J’étais invité l’autre semaine à « Ce soir (ou jamais!)« , dans l’une des dernières éditions de la version quotidienne de l’émission animée par Frédéric Taddeï. Grâce à une intense préparation psychologique à base de gin tonic, de méthode Coué et de révision des prestations télévisées de Bourdieu (merci Alexie!), j’ai pu passer sans trop m’énerver l’épreuve de ma première participation à un talk-show en direct sur une chaîne publique.
Le plus intéressant vient ensuite. Mes étudiants, bien sûr, ont vu l’émission, et certain(e)s en ont discuté jusqu’à une heure avancée de la nuit (avec, je le suppose, le support logistique de quelques bières d’importation). Mes camarades de Culture Visuelle aussi, qui laissent sur mon mur Facebook quelques commentaires gentiment moqueurs. Ma mère, évidemment, m’appelle le lendemain, pour m’assurer que j’étais le meilleur (ma modestie lui doit tout). Mes fils se sont couchés tard, étonnés (et soulagés) que je n’aie pas bafouillé en public. J’ai la surprise de découvrir quelques e-mails d’encouragement émanant d’inconnus qui ont apprécié mon impeccable maquillage (la séquence initiale où l’on m’aperçoit aux mains de la maquilleuse était en réalité mise en scène: j’étais déjà passé au maquillage une demi-heure plus tôt).
Il a fallu plusieurs semaines, au rythme des rencontres avec des connaissances de plus en plus éloignées, pour que je prenne conscience du public touché par l’émission (dont l’audience moyenne est d’environ 600.000 personnes au premier semestre 2011). Malgré les réseaux sociaux, je conserve l’impression d’évoluer dans des univers différents qui ne communiquent pas nécessairement entre eux. Ma famille, mes étudiants, mes collègues de l’EHESS forment autant d’entités avec lesquelles je ne partage ni les mêmes expériences ni les mêmes préoccupations et que mes activités touchent de manière sélective et diversifiée. Or, chacun de ces groupes s’avère avoir été exposé à ma prestation, faisant du feedback de l’émission le théâtre du téléscopage de mes différents univers. On entend dire volontiers que plus personne ne regarde la télé. Mais ce support méprisé reste à l’évidence un formidable laboratoire social.
L’émission du 18 mai n’avait rien de spécialement intéressant – un bavardage chic de plus autour de l’affaire DSK. Mais ce n’est pas son contenu qui importe. Comme le montre Vincent Goulet dans Médias et classes populaires. Les usages ordinaires des informations (INA, 2010), c’est par leur appropriabilité et leur usages conversationnels que les médias populaires existent dans l’espace public. Appropriablité dont la diffusion est bien sûr la première condition: c’est parce qu’elle touche une aussi vaste audience qu’une emission peut constituer un sujet de conversation largement partagé.
Ce qui m’a frappé au bout de plusieurs semaines, ce n’est pas tant que tout le monde ou presque m’avait finalement aperçu dans la petite lucarne. C’est que chacun avait son avis sur l’émission – et tenait à me faire part de son commentaire. En tant qu’enseignant-chercheur, je suis habitué à des modes de communication asymétriques, basés sur l’autorité et la hiérarchie académique, où le droit à l’expression n’est pas distribué de manière égale (Jean-no me fait remarquer à juste titre que j’interviens dans l’émission comme « un universitaire habitué à être écouté quand il prend la parole et à développer des raisonnements ou des observations pas forcément (…) lapidaires »).
