Les classes populaires croient-elles à leurs mythes?

La nausée. Lire un ramassis de clichés sur Le Nouveau Détective dans Article11, qui taille sans peine un costard au « torchon trash » en livrant quelques recettes fictionnelles – sans se rendre compte le moins du monde que le billet use et abuse lui-même de facilités semblables: entrée en matière anecdotique et clôture obligée sur le soutien au Front national (repiquant la matière d’un billet de Jean-no), le tout emballé dans une série de qualificatifs et de formules lourdement disqualifiantes (« Le Nouveau Détective rôde dans les kiosques… ») qui sentent bon le lâcher de bourgeois en culture populaire.

C’est sûr, Le Nouveau Détective ne sent pas la rose. Mais en tirer ce portrait d’un journal de mémés assoiffées de sang est une façon élégante de passer radicalement à côté du problème. Il s’avère que je feuillette assidûment ce canard depuis quelques mois, attiré là par les dessins du couple d’illustrateurs Bachelot-Caron. Si ce journal résiste depuis si longtemps à l’usure, c’est qu’il dit quelque chose d’essentiel sur le mythe et la fiction, et nous met en connexion directe avec la dimension tripale du récit, celle-là même qui intéressait Aristote.

On peut dire « gore » et « malsain » – ce qui signifie juste: vade retro Satanas! On peut dire aussi: horreur et pitié, et là, on comprend mieux que les sentiments provoqués par ce type de littérature ont une vieille histoire. Œdipe Roi raconte celle d’un gars qui a tué son père et épousé sa mère. Pour faire de ce fait divers une tragédie, Sophocle lui donne une dimension anthropologique et peint Œdipe en « victime émissaire », selon l’analyse de René Girard. C’est gore, et sacrément malsain. La psychanalyse y aperçoit une structure de l’inconscient, qui comme chacun sait n’est pas un long fleuve tranquille. La tragédie, c’est le destin qui sonne à votre porte. Les spectateurs du théâtre grec, les lecteurs de Détective ou les téléspectateurs du « Droit de savoir » cherchent le même ressort: celui de la confrontation avec la tragédie. Celui qui effraie et rassure, qui secoue et qui soigne, comme des montagnes russes du symbolique.

On peut penser que ce qui sépare Sophocle de Détective, c’est le sous-texte politique qui choque tant Article11. Mais la tragédie a besoin d’une morale. Aristote le suggère: l’horreur est insupportable si l’on ne peut en tirer une leçon. Comme Sophocle, Détective n’arrête pas de tirer des leçons des drames qu’il expose. On peut trouver ces leçons proches des idées du FN – ou bien se dire qu’on observe ici le degré zéro des croyances, qui alimentent aussi bien les organes qui s’adressent aux milieux populaires que la doctrine d’un parti populiste. Oui, la morale de Détective est une morale à deux balles, mais pour y comprendre quelque chose, il vaut mieux lire les analyses de Vincent Goulet sur les usages des médias par les classes défavorisées que la stigmatisation expéditive d’Article11. Une observation un peu moins orientée a tôt fait de découvrir, aux côtés des clichés sécuritaires, tout le répertoire des proverbes et maximes de la sagesse populaire («Y a-t-il des destins faits pour la joie, d’autres pour le malheur?», LND, 11/01/2012), qui structurent l’interprétation des récits.

Ah oui, la fiction, en principe, n’a rien a voir avec le journalisme. Eh bien, ce qu’on apprend en lisant Détective, et ce n’est pas une leçon accessoire, c’est que la frontière entre les genres n’empêche nullement de mobiliser les caractères de la fiction. Non seulement le journalisme peut être narratif – ce qu’on peut vérifier à la lecture de n’importe quel article de Raphaëlle Bacqué –, ce qui implique l’usage de ce que Barthes appelait des « effets de réel », qui relèvent du romanesque. Mais plus encore, l’horreur des situations que privilégie l’hebdomadaire crée un espace où le rapport au réel est comme distendu. De nombreuses rumeurs circulent à propos de ce type de presse, qui la soupçonnent d’inventer purement et simplement certains sujets. Cette suspension de la croyance est un effet de réception typique de la tragédie: ces histoires sont à proprement parler incroyables.

Incroyable, mais vrai! – comme le répétait avec des accents à fendre l’âme l’ex-Monsieur tragédie d’Europe 1, Pierre Bellemare (Les Dossiers extraordinaires, Histoires vraies, Les Grands crimes de l’Histoire, Les Tueurs diaboliques, Les Assassins sont parmi nous, Histoires chocs, La Peur derrière la porte, Journées d’enfer, etc…), narrateur halluciné de destins brisés et autres catastrophes, qui toutes respectent à la lettre la conventionnalité paradoxale du romanesque journalistique. Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes? s’interrogeait Paul Veyne, dans une magnifique réflexion adressée à la méditation de l’époque contemporaine.

Si on ne lit que Le Monde, comme Gérard Genette, on peut croire que ces formes narratives sont une exception dans l’univers journalistique. C’est l’inverse qui est vrai. De l’astrologie aux soucoupes volantes en passant par la projection enthousiaste des conquêtes de la science, l’irrationnel et le romanesque irriguent en permanence une production médiatique que personne n’achèterait si elle ne comblait pas les attentes du public.

On peut rejeter, en bon kantien sûr de ses Lumières, cette mythologie dans l’enfer du populisme. Moi, je me souviens d’avoir tremblé d’effroi et de plaisir en écoutant Pierre Bellemare, il y a bien longtemps, avant que les humanités ne me lavent le cerveau. S’il y a autant de morale obtuse dans le jugement sans appel d’Article11 que dans les colonnes de Détective, seul le second témoigne d’une compréhension approfondie des ressorts de la culture populaire. Faut-il abandonner cette compréhension aux marchands de sensationnel en faisant des signes de croix pour conjurer le mal?

