Le rachat du Huffington Post par AOL en février dernier a relancé les débats sur l’économie de l'(in)gratitude. On a entendu la voix des blogueurs fatigués d’être pris pour des vaches à lait en échange d’un peu d’audience, et fait résonner les adages de la sagesse populaire qui éclairent l’économie – toute peine mérite salaire, le boulanger et sa baguette…
Faut-il toujours habiller les problèmes d’un vernis techno pour réveiller l’attention des journalistes? L’économie de la gratitude n’a pas attendu le web 2.0 pour faire son nid dans l’espace médiatique. Au terme d’une semaine qui (n’)a (pas) vu l’exécution de Ben Laden, je comptabilise une bonne douzaine de demandes d’entretiens et autres contributions, qui font suite à la publication de mon billet « Ben Laden, enterré par Photoshop » (Libération, Le Nouvel Observateur, 20minutes.fr, Le Temps, FR3, France-Inter, France-Info, LCI, RMC, RFI, etc…).
Rien de neuf pour la presse dans le fait de solliciter un universitaire. Au contraire, si l’on veut bien prendre la peine de regarder un peu plus loin que le modèle de la news standard, on verra qu’en toute occasion, chercheurs, professeurs et spécialistes de tout poil donnent à longueur de colonnes leur avis éclairé à des médias toujours soucieux de multiplier les angles lorsque l’événement est porteur.
A de rares exceptions près, ces contributions ne font l’objet d’aucune rémunération. Pourquoi n’entend-on pas pour cet usage bien établi résonner la maxime de la peine et du salaire? La logique à l’œuvre est décrite de façon limpide dans cette invitation qui m’a été envoyée par le site Atlantico: «Bonjour Monsieur. Je suis journaliste pour le site d’information Atlantico.fr et souhaiterai vous proposer de collaborer avec nous sur l’esthétisme de la guerre (et son évolution). Si cela vous intéresse, je vous propose une tribune (texte court de 3000 à 3500 signes) ou une interview (par téléphone: 10 minutes). Nous mettrons bien évidemment vos ouvrages en liens sur notre site. Je reste à votre disposition. Etc…»
C’est bien connu, comme l’acteur ou la chanteuse en promo qui viennent décorer à peu de frais le plateau du Grand Journal, le chercheur a toujours un livre à vendre, et doit s’estimer heureux qu’on lui prête quelques secondes de la grande lucarne. Le deal est considéré comme honnête, et personne n’évoque alors ni le boulanger ni la baguette. J’aimerais donc que les moralistes et autres adeptes de la sagesse populaire ouvrent les yeux sur le fonctionnement réel du monde médiatique, qui n’a que faire des adages.
De mon côté, n’ayant pour l’instant rien à vendre, je donne rendez-vous à Atlantico lorsque j’aurai enfin fini mon manuscrit (en croisant les doigts pour qu’Obama ait la bonne idée d’exécuter un autre terroriste à ce moment-là).
14 réflexions au sujet de « Site de presse cherche intellectuel en promotion »
Il y a une petite ambiguïté dans tout ça : on fait son article comme un journaliste et en même temps sa promotion (et ça fonctionne, on lit plus d’admiration ou d’intérêt dans les yeux de ses collègues universitaires après avoir eu droit à une interview un peu rapide dans Libé qu’après avoir publié dans une revue scientifique…), mais il est certain que ça permet aux journaux de rogner leur budget articles et donc, de payer moins de pigistes. Pour l’universitaire (déjà rémunéré et très habitué à publier pour rien) c’est une assez bonne affaire, mais pour la profession de journaliste, il serait sans doute dangereux que ça prenne des proportions abusives.
Une chose gênante en France (à mon avis pas partout ailleurs) c’est que le deal n’est pas souvent formulé de la manière la plus claire.
Sinon : une émission Ligne Jaune sur le sujet sur Arrêts sur images (je ne sais pas s’il faut être abonné pour la visionner)
« ….pour la profession de journaliste, il serait sans doute dangereux que ça prenne des proportions abusives ».
à ce jour c’est déjà un abus pour les journalistes.
