que le livre est une forme très moderne finalement. Je relisais récemment des textes d’historiens sur l’essor de l’imprimerie. La proximité est incroyable entre ce qui s’est passé au moment de l’invention de l’imprimerie au XVe siècle et aujourd’hui, Internet et les outils numériques. Cette histoire de démocratisation des moyens de diffusion de l’information est tellement proche ! L’imprimerie va permettre aux langues vernaculaires de se développer contre le latin. Et ainsi, le livre va servir de canal politique pour défendre, par exemple, le protestantisme et la Réforme. Les fameuses thèses de Luther vont trouver dans l’imprimerie un moyen de diffusion très important. On retrouve exactement les mêmes phénomènes aujourd’hui. Internet est un lieu de revendication pour une nouvelle culture de l’appropriation. Cela pose, par ailleurs, énormément de problèmes relatifs au droit d’auteur. Mais il s’agit d’une façon de reconfigurer l’espace symbolique.
Cette proximité entre deux technologies d’époques différentes, mais qui fondamentalement, portent une même signification sociale, celle de la démocratisation et de la diffusion du savoir et de l’information, je crois que c’est quelque chose qui sera impossible à défaire. Selon moi, les deux vont rester présents en même temps.
Pour finir, et il me semble que ça rejoint peut-être les visual studies, il y a toute une tendance chez les artistes, dans la lignée de Joachim Schmid, à concevoir des livres où ils réutilisent des photos trouvées sur Flickr, ou maintenant sur Google Street View qui devient un genre éditorial à part entière [rires d’André]. Avec en plus, pas toujours mais souvent, l’édition via Blurb. L’usage de la photo trouvée n’est pas neuf, mais que t’inspirent ces pratiques qui mêlent nouvelles technologies, appropriation de photos amateurs et livres ?
J’y vois exactement l’application, ou le symptôme, de l’émergence de cette nouvelle culture de l’appropriation. Il faut bien comprendre que ce qu’elle déplace est fondamental. Car dans « appropriation », il y a bien entendu « propriété » et c’est donc notre relation à la propriété qui est transformée. Toutes nos sociétés reposent sur le dogme de la propriété. Cela a été énormément débattu au XIXe siècle avec Marx, Proudhon… Ce qui se passe est de la même ampleur. Donc derrière ces pratiques, il y a une vision de la société. On le voit dans l’affaire MegaUpload qui n’est qu’une petite histoire de contrefaçon. Et d’un coup, voila une opération militaire à l’échelle internationale avec le FBI qui intervient comme dans Mission Impossible. On voit des gens descendre d’un hélicoptère comme s’il s’agissait d’assassiner Ben Laden. La disproportion entre le motif et les moyens mis en œuvre illustre, pour moi, le fait qu’il s’agit d’une guerre culturelle. C’est un conflit très puissant de représentations sociales. Deux mondes se rencontrent et s’affrontent…
Et donc les artistes participent…
Les artistes participent de la mise en visibilité de cette nouvelle culture révolutionnaire de l’appropriation. Elle porte en même temps le pire et le meilleur : de nombreux dangers et simultanément de très nombreuses possibilités de reconfigurations de l’espace social. C’est à nous tous maintenant de créer l’espace qui nous convient avec ces outils.
9 réflexions au sujet de « Une conversation avec André Gunthert »
Ce qui est remarquable, dans cet interview (en particulier dans la seconde partie) c’est que la question de l’avenir de la photographie, dans ce qu’elle proposerait de « nouveau », est bien plus traitée – et avec raison – du point de vue de son appropriation et de sa circulation que par rapport aux contenu même des images (dont on sent que depuis un moment, formellement il n’innove pas). On aborde ainsi la réutilisation (le remix) par « certains artistes » de ce qui existe déjà. Bon. En somme, sans se l’avouer on tourne un peu en rond, avec le vague espoir que la technologie, les réseaux nous feront découvrir des rivages tout à fait vierges, excitants. Une sorte de nouvelle planète où l’amateur – ce grand mitrailleur de chats – saura plus que tout autre tirer son épingle du jeu. Par ailleurs, s’il est vrai que jamais autant de livres de photographies n’ont été publiés, jamais autant, d’un autre côté, n’ont connu les crocs du pilon (pour ceux dont le tirage n’est pas trop confidentiel). L’iPad « HD » vient de sortir, avec un écran Retina de derrière les fagots. Une bombe. Espérons qu’en version A3 (on peut rêver) il vienne bientôt régler cette triste affaire de papier.
