Soutenue le 12 décembre 2011 au centre Michelet, la thèse de doctorat de l’EHESS, Photography and the Commodification of Images. From the Bettmann Archive to Corbis (1924-2010), présentée par Estelle Blaschke [1]Direction: André Gunthert et Michel Poivert, jury présidé par François Brunet, avec l’aimable participation de Matthias Bruhn et d’Olivier Lugon., est la première thèse consacrée à la question des banques d’images. A partir d’une interrogation initiale sur l’archive numérique, la recherche a été menée avec beaucoup de persévérance et de pertinence, en s’appuyant sur une démarche pluridisciplinaire, et a su faire émerger une vision cohérente d’une problématique centrée sur la gestion des images, qui recouvre l’essentiel du XXe siècle et le début du XXIe siècle, à travers l’examen de deux entreprises liées par leur histoire: l’archive Bettman, en activité des années 1930 aux années 1960, puis l’agence Corbis, fondée en 1995 par Bill Gates.
La thèse se présente en trois parties disymétriques, dont la partie centrale est la plus importante. C’est aussi celle qui représente l’apport majeur de cette recherche. Après un premier volet consacré à la situation du marché de la photographie allemande des années 1920-1930, vue cavalière brossée à partir d’une synthèse efficace de la recherche récente, la deuxième partie se consacre à l’examen détaillé de la mise en place et du développement de l’archive Otto Bettman à New York à partir de 1935, structure commerciale originale décrite comme le prototype des banques d’images modernes. A la différence des agences photographiques existantes depuis la fin du XIXe siècle, productrices d’une iconographie de référence sur des thématiques spécialisées, l’archive Bettman se présente comme une entreprise systématique de reproduction d’illustrations publiées, de leur catalogage et de leur exploitation à la manière d’une ressource naturelle.
Les principales conditions de la mise en place de ce fonctionnement reposent sur l’utilisation des appareils de petit format et du support film pour la réalisation des duplicata, selon un système proche du microfilmage, sur les facilités de stockage offertes par le support 35 mm, mais aussi sur le mépris affiché pour les contraintes juridiques et la propriété intellectuelle, encouragé par les incertitudes sur le statut de la reproduction photographique. Estelle Blaschke se penche longuement sur les débats juridiques de la période 1920-1930, ponctués par la convention de Berne de 1927, et montre l’ampleur de la reconfiguration du paysage de la propriété intellectuelle par les facteurs inédits de la reproductibilité photographique.
La deuxième partie expose la transformation de l’image en ressource à travers son intrumentalisation et sa description archivistique par l’intermédiaire de mots-clés, outils de classement inspirés des méthodes de la bibiothéconomie qui deviennent les formes d’organisation essentielles du fonds. Un examen détaillé de l’évolution de la structure et de la présentation des fiches montre le rôle central de l’archivage comme intrument de la mobilité de la ressource et de la réutilisation des images. Au final, la disparition des vignettes au profit des seuls mots-clés apporte la preuve d’une dynamique centrée sur la gestion de l’information et la mise en valeur du service, caractéristiques fondamentales des banques d’images.
C’est ici qu’apparaît la proposition théorique la plus puissante de la thèse. Alors que le découpage chronologique, qui réserve à la troisième partie la description des fonctionnements de l’agence Corbis, aurait pu laisser penser que la fluidité numérique allait succéder à la matérialité argentique, c’est en réalité le schéma inverse qui est proposé. Si la gestion des images numériques fait apparaître des éléments typiques d’une matérialité qui résiste à l’utopie de la bibliothèque universelle, c’est au contraire le système d’archivage réalisé à partir du support 35 mm qui est décrit comme l’agent de la mobilité de la ressource visuelle, lui conférant des qualités proches de la liquidité économique, autrement dit des facultés d’échange et de mise en circulation. La démonstration importante apportée par cette approche retire à la transition numérique la spécificité de la fluidification des contenus et de la création de nouvelles configurations industrielles, pour l’attribuer au contraire à une situation d’émergence, caractérisée par la création par la nouveauté technologique de situations temporaires d’incertitude juridique, génératrice d’opportunités économiques – une situation parfaitement représentée par l’accélération de la reproductibilité photographique apportée par le 35 mm et son exploitation par l’archive Bettman, sous une forme qui s’apparente au piratage.
La troisième partie expose les fonctionnements de Corbis, qui rachète l’archive Bettman et revendique un rôle patrimonial inspiré de ce précédent. Décrivant les mécanismes d’édition numérique comme l’occasion d’une restructuration et d’une réévaluation fondamentale de la ressource visuelle, Estelle Blaschke qualifie de « vengeance de la matérialité des images » les mutiples obstacles engendrés par la transition numérique, qui trouvent leur origine dans la structuration insuffisante des fonds existants ainsi que dans la désinvolture juridique caractéristique de l’industrie photographique à l’ère argentique. En soulignant l’écart entre les 4 millions de photographies accessibles sur un fond de plus de 100 millions d’images, l’auteur indique que les processus de numérisation génèrent aussi de l’invisibilité.
Ces éléments de description précieux font regretter la relative brièveté de cette partie finale, qui omet notamment de déployer le volet juridique, de développer la comparaison avec d’autres entreprises de la période, trop rapidement esquissée, ou encore de préciser les nouvelles conditions de la recherche en ligne et de l’interaction avec l’usager.
Comme telle, cette thèse n’en représente pas moins un apport fondamental à la recherche, en indiquant les voies de l’écriture d’un nouveau volet de l’histoire de la photographie, considérée sous l’angle de son activité industrielle. En proposant une vision limpide et convaincante de la gestion de l’archive photographique, Estelle Blaschke a contribué de manière décisive à l’histoire culturelle du médium.
Lire en ligne:
- Estelle Blaschke, Photography and the Commodification of Images. From the Bettmann Archive to Corbis (1924-2010), thèse de doctorat de l’EHESS, sous la direction d’André Gunthert et Michel Poivert, 2011, 280 p. (11 Mo).
- Estelle Blaschke, « Du fonds photographique à la banque d’images« , Etudes photographiques, n° 24, novembre 2009, p. 150-181.
- Estelle Blaschke, « Corbis ou la démesure de l’archive« , Culture Visuelle, 22 mars 2010.
Notes
↑1 | Direction: André Gunthert et Michel Poivert, jury présidé par François Brunet, avec l’aimable participation de Matthias Bruhn et d’Olivier Lugon. |
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3 réflexions au sujet de « Thèse "La photographie et l’industrialisation des images" »
Hop: http://www.pixfan.com/reportage-dans-les-archives-de-corbis/#more-38180
Si j’en crois son titre, cette thèse serait en anglais. J’ignorais qu’il était possible de soutenir en France une thèse dans une autre langue que le français.
C’est de moins en moins vrai. Pour plusieurs disciplines, comme l’économie ou le marketing, l’anglais est devenu courant en thèse. Par décision de son conseil scientifique, l’EHESS (dont la moitié des étudiants sont étrangers) a admis il y a quelques années l’anglais et l’espagnol comme langues usuelles de rédaction d’une thèse de doctorat aux côtés du français.
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