44 réflexions au sujet de « Les classes populaires croient-elles à leurs mythes? »

  1. Dans le livre 150 petites expériences de psychologie des médias : Pour mieux comprendre comment on vous manipule, de Sébastien Bohler (ex. Arrêts sur Images ; Cerveau & Psycho), on apprend qu’il a été démontré expérimentalement que les circuits neurologiques de la douleur (qui s’activent lorsqu’on ressent une douleur physique mais aussi lorsque l’on ressent une douleur psychologique) sont précédés par une activation des circuits du plaisir (qui n’est pas proportionnée à la douleur mais qui, c’est une intuition personnelle en tout cas, doit varier selon les gens, leur éducation,…). Or les grands singes, et notamment l’homme, sont capables de ressentir tout ça non seulement pour ce qui les concerne, mais pour ce qui concerne nos semblables, puisque nous savons faire preuve d’empathie : si je vois quelqu’un se faire torturer, ou simplement quelqu’un pleurer, ça me fait souffrir et donc ça m’a activé des circuits neuronaux du plaisir.
    Dans ce cadre, on comprend en quoi les faits-divers scabreux ou les fictions sentimentales ou horribles peuvent nous toucher, nous attirer, nous fasciner. Personnellement je ne lis pas Le Nouveau Détective, mais ses titres parviennent à faire travailler mon imagination, et je ne boude pas les histoires sordides qu’on peut lire dans les éditions départementales du Parisien : à seulement deux kilomètres de chez moi, l’amant de sa femme et sa femme l’ont torturé, brûlé et jeté dans la Seine ! L’histoire n’a même pas besoin d’être vraie pour fonctionner, d’ailleurs, mais le côté « histoire vraie » ajoute quelque chose… Je comprends qu’on ait une répulsion pour ce bouillon d’émotions et de sensations contradictoires que nous ressentons face aux plus atroces expression de la misère humaine… En rousseauiste de base, je ne pense pas qu’on puisse échapper à la nature, et il ne suffit pas de faire des signes de croix devant ce qui nous répugne pour espérer se faire croire qu’une partie de nous n’est pas voyeuriste. Ceci dit, cette répulsion est très fertile, dans un sens, elle force chacun à inventer des prétextes aussi ahurissants que nobles pour expliquer en quoi une histoire l’intéresse – on a constaté ça en long et en large avec l’affaire DSK, qui, du bout des doigts et en se pinçant le nez semble avoir été l’unique sujet de la presse pendant des mois, malgré la pauvreté des informations concrètes dont nous disposions.

    Reste un autre problème, qui est celui des arrières-pensées politiques. Si je pense que le fait-divers est humain, j’ai vraiment eu l’impression, en lisant Le Nouveau Détective, d’un propos politiquement très orienté, ce qui mérite attention quand on sait le nombre de lecteurs de ce journal. Je trouverais intéressant de produire une analyse poussée et continue des thèmes abordés, des éléments de discours politique distillés, mais aussi de la sociologie du lecteur,…

    Quoi qu’il en soit, Le Nouveau Détective me semble un excellent sujet d’étude. Si je me fie aux récits d’espionnage ou d’enquêtes, on trouve beaucoup de choses passionnantes dans les poubelles.

  2. @Jean-no: Je suis totalement incompétent pour juger de la pertinence de la vision cognitiviste, mais je pense qu’on a encore pas mal de boulot narratologique pour comprendre les mécanismes de la fiction. La lecture par Barthes de Paris-Match ou de Elle chez son coiffeur a débouché sur Mythologies. Je trouve juste dommage que Genette n’ait jamais eu l’occasion d’ouvrir un numéro de Détective, ça l’aurait peut-être conduit sur des pistes imprévues… 😉

    Côté politique, il est clair que LND n’est pas exactement sur la ligne du Front de gauche (ce qui donne à réfléchir sur les représentations des classes populaires)… Oui, la France d’en bas partage aujourd’hui largement l’obsession sécuritaire. Comment pourrait-il en être autrement, alors que tous les partis de gouvernement, secondés par les grands médias, n’ont fait que caresser cette croyance dans le sens du poil? En revanche, il ne me semble pas que le journal colle à la dérive ouvertement xénophobe qui est celle de la majorité de droite depuis 2007.

    @Lola Velin: Merci du signalement!

  3. @André : l’article sur la « prophétie » de Jean Raspail sur lequel j’étais tombé validait clairement un délire xénophobe (pas forcément raciste par contre) intéressant parce qu’il exprime la mauvaise conscience des pays développés et la peur d’avoir à « payer la note ». À la réflexion, la confusion totale entre l’actualité fantasmée et un roman d’anticipation vieillot est assez amusante, et après tout, le post-colonialisme décomplexé de Pascal Bruckner ou les bouffées d’angoisse furieuse d’Éric Zemmour, d’Élisabeth Lévy ou encore d’Alain Finkielkraut, toutes personnes lettrées, informées, érudites, théoriquement capables de distance, est peut-être plus angoissant, car le fond n’est pas très éloigné, mais un épaisse couche de vernis intellectuel lui offre une respectabilité plus importante parmi les gens qui ont un pouvoir de décision.

  4. Hello M. Gunthert,

    Quelques remarques, en passant :

    Le billet en question ne se voulait absolument pas une analyse exhaustive. C’est un billet de blog, présenté comme tel, qui ne prétend pas à autre chose que rendre compte rapidement de quelques lectures (scrupuleuses) d’un titre de presse avec tout ce que cela implique d’individualité assumée et de points non abordés. Des raccourcis ? Forcément : impossible de faire le tour de la question en quelques paragraphes. Ceci dit : je ne pense pas avoir vraiment noirci le tableau tant chaque numéro est d’une médiocrité accablante, fond comme forme.

    Vous me taxez plus ou moins de mépris de classe (« lâcher de bourgeois en milieu populaire », pas moins…)… well, c’est un peu expéditif. Un mass-média ne pourrait pas être attaqué en règle dès lors qu’il est considéré comme populaire ? Quid de TF1, de RTL 9 ou de France Soir ? Pour critiquer leurs messages, il faudrait toujours prendre ce recul historique et philosophique que vous pratiquez de manière un peu désincarnée dans votre billet ? Du Nouveau Détective, je ne retiens au fond qu’une chose : il porte avec une constance désarmante une idéologie et un imaginaire dangereux (hélas dans l’air du temps). Ce constat fait, je ne nie pas, bien au contraire, qu’il y ait un travail à mener en profondeur sur les ressorts d’achat d’une telle presse et ce qu’ils révèlent. Ce n’était pas mon angle : je visais ceux qui le fabriquent, pas ceux qui le lisent.