J’ai développé plus longuement la question du remix comme nouveau modèle de la culture numérique dans ce billet: « L’œuvre d’art à l’ère de son appropriabilité numérique » http://culturevisuelle.org/icones/2191
@NLR « L’iPad “HD” vient de sortir, avec un écran Retina de derrière les fagots. Une bombe. Espérons qu’en version A3 (on peut rêver) il vienne bientôt régler cette triste affaire de papier. »
En tant que photographe, je ne « développe » pas un même fichier de façon identique s’il est destiné à être imprimé ou affiché sur un écran. Ca tient à la fois au fait que dans un cas la lumière est réfléchie par les colorants, alors que dans l’autre elle est transmise, et à la différence de résolution entre une image imprimée et une image visualisée sur un écran. Des écrans A3 avec une haute résolution seront, me semble-t-il, encore une nouvelle utilisation des images qui n’aura ni l’accessibilité de l’Ipad, ni le rapport symbolique à l’objet et à la rareté au moins relative du livre ou du tirage.
« En somme, sans se l’avouer on tourne un peu en rond, avec le vague espoir que la technologie, les réseaux nous feront découvrir des rivages tout à fait vierges, excitants. » Je pense que ce n’est pas seulement que le web « met en visibilité des tas de choses qui existaient mais auxquelles on n’avait pas fait attention » comme l’affirme André dans son interview, mais qu’en créant de nouveaux usages pour les images, il suscite également la création de millions d’images.
Ce n’est qu’exceptionnellement qu’une oeuvre a été considérée comme telle par la société englobante en raison d’un contenu qui innoverait formellement. C’est le marché qui va décréter sa singularité et donc sa valeur économique, garantie ultime jusqu’à présent de sa valeur artistique. Si nous avons du mal à identifier parmi ces millions d’images celles dont les contenus innoveraient, c’est parce qu’elles n’ont pas de valeur économique. Le marché de l’art donne l’impression de tourner un peu en rond, parce qu’il est à la remorque d’une pratique sauvage et « amateur », et que son appropriation par des auteurs reconnus comme tels pour lui conférer une valeur économique semble finalement bien modeste, si ce n’est accessoire, par rapport à ce qui se passe sur Internet.
Je trouve que c’est un résumé intéressant, il est toujours bon de connaître les expériences marquantes dans cette aventure. J’ai beaucoup aimé le passage concernant la découverte de « l’amour en boîte » (je dis cela sans aucune ironie). Un truc m’a un petit peu chiffonné cependant: sans du tout vouloir remettre en cause l’idée de base, c’est l’assimilation récit-fiction. Or une narration n’est pas forcément une fiction, ou ne se donne pas forcément comme telle, même si elle peut être reçue de cette manière…Arrchhhh !, je ne m’y retrouve pas non plus – mais il y a le risque de généraliser la situation au point de ne plus y retrouver son chat, non ? 😉
@André G. Merci pour le lien, très bon rappel. (Et l’illustration du propos par l’intervention de « Boulet » avait été pour le moins captivante 🙂
@Thierry D. (A) Oui, en effet c’est différent. Pour ma part quand j’ai une sortie quadri ou une sortie écran, un changement de profil ICC s’impose, d’un gamut à l’autre, mais au niveau du traitement colorimétrique je fais pareil. Pour ce qui concerne la résolution, comme nous sommes en 72dpi en écran contre un 300 voire 400 dpi en impression de qualité, il est clair que ça change le poids du fichier. Or d’ici très bientôt la technologie qui porte « Retina » (à plus de 300 dpi de résolution) sera égale voire supérieure à celle du papier. Des écrans de grandes dimensions verront le jour (iPhone, puis iPad, puis tablette A3 de retouche, etc. Ça ne peut que se développer à mesure de la vélocité des processeurs multicoeurs embarqués.) Je vois assez bien des galeries d’art (par exemple) se munir de tels écrans (A2, A1, A0…) et passer des photographies avec un impact visuel supérieur aux meilleurs « tirages lambdas » d’aujourd’hui. Va se poser le problème, comme vous le mentionnez, du rapport symbolique à l’objet (la valeur marchande du tirage inamovible, vs l’aspect liquide de l’image numérique