Valentina Grossi a soutenu en juin un master consacré aux pratiques de la retouche numérique dans les supports publiés (lire ci-dessous). Prenant acte de l’invisibilité des résultats et du tabou qui pèse sur l’intervention a posteriori dans le contexte photographique, qui réduit l’archive disponible à une brève liste de cas médiatisés, sans rapport avec la réalité des pratiques, elle a entrepris de mener son enquête sur un mode ethnographique, à partir d’observations in situ et d’une vingtaine d’entretiens avec des professionnels – photographes, retoucheurs, directeurs artistiques, graphistes, etc.
Le mémoire propose une analyse et une réflexion synthétique qui reconfigure de façon originale la description d’une pratique systématiquement associée à la falsification ou à la négation de l’intangibilité du document. Après avoir restitué le paysage théorique construit au cours du XXe siècle, qui escamote la retouche au profit du caractère sacré de l’enregistrement, Valentina Grossi montre comment l’irruption de la technologie numérique impose la rupture avec les modèles hérités, et se déploie en une diversité de pratiques à chaque fois adaptées à des contextes particuliers. Plutôt que de « la » retouche », il convient de considérer une pluralité de fonctions, dont le mémoire propose le parcours.
L’examen de la photographie publicitaire montre une intégration profonde de l’ensemble des possibilités de la postproduction au sein d’un processus complexe de création graphique, qui s’apparente autant à la peinture qu’au cinéma et permet la mobilisation d’importants moyens. Le cas du portrait témoigne au contraire de restrictions apportées à l’exercice de la retouche, résultat d’une négociation à trois voix entre le photographe, le modèle et l’éditeur. Dans ces deux premiers champs, le recours au traitement d’image est considéré comme une ressource indispensable par les acteurs. En revanche, le secteur du photojournalisme maintient une exclusion revendiquée de toute modification formelle. L’enquête montre que cette interdiction s’effectue par des opérations de discours ou d’affichage de codes déontologiques, dont les exigences contredisent les contraintes réelles qui pèsent sur le genre, comme celle d’avoir à produire une image « intéressante ».
L’une des propositions originales du mémoire est d’opérer une distinction entre les objectifs de la production photojournalistique, incarnée par les agences photographiques ou les agences filaires (AFP, AP, Reuters), et ceux de l’édition de presse, identifiés par le personnage du graphiste ou du directeur artistique. Cette partition fonctionnelle conduit à décrire l’activité du photojournalisme sous l’angle de deux métiers aux intérêts parfois contradictoires. Là encore, le champ de la retouche apparaît comme un territoire de négociation révélateur des tensions dans la construction de l’information. Valentina Grossi excelle a repérer les espaces ou les formats qui mettent ces contradictions à nu, comme la Une du quotidien ou la couverture du magazine, dont la fonction promotionnelle autorise un recours à la correction sur lequel les agences acceptent de fermer les yeux.
En démontrant la primauté des fonctions graphiques du document photo dans l’univers de l’image publique, l’enquête de Valentina Grossi offre une vision dépoussiérée de la photographie. En reconstituant le détail de pratiques niées ou dissimulées, elle rouvre le champ de l’analyse sur la diversité des usages de la photographie. Ce faisant, ce qu’elle engage n’est rien moins qu’une nouvelle histoire du médium. L’explosion des pratiques de la retouche fait éclater l’ancienne notion unitaire qui servait à boucler le discours du photographique. « La » retouche est morte, vive la diversité des pratiques et des applications de la photographie!
[issuu width=640 height=452 embedBackground=%23f0edf0 backgroundColor=%23222222 documentId=110912191236-7b5d8b77efd544cda373ceab8f56a477 name=grossi username=lhivic tag=academic unit=px id=f2ff19e3-6c18-8687-c85c-3a1b986b3d85 v=2]
Citation: Valentina Grossi, Pratiques de la retouche numérique. Enquête sur les usages médiatiques de la photographie, mémoire de master, Lhivic/EHESS, sous la direction d’André Gunthert, 2011, 137 p. (2,3 Mo, télécharger le PDF). La consultation de cette oeuvre est placée sous le régime de la copie privée (art. L. 122-5 du Code de propriété intellectuelle). Tout autre usage requiert l’autorisation de l’auteur.
2 réflexions au sujet de « L'explosion de la retouche »
Merci à Valentina Grossi pour ce mémoire bien intéressant.
Quelques réflexions en vrac:
Je ne connais pas bien la période, mais je ne suis pas certain qu’il faille surinterpréter la « straight photography » comme un refus de toute retouche. Il s’agissait, me semble-t-il, de constituer la photographie comme un mode d’expression artistique qui avait sa propre légitimité de par sa seule spécificité, indépendamment de la peinture (ce qu’elle a d’ailleurs relevé), par opposition aux pictorialisme. De ce fait une retouche purement photographique (suppression des pétouilles par exemple), même agressive (attaque des densités bloquées d’un négatif avec un agent chimique pour récupérer des détails) n’était sans doute pas un problème dans la mesure où cela ne donnait pas à l’aspect final de l’épreuve, les signes esthétiques que l’on associait à la peinture. Si j’ai raison, on ne serait pas dans une dialectique si différente que cela des problématiques soulevées par la photographie numérique et la dénonciation de « l’overphotoshopping qui suppose nécessairement qu’il y a un bon photoshopping.
Je pense que dans la perception négative de la retouche, il faudrait sans doute également introduire une réflexion sur un progrès technologique largement antérieur à la photographie numérique qui est le format 135mm. Brusquement, il devenait quasi impossible de retoucher un négatif noir & blanc en raison de sa superficie. Mais l’apprentissage de la retouche n’en est pas moins resté au programme du CAP pendant des décennies, et au début des années 60 il existait encore des enseignants pour qui le 24×36 n’était pas un format professionnel parce qu’il ne permettait pas la retouche du négatif. Les « bons » portraitistes qui travaillaient pour une clientèle de proximité ont d’ailleurs longtemps retouché le négatif et le positif dans une démarche commerciale et esthétique tout à fait comparable à celle qui est évoquée par Valentina pour la presse et les photos « people ». Ce travail de retouche était déjà occulté à l’époque parce qu’il était considéré comme naturel et sans doute également parce qu’il était réalisé par de petites mains invisibles socialement, un apprenti, la femme du photographe.
Extra de pouvoir lire ce mémoire en ligne, au lieu de demander un microfilm illisible d’un doctorat dont le prof a perdu certaines parties, puis redemander exptionnellement la copie papier à l’autre bout de la France et en plus le prof ne sait pas même ce qu’est devenu sa recherche…. fatigues … alors ça c’est un sacré site CV.org !
Les commentaires sont fermés.