    Quant à ces formes de journalisme mobilisant des ressorts irrationnels, je n’ai rien contre elles, de loin, tant qu’elles n’instillent pas une vision du monde si bornée, dangereuse et uniforme. Pierre Bellemare, oui, pourquoi pas, idem pour les UFOlogues et l’astrologie ; mais on en est loin. Le Nouveau Détective est tout sauf un appel à l’imaginaire, au romanesque, au merveilleux ou à ce que vous voulez. C’est au contraire le degré zéro de l’ouverture au monde, un appel au bunker.

    Lémi

  5. On dit que la vérité dépasse la fiction. On peut etre touché par la façon avec laquelle l’homme (et la femme) réagissent en situation de danger et d’urgence. De veritables tragédies se déroulent tout les jours….je suis étonnée du manque de curiosité et de volonté de les connaitre. Ci joint un compte rendu d’enquete de Michel Mary, journaliste au Nouveau Détective :

    « Une nuit d’horreur à Gonesse »
    …/…
    (MAJ: citation supprimée à la demande de la victime)

    Nous sommes illustrateurs pour le journal depuis plusieurs années « l’horreur des situations crée un espace ou le rapport au réel est comme distendu » cela nous arrange, nous donne une liberté formelle que nous n’avons pas dans les autres journaux avec lesquels nous travaillons (Le New Yorker, Le Monde, Libération…..)

    IL y a trois ans Chabrol nous disait qu’il lisait régulièrement LND comme son ami Truffaut, passionnés par toutes ces histoires vraies sources magiques et excitantes à leurs narrations. Simenon et Kessel sont les premiers à écrire dans Détective…voilà du mieux pensant qui devrait rassurer la bonne morale à deux balles qui critique la morale à dix balles…..à poursuivre…..Nous vous invitons samedi 28 janvier 3, rue Charlot à venir voir nos images au Passage de Retz ; certaines sont issues du journal.

    Merci LND, nous pourrons poursuivre ce débat de vive voix.

  6. @Lémi: Merci pour votre réponse. D’accord sur l’idéologie véhiculée, mais je doute de l’efficacité de « l’attaque en règle » contre le mass média, qui ne convaincra que ceux qui sont convaincus d’avance, et qui ne consomment pas ce type de presse. Même si ça paraît la solution la plus confortable, je ne crois pas que jeter simplement Détective, RTL ou TF1 à la poubelle soit la meilleure réponse à apporter aux questions sociales et culturelles que nous posent ces médias. Je préfère pour ma part les interroger comme des symptômes d’un journalisme ordinaire, dont je suis frappé de trouver aussi les traces dans des organes plus respectables – mais je réfléchis ici à haute voix… Je ferai suivre ces réflexions trop générales de quelques exercices d’observation plus approfondis pour essayer d’y voir plus clair.

  7. Question hors sujet : Ou trouvez vous ces images de Unes de journaux que vous utilisez pour illustrer vos articles ?
    Etudiant en communication, je souhaite conserver à titre personnel les unes des journaux principaux, et je croyais que c’était chose faite en recevant la newsletter de revue2presse.fr. Or il s’avère que les images de la newsletter sont des liens pointant vers des ressources qui sont actualisées tous les jours.

    En gros, à moins d’enregistrer à la main tous les jours, je n’ai pas trouvé de moyen de me constituer une bibliothèque de Unes.

    Auriez-vous une astuce à me proposer ?

    Merci d’avance.

    Cordialement.

  8. @Marjolaine et Louis: Merci pour votre commentaire! Celui-ci illustre un autre aspect très caractéristique de LND, qui est de proposer une narration au long, un traitement qui a aujourd’hui pratiquement disparu de l’offre médiatique.
    Il nous rappelle aussi que la dimension populaire n’est pas que dans le traitement: ces tragédies sont des histoires de pauvres. Pas étonnant que les bourgeois se sentent peu concernés par cet exotisme de banlieue.

    @Ced: J’utilise également revue2presse, dont j’archive à la main les Unes qui m’intéressent. On peut imaginer d’automatiser un système d’aspiration, mais il n’existe pas de solution toute faite.
    Pour la presse internationale, on peut renvoyer à http://www.newseum.org/, qui suppose de même un usage en temps réel.
    Plusieurs sites de vente proposent des couvertures anciennes, on peut trouver un large échantillon de celles de Détective sur: http://www.affaires-criminelles.com/revues_detective.php (signalé par Patrick Peccatte).

  9. « Oui, la France d’en bas partage aujourd’hui largement l’obsession sécuritaire »

    Pour le coup c’est la poêle qui se fout du poêlon (je me permets d’utiliser une expression « populaire » vu que j’estime en faire partie) et c’est vous qui allez vite en besogne.

    Voilà bien en effet une affirmation qui n’est pas sourcée dans votre article et ne repose à ma connaissance sur aucune étude qualitative récente. Un préjugé vis à vis des classes populaires?

    N’ayant rien lu récemment, je ne peux m’appuyer que sur le comportement des gens autours de moi, qui sont loin d’être aussi univoques vis à vis de ces questions sécuritaires. Il y a beaucoup plus de lucidité envers ces questions qu’on ne l’affirme généralement. On nous raconte aussi que le FN cartonne dans les classes populaires, alors que sa progression est largement due à son succès dans les CSP moyen +.

    Aujourd’hui, le racisme et l’angoisse sécurité dégoulinent « d’en haut » et cette obsession est surtout largement portée par les classes moyennes et j’aimerai bien que lorsqu’on se réclame d’une certaine rigueur intellectuelle, on s’y tienne donc.