que des écrans THD présenteront). De nouveaux « Gurskis » naîtront, qui mettront sur le marché des écrans où il sera possible d’afficher une série entière d’images, comme un diaporama. (Diaporamas montrant, pour certains artistes, leur travail plastique sur les dataviz en temps réel… magnifique ! – et nouveau.) Ce sera peut-être ça les nouveaux objets (d’art) : un support qui ne sera plus lié à ce qu’il montre (comme c’est encore le cas pour les tirages analogiques, les photographies « à papa ») et dont la qualité sera supérieure. Bien sûr il sera alimenté par des batteries solaires standard (on sera quand même en 2040, ne l’oublions pas 😉
Et ce sera la guerre entre les tenants de « l’objet fixe » et ceux de « l’objet liquide » ; ces derniers finiront bien sûr par l’emporter…
(B) Disons qu’une oeuvre, prise dans la masse, se singularise par la valeur que lui attribue le marché (parfois arbitrairement et pour des raisons qui échappent à l’analyse artistique pure). Ainsi telle oeuvre se voit propulser vers les sommets alors qu’elle est intrinsèquement beaucoup moins « nouvelle » qu’une autre restée dans l’ombre. On est là dans la pure économie libérale, la pure spéculation surtout. Au détriment de la valeur réellement artistique – novatrice – de l’oeuvre (qui doit parfois attendre des années voire des siècles pour émerger, être reconnue). Un excellent documentaire, « L’Art s’explose », était passé sur Arte, qui explique comment se monte la « valeur » des artistes. On voit qu’on est tout à fait à côté des considérations artistiques, ou novatrices, des oeuvres. Et qu’on est bien au delà, c’est édifiant. Je ne peut que le conseiller à qui ne l’a pas vu. Premier volet ici :
http://www.dailymotion.com/video/xbc5g1_l-art-s-explose_news
(le reste se déniche assez facilement sur Daily ou YouTube)
Par ailleurs, la condition de « nouveauté » dans l’art contemporain est moins importante qu’avant, moins essentielle. On lui préfère désormais ce qu’on appelle la « mythologie individuelle », plus simplement : la cohérence.
D’ailleurs je pense que la technologie du futur pour les écrans – les surfaces de visualisation – sera une sorte de mix entre le RVB (lumière additive) et le pseudo-pigment (en soustractif, qu’on voit déjà sur les liseuses à « encre électronique »). Oui c’est ça la clé : l’encre électronique en réseau de pixels ultra fin. Moins de fatigue oculaire, et une impression visuelle égale, même supérieure, à l’impression sur papier. On pourra parler quasiment d’ « impression liquide », manipulable et interchangeable à l’envi dans un même support. Les tireuses lambda et autres peuvent se faire du souci 🙂
@NLR : mais non, le futur, c’est ça : 😉
Synthetic biology ou « bacterial photography »..
http://polaris.icmb.utexas.edu/paper-pdfs/NatureNewsStory.pdf
On fera des photos avec Escherichia Coli et on aura des super écrans viraux du fait que les virus sont plus speed (meilleur affichage). Faudra faire gaffe tout de même aux interactions bactéries-virus…
@Thierry, NLR: De façon plus générale, la règle énoncée par Kant, qui fait de l’originalité le critère premier de l’art, est une déclinaison logique de la pensée de l’art comme « poétique » (Aristote), autrement dit comme création absolue (l’art est comme un Dieu ou comme la Nature, qui créé absolument – à noter que cette idée est désormais largement contredite par la biologie, qui dessine un paysage buissonnant d’interrelations et de micromutations). La pensée contemporaine est effectivement beaucoup plus « écologique » et « sociale »: elle privilégie la prise en compte des interactions, qui sont les véritables moteurs de la valorisation. Dans ce contexte, internet est une forme beaucoup plus intéressante que le système un peu grippé de l’innovation, battu en brèche par la pensée relationnelle. C’est la raison pour laquelle la forme privilégiée de l’expression culturelle est aujourd’hui le remix beaucoup plus que l’oeuvre dite « originale ».
@ Pierre: Le billet sur l’amour en boîte est ici: « Les chats, les marmottes et les fins de la participation » http://www.arhv.lhivic.org/index.php/2008/07/29/774
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