Comme la photographie, la télévision est un média familier, qui donne à chacun le droit de s’exprimer légitimement sur ses contenus. Famille, amis, collègues, étudiants: que tous se sentent habilités à exprimer un avis, indépendamment de leur degré d’autorité relatif face au professeur, a constitué une expérience grandeur nature des fonctionnements appropriatifs de la culture populaire. Encouragée par la rencontre avec un participant à l’émission, la délivrance d’un commentaire à chaque fois relativement élaboré (dans une gamme de réactions et d’appréciations par ailleurs très variées) m’est clairement apparue comme la manifestation de la fonction critique. Parce qu’elle dépend du droit qu’on se donne de l’exprimer, et qu’elle confère ipso facto une autorité d’expert à celui qui l’énonce, la communication d’un avis correspond à un premier stade d’appropriation opératoire qui, pour être symbolique, n’en est pas moins puissant. Comme l’illustre le développement de la critique d’art, la formulation d’un avis autorisé confère un pouvoir de qualification et d’organisation des contenus qui est la clé de leur valorisation culturelle. « Vu à la télé », ou Diderot dans chaque salon…
10 réflexions au sujet de « Vu à la télé »
Bah j’ai plus la télé, je n’ai pas d’avis (depuis le 8 mars dernier, il me semble, le « passage » au numérique elle ne veut plus rien entendre ni savoir, et je ne peux plus rien voir- je me sers de ce moniteur pour regarder des films en dvd) (j’aime savoir qu’il s’agit là d’un moniteur, je me sens en colonies de vacances) (en même temps, j’ai comme tout le monde un avis sur tout tu vois) (la preuve, ce commentaire) (comme ça fait quelques mois, je n’ai reconnu qu’une seule personne dans l’aréopage d’invités hors l’onctueux -je n’ai pas dit poisseux-présentateur animateur savamment décravaté : toi ! Bravo!) (… :°))
Au doigt mouillé, le commentaire le plus répandu sur les sites web à propos de la télé est probablement: « je n’ai plus la télé » ou « je ne regarde plus la télé ». La collection des réactions orales à ma participation à CSOJ est venu apporter un démenti assez cinglant à la représentativité de cette déclaration. On peut en revanche se pencher sur sa signification symbolique. Il est symptomatique que le premier commentaire (public, à la différence des conversations privées sur Facebook) à mon billet ne soit pas l’expression d’un avis sur l’émission, car dans les cercles lettrés où nous évoluons, la consommation télévisuelle n’est pas considérée comme une pratique valorisante (à l’exception de quelques rebelles qui l’affichent au contraire ostensiblement pour marquer leur différence avec le tout-venant académique). Il est apparemment plus légitime d’afficher sa non-consommation (vraie ou fausse), attitude de défi face au conformisme des industries culturelles et marque d’appartenance à la culture savante. Cette déclaration est donc à prendre elle aussi comme une revendication identitaire (et donc l’expression d’un avis sur la télé 😉
J’ajoute que l’expérience du feedback CSOJ m’a montré que la télé est un média que l’on peut consommer pratiquement sans s’en rendre compte. Plusieurs camarades adeptes du « je ne regarde pas la télévision » se sont trahis en livrant un commentaire sur l’émission, éventuellement tempéré par une précision sur le caractère furtif de leur consommation (« je t’ai aperçu au passage ») ou la nuance du recours (plus légitime) à la diffusion en différé par catch-up TV. Cette consommation clandestine peut s’effectuer à l’insu du spectateur, tant est forte la prohibition du média. En ce qui me concerne, je soupçonne que je peux affirmer en toute bonne foi que je regarde très peu (« quasiment plus ») la télé, essentiellement parce que je ne me rends pas compte de mes pratiques de consommation furtives ou banalisées, qui me sont devenues à peu près invisibles.
Cela doit aussi vouloir dire que « Culture Visuelle » (n’)est (pas) un site web comme les autres… :°))
Mais aussi, probablement, la qualification disqualifiante (« groupe revendiquant son appartenance à la culture savante ») n’apporte rien au débat : que dire de la télé quand on ne la regarde pas ? Si on ne la regarde pas, on a juste à la fermer (« ouvrez les yeux fermez la télé » tu te souviens) ? Mais dit-on quelque chose sur ce qu’on ne regarde pas ? Critique-t-on les livres qu’on n’a pas lus , les films qu’on n’a pas vus ? Seulement ce ne sont pas des meubles, voilà : la télé en est un.
On est pile dans la discussion. Avoir un avis sur quelque chose et surtout le communiquer présuppose une expertise ou une compétence, si minime soit-elle, qui confère seule le droit de l’exprimer (car en régime linguistique usuel, il est tacitement convenu qu’on ne parle pas pour ne rien dire 😉 Bref, comme nous l’a bien montré Bourdieu, tout est affaire de légitimité, et la télé est un excellent outil pour tester les effets de légitimité. Admettre d’en parler à un certain degré de généralité est un premier symptôme de la déqualification qui l’affecte. Tu dis « la télé », mais « les livres » ou « les films » en suggérant que le rapport à ces productions ne peut être que singulier. Pourtant, une bibliothèque est bien un meuble – et l’un des composants les plus indispensables du salon bourgeois – mais tu n’admettrais probablement pas qu’on évoque la littérature sous cet angle, je me trompe? 😉
Je crois que si, je l’admets, bien sûr, juste les livres qui sont dans « ma » bibliothèque me sont plus proches que les films les émissions, que je trouve dans « ma » télé, parce que je me les suis appropriés, que j’ai sans doute fait la démarche de me les approprier je pense. Devant ma télé, je n’ai aucune démarche et on me prie (on m’assène, on m’invite et on m’oblige) à m’extasier sur des objets que je ne choisis que très peu (si possible avec une part de cerveau disponible-j’adore ça et celui qui le dit, je l’adore aussi : sont-ce des propos qu’on a entendus à propos des livres ou des films ? Je ne crois pas. Pourquoi donc ? Parce que ça ne s’y prête pas, voilà). Il me semble.