  10. @ced & André: revue2presse archive quelques Unes. En général pas au delà de 8 à 10 jours, mais cela peut être utile si l’on a raté un épisode. Elles sont classées dans des dossiers http://www.revue2presse.fr/archive/newspaper/ et le nom du fichier jpeg se termine par la date. Par exemple:

    Le Figaro du 12 janvier:
    http://www.revue2presse.fr/archive/newspaper/lefigaro/lefigaro-cover-12-01-12.jpg

    Libération du 5 janvier (Bourdieu):
    http://www.revue2presse.fr/archive/newspaper/liberation/liberation-cover-05-01-12.jpg

    Comme je le disais, ce n’est pas vraiment une archive, et cette dernière Une ne sera probablement plus en ligne demain.

    Par ailleurs, le site des Unes de la PQR dispose depuis peu d’archives. Il suffit de donner la date en paramètre de l’URL. Par exemple les Unes du 1er janvier 2011:
    http://unes.spqr.fr/?date=20110101

    Enfin, ne pas oublier Google Images et son opérateur « site: ». Par exemple les Unes archivées sur revue2presse pour décembre 2011: http://bit.ly/x5DF0u

  11. Pour les Bobos, le peuple n’est rien d’autre qu’un ramassis de brutes avinées et racistes, de beaufs moustachus et de grévistes peloteurs, complètement dépourvu d’intelligence et toujours prêt à porter au pouvoir n’importe quel führer.
    Ça n’a rien de nouveau, en fait. C’est du racisme social, et le racisme social est non seulement permis, mais souvent encouragé.
    Je me rappelle de l’interprétation faite par M. Philippe Marlière ( professeur à Londres et intellectuel de Gauche en vue ) du succès populaire du film « bienvenue chez les Chtis ».
    Pour lui, ce succès ne pouvait s’expliquer que par une forme de racisme spécifique aux gens du Nord, ou vis-à-vis des gens du Nord, je ne sais plus. Il n’avait tout simplement pas remarqué que les valeurs qui s’exprimaient dans ce film étaient simplement de vieilles valeurs ouvrières…

    @Ardwenn

  12. @ André Gunthert

    Merci itou pour votre réponse.

    Je suis d’accord avec vous pour l’absence d’ « efficacité » et ne me leurre pas : une telle critique ne vise qu’à présenter ce journal à ceux qui ne le lisent pas, prêche pour des convaincus. Ce que sont, en majeure partie, les lecteurs d’Article11, par la force des choses. C’est d’ailleurs une question récurrente pour nous (surtout depuis que l’on fait une version papier) : comment faire en sorte de toucher des gens qui seraient plus éloigné de notre ligne, voire de notre milieu, sans rien lâcher sur le fond (Une rubrique faits-divers sanglantes, maybe…) ? On a pas fini de se la poser…

    Sinon, je suis d’accord avec vous quand vous dites « Je préfère pour ma part les interroger comme des symptômes d’un journalisme ordinaire, dont je suis frappé de trouver aussi les traces dans des organes plus respectables ». Après réflexion, je pense que c’est surement là que mon papier pêche le plus : en isolant le ND, il semble en faire le seul pourvoyeur de cette approche morbido-racoleuse, ce qui est évidemment totalement erroné. Je me permets de vous citer un commentaire laissé sous mon billet sur Article11, signé Pièce Détachée : « à moi aussi, Le nouveau détective semble ne faire que présenter sous forme concentrée ce que la presse mainstream « respectable », munie de tous masques, pinces à linge et désinfectants supposés idoines, nous force à respirer chaque jour sous forme de brise d’ambiance. » Je trouve ça très juste. Et je pense que le sujet mérite d’être poussé plus loin. Perso, j’y réfléchirais. Et y consacrerais peut-être un article plus poussé. Puis je viendrais observer sa démolition en règle sur Culture visuelle (smiley rhabillé pour l’été)…

    Salutations,
    Lémi

  13. @Ardwenn : vous avez raison de dénoncer les généralités, mais vous en faites vous-même en commençant par nous apprendre ce qu’est la vérité « pour les bobos ».
    Et dire qu’on avait enterré la lutte des classes 🙂

  14. @Patrick Merci beaucoup pour les infos ! Cependant la bonne surprise est que j’ai cliqué sur votre lien qui mène à la Une de Libération sur Bourdieu, et j’ai réussi à retrouver la Une de Libération 1 an plus tôt (5 janvier 2011) juste en changeant le chiffre correspondant dans l’URL !

    C’est surement dû au cache de Google. J’ai rendu un dossier aujourd’hui, et ça m’aurait été utile de savoir ça avant, mais je suis bien content de le savoir néanmoins 😉

  15. @Jean-no

    Qui a enterré la lutte des classes ?
    Au quotidien, désolé, je n’ai jamais rien remarqué, sinon un recrudescence du mépris de la part, justement, de ces Bobos-là…

  16. je n’achète pas ni ne lis ce genre de périodique pour la raison qu’il me semble qu’il participe à conforter la célèbre formule selon laquelle ‘ le fait divers fait diversion ‘. Par conséquent j’ai un jugement très négatif à son endroit mais j’avoue ne pas le détester autant que d’autres car mon père le lisait souvent.
    Dernière confidence : la lecture du long compte rendu de l’affaire de Gonesse militerait, à mon avis, en faveur du ND : si la violence et le sang y sont bien, le récit ne semble pas s’y complaire et il est par ailleurs bien mené.
    Ceci étant dit je continuerai à ne pas lire ce genre de revue ( sauf chez le médecin )à cause du poison qu’il distille.

  17. Une remarque en passant. A part quelques chiens de garde et les passe-plats des média dominants, personne n’a enterré la lutte des classes. C’est un angle d’attaque du réel qui est toujours utilisée en sciences humaines, et pour des raisons légitimes. L’un des plus grands succès des classes dominantes ces dernières années fut de réussir à faire croire qu’elle n’existe plus, qu’elle n’est plus un angle d’analyse valable, qu’elle est obsolète.

