La nouvelle culture du partage favorisée par le web 2.0 a d’abord été décrite comme une « révolution des amateurs », au sens d’un renouvellement de la production des biens culturels. En facilitant la réalisation et la diffusion d’œuvres musicales, photographiques ou audiovisuelles, les outils numériques devaient faire émerger de nouveaux contenus susceptibles de concurrencer les productions industrielles par leur fraîcheur et leur spontanéité. Mais si l’instrumentation numérique a bien encouragé la production amateur, l’attention médiatique s’en est détournée dès que les clips de chanteurs à succès les ont dépassés au hit-parade de YouTube.
Pendant ce temps, les ressources en ligne déployaient un autre moyen de reconfigurer l’offre culturelle. En rendant visible de diverses façons l’acte de consommation, par le rating de produits sur des sites de vente, l’appréciation d’usagers sur des plates-formes de partage ou le signalement sur les réseaux sociaux, le web 2.0 a construit une alternative à la prescription institutionnelle représentée par la promotion ou la critique.
En isolant le couple production/consommation, la description économique des échanges marchands efface le rôle de la médiation prescriptive. Cette activité que sa fonction même tend à rendre invisible est pourtant un facteur-clé de l’essor industriel, et il convient de lui redonner toute sa place au sein d’une équation à trois termes: production/prescription/consommation.
Dès lors qu’on prend conscience de l’importance de cette médiation dans l’écologie culturelle, la modification de l’équilibre de la prescription occasionnée par les outils numériques apparaît comme une mutation décisive. Les buzz et autres phénomènes viraux autrefois observés du point de vue de la production peuvent s’analyser de manière plus pertinente comme l’auto-amplification d’une appréciation rendue manifeste par les systèmes numériques.
Comme le suggérait il y a un instant Cyril Barthet, le bouche à oreille est un principe ancestral qui contribuait déjà de manière sensible au développement des activités culturelles. En industrialisant l’expression de la réception, le web lui confère un pouvoir sans précédent. Un site comme AlloCiné, qui situe côte à côte l’avis de la critique institutionnelle et celui des spectateurs, fournit un bon exemple de la reconfiguration médiatique en cours.
En réalité, compte tenu de la place prise aujourd’hui par les signalements sur Facebook ou Twitter, la question qui se pose est celle du peu de visibilité de ses effets, en dehors de cas d’espèce très mobilisateurs. Le marketing et la critique institutionnelle restant des outils puissants, il faut probablement porter notre attention vers des phénomènes plus spécifiques de création réputationnelle, en particulier ceux qui articulent nouveaux et anciens médias et profitent de leur inscription au sein d’une « culture web » identifiable (Bouletcorp, Bref, etc.).
Compte rendu de mon intervention à la table ronde « La culture du partage. Communautés numériques et nouvelles expériences audiovisuelles », animée par Jean-Samuel Beuscart, 9e Rencontres des Passeurs d’images, théâtre Paris-Villette, 16/12/2011.
- Lire également sur ce blog: « L’œuvre d’art à l’ère de son appropriabilité numérique« , 14/11/2011.
5 réflexions au sujet de « La révolution des consommateurs »
la seule chose qui ne fait pas encore partie de l’industrialisation de la prescription est le fait de la valeur : si le médiateur ancien (journaliste, marketeux, trend setter…) recevait un traitement financier pour diffuser la parole du bien culturel, il ne l’est plus à l’ère du 2.0. Cette industrialisation agite également le spectre de la relation sociale (donc humaine) réduite à un échange marchand. une rupture fondamentale de la société.
@julienb: La question de la valeur est en effet cruciale. Mais l’échange marchand n’est-il pas aussi une relation sociale?
Je trouve très dérangeant ces j’aime/j’aime pas ou ces notes de 0 à 5 sans commentaire. La médiation prescriptive, c’est aussi l’idée que le prescripteur va aider à entrer dans l’univers de l’auteur. La notation sans commentaire c’est au pire le peloton d’exécution, au mieux l’équivalent du box-office.
Tu es donc largement d’accord avec Mélanie Laurent… 😉 Le like/dislike n’est pourtant que la part la plus apparente d’une expression largement plus complexe, qui se manifeste principalement sous la forme de commentaires sur les sites spécialisés, sur Facebook ou sur Twitter. Que regarder ce soir à la télé? Les commentaires de ProgrammeTNT sont généralement utiles. Quel hôtel choisir à Londres? L’appréciation des usagers fournira le guide le plus sûr. Que faut-il retenir de « On n’est pas couché »? La consultation du fil Twitter #ONPC fournit immédiatement la réponse, etc…, etc…
Cela dit, même la version compilée de cette appréciation peut être utile, comme sur Amazon, lorsque le pourcentage d’usagers satisfaits nous aide à trancher entre deux vendeurs. De façon générale, la traduction statistique de la réception d’un bien culturel, qui n’existait autrefois que sous la forme du box-office ou du hit-parade, est bel et bien utilisée comme une indication pour piloter nos choix…
J’utilise beaucoup trip advisor, pas pour les notes, mais pour les commentaires. Lorsque des touristes américains se plaignent du petit-déjeuner dans un hôtel en Asie, je me dis que ça devrait me plaire… Ce sont les commentaires, plus que les notes qui sont significatifs parce qu’interprétables. Ce n’était pas possible avant et c’est génial. Mais on est dans l’univers de la consommation par rapport à un service que je suis capable d’évaluer et de pondérer au travers des réactions (pas des notes).
En matière culturelle, j’aime bien les passeurs. Les critiques qui me donneront envie d’aller voir un film, une pièce une expo que je n’irai pas naturellement voir parce que le synopsis ne me tente pas ou que l’auteur m’est inconnu ou trop connu. Et là le nombre de like/dislike ou de 0/5 a peu de chance d’influencer mon comportement. Même les rares commentaires en une phrase que l’on peut lire sur le site de Cyril Barthet ont peu de chance de changer mon opinion ou d’éveiller ma curiosité vis à vis de l’oeuvre. Je vais au mieux y chercher la confirmation de mes à priori, au pire les ignorer.
Dans le cas de Mélanie Laurent, le nombre de dislike n’avait pas grand chose à voir avec une prescription culturelle, mais relevait plutôt, me semble-t-il, de la catharsis. Un immense soulagement à pouvoir mettre en scène dans l’espace du net le rejet des valeurs imposées par les médias traditionnels. Dans le cas de Justin Bieber, c’est même une mise en scène des like/dislike. Si les dislike sont aussi nombreux, c’est en raison du nombre de like. Ca n’a plus rien à voir avec une prescription culturelle. Il s’agit simplement d’affirmer son appartenance au groupe des pour ou à celui des contre. (C’est d’ailleurs effectivement peut-être le même phénomène que la bataille d’Hernani).
Comment pondérer les like/dislike suscités par la dernière vidéo de chaton, de Mélanie Laurent ou le dernier film de Rivette? Finalement en quoi est-ce que le nombre de milliards de vues des vidéo de Justin Bieber ou de like de Justin Bieber serait susceptible de modifier mon sentiment sur la musique de JB?
D’ailleurs je vais quand même aller regarder une de ses vidéos, car je ne suis pas certain d’avoir déjà écouté du JB. 😉
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