L’expression exacte était: « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible » (voir sur Acrimed la discussion en contexte). Ajoutons que cette formule supposée décrire le fonctionnement des supports appuyés sur la publicité (donc pas seulement la télé, mais aussi la radio, la presse, les magazines…) est aussi une vantardise de chef d’entreprise, car rien de garantit en réalité que Le Lay (ou ses successeurs) puissent effectivement fournir la marchandise qu’ils assurent livrer. Zapping, attention flottante, dislike, etc.: il ne faut pas écarter trop vite l’idée que Coca-Cola n’achèterait in fine que du vent à une chaîne plus habile à assurer son autopromotion qu’à contrôler les cerveaux – comme en témoigne l’inexorable et régulière érosion de son audience.
Pour la littérature, on n’emploiera sans doute pas une expression aussi triviale, lui préférant l’idée d’un esprit réceptif. Ce qui, mis à part le style, ne modifie pas fondamentalement la question. Mais en littérature, on le sait, tout est affaire de style. Antoine Gallimard, c’est Le Lay avec de la classe – et ça, il faut bien avouer que ça change tout! 😉
« Avoir un avis sur quelque chose et surtout le communiquer présuppose une expertise ou une compétence, si minime soit-elle, qui confère seule le droit de l’exprimer (car en régime linguistique usuel, il est tacitement convenu qu’on ne parle pas pour ne rien dire 😉 »
je trouve très intéressantes les différentes manières de considérer la prise de parole, les actes de langage – tu cites bourdieu, et je suis d’accord bien sûr, détention du skeptron et d’une expertise, donc du contenu, comme préalable à la prise de parole – on peut voir les choses autrement presque à l’inverse, si on va du côté des analyses texte-discours-interaction que je pratique : on pourrait dire aussi que c’est la prise de parole qui construit l’expertise et, in fine, une sorte de « maîtrise discursive » – donner son avis peut donc aussi construire la compétence a posteriori, dans l’exercice même de la parole, et heureusement, à mon avis :=) – et je crois que c’est justement ce que permet la télé, au contraire des médias qui filtrent les locuteurs légitimes, et c’est bien ce que lui reprochent les intellectuels « contempteurs » : à la télé, ou maintenant sur le net, je peux, parce que je produis du discours, être candidat à l’expertise (ce qui ne veut pas dire que ça marche) – en réalité, je pense qu’il y a les deux, dans une articulation complexe entre construction en discours et mise en œuvre de compétences préalables
@Marie-Anne Paveau: Tout à fait d’accord, les 2 approches s’épaulent plutôt qu’elles ne se contredisent. Il y a bien une pragmatique autoréalisatrice du commentaire: c’est en écrivant les Salons que Diderot installe sa compétence de critique d’art.
(j’installe ma compétence de critique de télé ? :°))) Une affaire de style : on aime à savoir, pour cette part du style, que l’Etat (ou la Ville) (quand il s’agit de Paris, ce sont des Lumières dont on parle) a baptisé une rue (un bout, certes) du nom du grand-père de l’éditeur dont tu parles. Lorsqu’on voit que ladite municipalité (ledit Etat donc) laisse se parer d’atours (que par là il légitime) assez abjects certains de ses monuments historiques (c’est beau comme de l’antique, dit-on), on voit que la télé (et la publicité, c’est tout un) a, malgré l’érosion d’audience dont tu parles, de beaux jours devant elle (et l’Etat ?).
>> Au doigt mouillé, le commentaire le plus répandu sur les sites web à propos de la télé est probablement: “je n’ai plus la télé” ou “je ne regarde plus la télé”.
Ca ma rappelle une soirée rencontre à Toulouse il y a quinze ans à propos de la médiatisation de la guerre du Golfe (tiens je me souviens du tire « Avez-vous vu la guerre du Golfe ? ») où la moitié des 7-8 intervenants dans la salle avaient commencé leur propos par à peu près la même phrase « Bonsoir je suis sociologue et je n’ai pas la télévision »…
Il y a bien sûr de la posture sociale valorisante à affirmer ne pas regarder la télé. On pourrait rapprocher cela des enquêtes où la proportion de personnes affirmant regarder ARTE ne coïncidait vraiment pas avec l’audience réelle de la chaîne.
Mais n’empêche, j’ai l’impression, au doigt mouillé et à l’entourage, que parmi ceux qui justement font des « commentaires sur le web » il y en a bien plus en proportion qui regardent peu ou pas à la télé.
L’autre jour, dans la rue, je lisais sur un mur « Celui qui regarde n’existe pas ». Et écrire c’est laisser des traces d’existence.
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