    On ne le répètera jamais assez, mais ce sont ceux qui critiquent Marx sans nuance(et il ne s’agit absolument pas ici de dire qu’il ne s’est jamais trompé ou qu’il faut tout reprendre au pied de la lettre) qui ne l’ont généralement jamais lu (même pas un bout de texte de 2 pages).

  18. @Lémi: Bon ben on est pas mal d’accord finalement… Rendez-vous est pris pour le prochain costard… 😉

    @AF30: Ce n’est effectivement pas d’hier que le fait divers est considéré comme une matière journalistique bas de gamme, d’abord par les professionnels. N’oublions pas que ce jugement ne porte pas seulement sur une qualité de traitement, mais est aussi largement alimenté par un préjugé de classe: encore une fois, les histoires criminelles concernent majoritairement les pauvres…

    @Incanus: Je me réjouis pour ma part de réentendre parler de riches et de pauvres, y compris dans la bouche des éditorialistes, mais il faut avoir conscience que ce vocabulaire avait à peu près complètement disparu de l’expression médiatique standard. Il y a donc bien eu (tentative d’) enterrement de la lutte des classes, et il faut rendre hommage aux travaux de Piketty pour avoir permis à ces notions de retrouver une nouvelle vigueur.

    @Stéphane: Excellent, merci beaucoup!

  19. « Il y a donc bien eu enterrement de la lutte des classes, et il faut rendre hommage aux travaux de Piketty pour avoir permis à ces notions de retrouver une nouvelle vigueur. »
    Rendons également hommage à Sarkozy pour sa contribution à la nouvelle vigueur de ces notions. 🙂

  20. Je reviens à l’interrogation : les classes populaires croient-elles à leurs mythes?

    est-ce que ce sont LEURS mythes? qui est l’auteur de ces récits? et à qui profite la publication ?

    et si j’admire le storytelling de TF1 qui avait en d’autres temps fait pleurer sur le papy Voise, je suis bien obligé d’en souligner l’effet politique (ou plutôt dépolitisant) : le pauvre est tout au plus l’objet de récits plus ou moins compassionnels, mais ces récits permettent aussi d’oblitérer (de taire) toute analyse sociale et politique.

  21. @Christian Helmreich: La reprise de la structure du titre de Paul Veyne imposait le prénom personnel. La propriété qu’il implique peut se déduire de la consommation privilégiée de certains contenus culturels. Vincent Goulet (Médias et classes populaires. Les usages ordinaires des informations, Paris, INA, 2010) identifie par exemple l’émission « Les grandes gueules » sur RMC comme une émission consommée par les classes populaires, et en discute les caractéristiques. Il serait intéressant de produire une enquête semblable à propos de Détective, qui paraît a priori concerner le même type de public.

    Tout l’intérêt de la démonstration de Goulet est de prouver que les propositions médiatiques font l’objet de réappropriations discursives de la part des classes populaires, en fonction d’intérêts particuliers et pour des bénéfices spécifiques. Il est donc trop rapide de décrire le rapport du public à ces contenus comme une simple imprégnation passive. Malheureusement, nous ne disposons que de très peu d’études qualitatives en matière de cultures populaires.

    Pour proposer sur le fond une réponse à la question de Veyne, je pense que certains contenus impliquent une réception au second degré, qui ne correspond pas à une adhésion ou à une croyance pure et simple. Benjamin parle d’attention distraite, Hoggart d’attention oblique. Je n’ai pas étudié spécifiquement la question des faits divers, en revanche, j’ai épluché le dossier soucoupes volantes, qui me paraît typiquement une matière où se manifeste une approche appropriative de second degré. Il y a un usage ludique ou récréatif d’une information considérée comme semi-fictionnelle, qui est assez difficile à faire apparaître, mais dont les traces existent. Cette réception, que je cherche à caractériser, me paraît un phénomène beaucoup plus répandu qu’on ne pense.

  22. en effet, je suis d’accord pour supposer une réappropriation en partie subversive des contenus par leurs récepteurs, et il ne faut pas imaginer un public purement passif qui « goberait » l’idéologie véhiculée par telle ou telle publication. Michel de Certeau soulignait le « braconnage » des lecteurs. Par ailleurs, je suis bien d’accord : il ne faut pas par élitisme se boucher les oreilles, et il est nécessaire d’entendre la parole non autorisée par l’élite. Bakhtine, dans son analyse des romans réalistes, montre comment la parole populaire vient déstabiliser les discours bien huilés des dominants et produit de ce fait un raffraîchissant pluralisme des discours.

    Cela posé, et pour revenir à la production médiatique de récits populaires, il y a une différence entre les soucoupes volantes qui, très rapidement, semblent autoriser une lecture ludique de l’information, et d’autres sujets autrement plus proches du « réel vécu » des lecteurs. Le récit du fait divers qui donne à voir ce qui se passe « à côté de chez moi », à savoir « l’insécurité quotidienne », légitime le discours du Karcher, c’est-à-dire l’approche policière des inégalités sociales, et rend partiellement inaudible l’analyse politique des choix économiques et sociaux du Pouvoir.

    Cf. à ce propos l’usage politique de la question aux USA : les Républicains proposent
    a) pour les dominés le droit de s’armer pour se défendre contre leurs voisins ou contre les « délinquants noirs » (qui peuplent les rubriques des faits divers)

    b) pour les dominants la fin de toutes les entraves réglementaires et fiscales qui « découragent » ceux qui — comment dit-on ? — « créent des richesses »…

    Que la victoire politique du néolibéralisme se soit accompagnée en France d’une dépolitisation marquée des médias sous le signe du fait divers et des reportages régionalistes n’a rien de rassurant. TF1, France Télévision ou encore France Info hiérarchisent leurs nouvelles comme le Idaho Statesman de Boise ou le Charlotte Observer de Charlotte, NC.

  23. @André Gunthert. Tout à fait d’accord en ce qui concerne la « réception au second degré ». Audience n’est pas adhésion. Et comme dit Vincent Goulet, on se méprend sur l’efficacité, notamment politique, des histoires que racontent les media. On ne fait pourtant pas la même erreur lorsqu’on raconte un conte de Grimm ou de Perrault à son enfant.

    En revanche, pour abonder dans le sens de commentaires précédents, je trouve curieux le raisonnement exprimé dans la phrase :
    « Côté politique, il est clair que LND n’est pas exactement sur la ligne du Front de gauche (ce qui donne à réfléchir sur les représentations des classes populaires)… »
    Le Nouveau Détective est lu par les classes populaires, le Nouveau Détective fait une large place à des thèmes d’extrême-droite donc les classes populaires sont ou du moins ont un imaginaire d’extrême-droite.
    Or dire que le Nouveau Détective recrute ses lecteurs dans les classes populaires (ce qui est probable) ne signifie pas que les classes populaires dans leur ensemble apprécient ce genre de lecture. Si je démontre que le Figaro est lu par la bourgeoisie (ce qui devrait être possible), puis-je en conclure qu’étant donnée votre appartenance de classe, vous êtes de droite ? C’est si difficile d’envisager que les classes populaires aussi sont divisées ?
    Il me parait important de faire attention à ce genre de nuances dans une période (pré-électorale) ou les énoncés du type « les ouvriers votent FN » fleurissent un peu partout. Comme quoi les bourgeois aussi aiment se faire peur. Et là non plus ce n’est ni totalement faux ni totalement vrai.
    Cela étant je reconnais que la suite du commentaire que je commente (15 janvier 2012, 14h19), avec l’usage du verbe « partager » (« la France d’en bas partage aujourd’hui largement l’obsession sécuritaire »), exprime une opinion un peu différente.
    jb

  24. @ André Gunthert : «[…] ces tragédies sont des histoires de pauvres. Pas étonnant que les bourgeois se sentent peu concernés par cet exotisme de banlieue.» — Serait-ce, au moins en partie, parce que les « bourgeois » ont les moyens culturels, juridiques, financiers, de se protéger de l’exhibition de leurs propres turpitudes dans des publications telles que le N.D.?

    Quant au fond de votre billet, un point me semble poser problème : comparer à de hautes créations esthétiques l’exploitation carnivore des souffrances des uns et des autres. Non, la curée sur le deuil des victimes et les hurlements vengeurs n’ont rien en soi d’un sublime destin sophocléen. C’est plutôt bien expliqué ici.

    À vous lire,
    Pièce.

  25. Je connais très mal les revues People, mais est-ce que ce ne serait pas les tragédies des riches présentées dans un format supposé plaire aux pauvres sans le parti pris littéraire de Détective?

  26. @jb: C’est Article11 qui évoque la question des arrières-pensées politiques du ND, en suggérant une forte proximité avec l’extrême-droite. De mon côté, j’observe aussi un positionnement nettement conservateur, mais le fait que la thématique xénophobe soit visiblement tenue à distance me fait opter pour une lecture plus nuancée. L’article sur Jean Raspail ou quelques autres signes épars ne suffisent pas à faire du ND un organe frontiste. Si l’on tient compte de la banalisation des thèses xénophobes, quotidiennement agitées par notre ministre de l’intérieur, ce constat me paraît plutôt remarquable. Il faudrait évidemment une enquête plus poussée pour préciser cette évaluation au doigt mouillé.

    Vu les remarques que me vaut une formule pourtant prudente sur l’insécurité, je préfère renvoyer à l’excellent ouvrage de Laurent Bonelli, La France a peur. Une histoire sociale de l’insécurité (La Découverte, 2008), qui identifie «la constitution de la sécurité comme enjeu politique» comme un résultat du travail de longue haleine du FN. L’analyse des positionnements politiques des classes populaires dépasse de beaucoup les ambitions d’un billet qui n’est qu’une réaction à un examen un peu trop sommaire.

    @pièce détachée: En matière criminologique, je ne peux que conseiller la lecture de Laurent Mucchielli, L’invention de la violence. Des peurs, des chiffres et des faits, Fayard, 2011.
    Le rapprochement de la tragédie grecque avec le roman policier ou les récits criminels n’a rien d’original, c’est au contraire un topos assez répandu, voir notamment: W. H. Auden, Barthes, Benjamin, Caillois, Chandler, Malraux, etc…
    A propos des conditions sociales de la consommation des formes théâtrales en Grèce antique, je renvoie à Florence Dupont, L’Invention de la littérature. De l’ivresse grecque au livre latin, La Découverte, 1994. Bonne lecture!

    @Thierry: Les magazines people sont un gros sujet – que je n’expédierai pas en deux phrases… 😉

  27. @ André Gunthert : il me semble que les auteurs que vous citez dans la première partie de votre réponse ne font que confirmer ce que je tentais de dire, ainsi que le commentaire que j’ai mis en lien. Sans hésiter, j’y ajoute Simenon, auteur très populaire de tragédies lancinantes. Et aussi — non, ce n’est pas de la provocation — le récit de l’agonie de la Bovary, dont tout l’épouvantable est à mille lieux des effets recherchés par le N.D. Pour Florence Dupont, je vous crois sur parole en attendant de le lire (je ne sais où l’emprunter et n’ai pas les moyens de l’acheter).

  28. @ André,

    Deux remarques me viennent à partir de ton billet :

    1) La dimension théâtrale et la condition spectaculaire du fait divers, généralement raconté au présent de narration, comme les didascalies ou les indications scénaristiques, me semble essentielle. D’où l’importance de l’image. C’est le surgissement dans le visible, sur la scène, donc dans le cadre, de ce qui se tient dans la pénombre des âmes en temps normal… Le passage à l’acte criminel est théâtral… En tout cas on lui donne une forme théâtrale, c’est à dire une forme au présent qui est la marque de la rencontre avec le réel … Pierre Bellemare a donné une voix canonique à ce présent de narration : « Il est 20 h 30, Monsieur G. rentre chez lui dans la cinq cent quatre Peugeot que lui a prêté son beau-frère, Patrick P… Au moment où il gare le véhicule sur le parking mal éclairé, il ne se doute pas que sa femme… »
    Le fait divers ne partage pas avec la tragédie que le goût des scénarios terribles, mais aussi le fait d’exposer des scènes, des actes, un spectacle… une représentation (une forme culturelle) capable de contenir le débordement pulsionnel ou la transgression majeure, mais sans explication. C’est comme « ça ».
    Le fait divers dans le journal, c’est du théâtre imprimé et le travail de Louis et Marjolaine Bachelot-Caron me semble rendre hommage à cette dimension proprement « dramatique » du fait divers.

    2)Plutôt que du côté d’une idéologie sécuritaire très actuelle, ne faudrait-il pas regarder le fond idéologique de LND comme une survivance d’une culture archaïque où existeraient le « diable », la malédiction, la terreur nocturne, la démonologie, la performativité des énoncés, le destin, bref, d’une pensée magique d’avant l’avènement du rationalisme, qui serait le mode de croyance privilégié de certains milieux populaires mais aussi très réacs, comme cette vieiile aristocratie catho-traditionaliste qui croit encore au diable… Le fait divers a cette particularité de générer des réactions très archaïques qu’un certain président de la République a très bien su capter, à un moment de sa funeste carrière, préférant la force magique des incantations pour l’éradication du mal à une analyse plus rationnelle des causes réelles des drames…
    Je ne crois pas que le fait divers soit d’essence sécuritaire, mais plutôt proche des récits terrifiants des contes et légendes vernaculaires, destinés à édifier les lecteurs et à entériner un ordre fataliste du monde. Certains sont nés pour souffrir, d’autres non. On n’échappe pas à son destin. Il n’y a pas d’évolution ni d’explication possible… Cela peut servir une idéologie sécuritaire, mais l’objectif essentiel et inconscient est, me semble-t-il, de renforcer un ordre social fondé sur la fatalité (comme la tragédie) et de réconforter les spectateurs en leur montrant plus malheureux qu’eux…

  29. @Olivier: Merci de formuler mieux que moi ce caractère archaïque qui paraît lié à la narration du fait divers. A lire avec une certaine régularité ces histoires, qui renvoient effectivement l’image d’une sauvagerie d’avant la culture, la fatalité du destin n’est pas le seul motif qui résonne. Il y a notamment un très puissant sentiment de pitié, relation à son prochain et forme de partage de l’émotion proche du deuil. Et puis, en contradiction avec ce sentiment de communauté, il y a aussi l’impression égoïste de soulagement d’avoir échappé au malheur. C’est tout ce monde d’émotions violentes et élémentaires, proches de celles suscitées par la tragédie antique, qui entretient cette impression d’un rapport avec un état archaïque de la conscience.

  30. @ Olivier Beuvelet : vous avez tout à fait raison de nous rappeler ce fonds archaïque. Nous le portons tous, et pas seulement «certains milieux populaires et très réacs». On peut lire, à ce sujet, le récit de ses tribulations par Jeanne Favret-Saada, auteur de Les mots, la mort, les sorts (Gallimard, 1977) et, avec Josée Contreras, de Corps pour corps — Enquête sur la sorcellerie dans le Bocage (Gallimard, 1981). Au détour de telle ou telle page, Favret-Saada y raconte comment elle s’est sentie plusieurs fois vaciller dans la cohérence absolue et close de l’ensorcellement, et sur le point d’être éjectée du CNRS qui la trouvait à moitié folle… Pour y ajouter un relief singulier, on a aussi la perspective d’un curé de campagne : B. Alexandre, Le Horsain — Vivre et survivre en Pays de Caux (Plon, 1988).

    Tout ceci est forcément, si l’on veut user des formules en vogue, «d’essence sécuritaire» : se protéger des démons et du mauvais sort, qui ne le voudrait ? Qui d’entre nous n’a pas ses « trucs » pour le faire (en douce, bien sûr) ?

    Pour en revenir aux questions à l’origine de ce billet, pour ma part j’ai besoin des excellents « démontages » d’André Gunthert et de toute l’équipe de Culture visuelle, mais j’ai besoin aussi de me demander quelles fins morales et politiques (osons les gros mots) sert l’exploitation quotidienne intense des terreurs archaïques de notre cerveau reptilien (une pâte à modeler si parfaite, c’est tenter le diable, aussi…).

    À vous lire tou(te)s.
    Pièce.

  31. @pièce détachée: Le point de vue de la morale, qui est fondamentalement celui de la censure (voir Platon), n’est franchement pas celui qui est le plus difficile à occuper. C’est un point de vue de dominant, sûr de son bon droit, imperméable à toute altérité. On a massacré sereinement des peuples entiers au nom de la morale.

    Détective existe depuis 1928, et les formes de littérature populaires liées au crime depuis bien plus longtemps encore. J’aimerais bien qu’on m’apporte la preuve de leur « dangerosité » sociale, autrement qu’en la postulant a priori. Une simple observation chronologique montre que l’obsession sécuritaire est beaucoup plus directement articulée à des évolutions politiques récentes – et particulièrement l’emprise des thèses du Front national sur certains responsables politiques de premier plan – qu’à un genre éditorial dont la stabilité est remarquable. Si l’on prétend avoir une préoccupation morale, encore faut-il ne pas se tromper d’ennemi.

    L’analyse politologique montre que la montée du FN tient plus à un désaveu global des élites et de l’action politique qu’à une véritable adhésion aux thèses sécuritaires et xénophobes du parti d’extrême-droite. Cette interprétation suggère que la place qui leur a été accordée dans le discours gouvernemental à des fins électoralistes relève d’une colossale erreur d’interprétation.

  32. « L’analyse politologique montre que la montée du FN tient plus à un désaveu global des élites et de l’action politique qu’à une véritable adhésion aux thèses sécuritaires et xénophobes du parti d’extrême-droite », écrivez-vous.

    Oui, pour la xénophobie, je le pense (…j’espère pouvoir le penser). Pour le sécuritaire, j’en suis moins sûr. On peut noter d’ailleurs une fusion entre le désaveu des élites et le discours sécuritaire, sur le thème : « ben oui, les énarques et les députés vivent tranquillement à Paris (dans les arrondissements centraux) et ne sont pas soumis comme nous aux cambriolages et au racket qui gangrène nos villes…  »

    Sentiment répandu dans les banlieues (je ne parle pas des banlieues riches, Neuilly, Marne-la-Coquette, Saint-Cloud ou Saint-Mandé, bien entendu, mais de Longjumeau, Taverny, Maisons-Alfort ou Sucy-en-Brie… ou Gonesse), mais aussi dans certaines zones rurales que je connais un peu..

  33. Pas d’indications sur les dimensions xénophobes et/ou sécuritaires du vote des classes populaires dans ce billet qui résume les tendances des évolutions de leur positionnement politique:
    http://tempsreel.nouvelobs.com/en-quete-d-opinion-par-philippe-chriqui/20120112.OBS8624/entre-le-pen-et-hollande-ouvriers-et-employes-prets-pour-le-grand-ecart.html

    On peut toutefois noter sa conclusion: « Le vote populaire n’est pas un vote identitaire. Il est sociologique. En ce sens, il n’est pas réductible au vote populiste. » Le signalement d’un important déplacement des intentions de vote du FN au 1er tour vers le candidat socialiste au second me confirme dans l’idée qu’il faut corréler le vote FN et l’abstention, comme autant de manifestations de défi ou de défiance par rapport à l’offre politique des partis majoritaires, plutôt que comme le signe de l’adhésion aux thèses du FN.

  34. Juste une remarque en passant, pouvant difficilement rajouter quelque chose au très intéressant débat ci-dessus: j’ai lu Bellemare dans ma jeunesse également, et l’article du ND publié dans les commentaires est plutôt lisible.
    Ce qui me donne la nausée, mais vraiment, physiquement, quand je vois les couvertures de Détective dans les kiosques à journaux, c’est le collage des photos et des phrases-choc, qui n’ont pas du tout le même style littéraire.
    N’y a-t’il pas quelque chose à creuser là dedans?
    Le discours graphique est-il réellement le même que le discours écrit du ND?

  35. Post en préparation sur les dispositifs graphiques de Détective…

    Pour le reste, chacun sa pornographie: personnellement, les séances de beauferie auto-satisfaite du « Grand » (!) journal de C+ me font sauter beaucoup plus haut que les couv’ de Détective… 😉

  36. Je trouve ici un écho à Jean-Yves Mollier, « La lecture et ses publics à l’époque contemporaine », qui analyse la démocratisation de la lecture au XIXe siècle, notamment à travers le cas du roman-feuilleton. Le roman feuilleton est bien sûr un genre fictif, mais il exploite à mon sens des procédés analogues aux articles du ND ; il me semble qu’il y a une parenté forte en tout cas. A la fin de son ouvrage, Mollier établit un lien entre ces lectures – romans-feuilleton mais aussi livres policiers – , et la montée d’un climat de tensions, qui pour lui « prépare les esprits à accepter pour argent comptant le bourrage de crâne de la Première Guerre Mondiale », dans le mesure où le germe de la stigmatisation des allemands y serait présent de manière sous-jacente : le sentiment d’insécurité seraient bien là. Ces genres sont alors réellement populaires au regard des ventes, et ces pratiques de lecture seraient alors une source essentielle de cohésion sociale. La prise de position semble cohérente, et parait suffisamment argumentée pour que la thèse soit vraisemblable. Vos prises de position largement aussi crédibles et vraisemblables, remettent indirectement en cause cette analyse de J.-Y. Mollier…
    D’une manière différente, une parenté à ce genre journalistique du ND peut aussi apparaître dans les canards et libelles du XVIe siècle, étudiés par certains historiens. Mais là aussi, dans la reconstruction historique qui en a été faite, l’imaginaire collectif de la société se retrouve aussi mis en jeu ; c’est troublant.

  37. @elyse: Merci pour cette référence dont la discussion est bienvenue. Je crois aussi qu’il existe une parenté très étroite entre l’exploitation fictionnelle et journalistique des crimes et faits divers. Je ne suis en revanche pas convaincu par l’articulation directe de cette production avec la Première guerre mondiale, dont les travaux d’Anne-Marie Thiesse suggèrent qu’elle doit beaucoup plus à la montée des nationalismes et à leur traduction par les différentes formes de propagande, relayées par l’école mais aussi par les industries culturelles.

  38. à propos du peuple – méprisé par les élites – , voici :

    « Redonner la parole au peuple ». Dénonçant les corps intermédiaires, Nicolas Sarkozy a de nouveau fustigé ceux qui selon lui ont « peur du peuple » (lemonde.fr, 16 février 2012).

  39. @ André Gunthert : «… la censure… massacré sereinement des peuples entiers…» Oui oui, je sais, je sais. Ne faites-vous pas là un peu (…) la morale à ceux qui se posent des questions spécifiquement morales (ça n’est pas du tout la même chose) ? L’ordre moral délétère qui sourd du N.D. n’est pas «postulé a priori», mais très clairement exposé par C. Deleu. Sans désirer aucunement « faire la morale » à personne, on peut avoir à se défendre contre ceux qui imposent ainsi la leur. Ça implique des choix moraux (nuançables si besoin), qu’on le veuille ou non. Ah ! quel sort lamentable que celui de l’humanité pataugeante ! (je ne parle que pour moi, bien sûr, et ne vous retiens pas plus longtemps.)

  40. @pièce détachée: Merci pour l’article! Je suis tout à fait d’accord avec son observation, selon laquelle «Les articles du nouveau Détective se rapprochent, de par leur forme, davantage de la nouvelle policière que de l’article de presse». Il est dommage que l’auteur ne s’intéresse qu’au volet médiatique du problème, ce qui l’empêche d’apercevoir son agencement historique, et l’étroite relation du genre avec son volet romanesque. Le fait divers, ou plus exactement la narration de crime, est précisément l’espace où s’organise la rencontre d’univers éditoriaux étroitement imbriqués, qui partagent les mêmes intérêts – ceux de produire et de vendre des divertissements attractifs.

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