D’un côté des guerriers, des passeurs, de l’autre des fonctionnaires, des prébendiers…
Lorsqu’ils « invitent » des personnes pour la « promotion » de leurs ouvrages, les producteurs-animateurs (et leurs asservis « attaché(e)s » de presse-souvent des femmes, d’ailleurs) que l’on connaît par ailleurs pour leur moralité hors de toute qualification, ont coutume de les nommer des « clients » : c’est bien le registre dans lequel ils constituent leur pratique. Je ne sais pas, je n’ai pas de livre à vendre, de bouille à promouvoir ou de rôle à guigner, mais ces pratiques révulsent et donnent simplement envie de tourner le dos. J’ai déjà proposé cette attitude, ici même il me semble : mais ce n’est pas un conseil à suivre, c’est ainsi qu’on devient, pour monde minuscule par sa noblesse et sa dignité, mais important par son symbolisme et son écoute des « puissants », un pestiféré ou un lépreux dont les oeuvres, ou les travaux, quels qu’en soient les qualités ou les défauts, n’ont même pas le droit d’exister. Ce monde ignoble gouverné par ses chiens.
@PCH : difficile de savoir où placer le curseur entre l’intransigeante tour d’ivoire et la putasserie du « bon client » médiatique, car au fond, peut-on exiger que tout se passe selon ses propres règles du jeu ? De plus en frayant un peu avec le monde, on se corrompt, certes, mais on observe et on apprend, aussi. Compliqué, finalement.
J’ai reçu le même type de demande en urgence (mail reçu à 10 h pour une interview le jour même), provenant d’une radio locale nantaise :
« Bonjour Monsieur,
en tant que journaliste à EU Radio Nantes, une station de radio européenne, je voudrais réaliser encore aujourd’hui une courte interview avec vous concernant la médiatisation de la mort d’Osama Ben Laden.
D’un point de vue sociologique, est-ce que Barak Obama a pris la bonne décision de ne pas diffuser l’image d’Osama Ben Laden après sa mort?
Merci beaucoup de me contacter dans la rédaction!
Cordialement. »
La période des vacances m’a fourni l’excuse de ne pas répondre.
@Jean-no : aucune exigence, je pense, mais un principe de réalité et de loyauté à soi-même. On n’empêchera jamais quiconque de faire ce qu’il pense nécessaire de faire (et nous sommes, tous autant que nous sommes, agis et agissant). Simplement ne pas être dupe de ces menées, ainsi que le billet le propose.
Même si des similitudes existent, il y a une petite différence entre produire régulièrement du contenu qu’un média diffuse régulièrement sans contre-partie et donner son point de vue es qualité. Et en fait toute personne interviewé n’est elle pas dans cette situation de gratitude : témoin de fait divers, homme politique, expert, universitaire ? Chacun est censé tirer un bénéfice de son intervention médiatique. Au bistro du coin, dans les urnes ou sur le marché professionnel.
BHL devrait bientôt intervenir.
@Rémi Coignet: La situation que tu décris correspond effectivement à la vision classique du partage des tâches entre journalistes, témoins et experts. Mais dans l’observation que je mène depuis maintenant plusieurs années, je suis au contraire frappé de la proportion grandissante des interventions non-journalistiques. Micro-trottoirs, interventions d’hommes politiques ou de gens du spectacle, commentaires de spécialistes ne forment pas qu’une contribution accessoire, mais bien un accompagnement permanent, sans lequel la matière journalistique proprement dite se trouverait considérablement appauvrie. Quant on sait que ces apports, loin d’une prise de parole libre, sont soigneusement préparés, formatés et contrôlés, on comprend qu’ils constituent un matériau journalistique qui n’a que l’apparence de l’externalité. Les formes éditoriales récentes, JT, émissions d’infotainment ou pure players accentuent ce déplacement en faisant une place de plus en plus grande aux intervenants extérieurs.
Soit on admet qu’il n’est pas choquant de gérer cet apport selon les principes de l’économie de la gratitude, et les blogueurs doivent se plier à la règle, soit on on considère que ce journalisme secondaire doit être payé à son juste prix. Je ne vois pas comment la presse pourrait survivre à la deuxième option, ce qui me confirme dans l’idée que la gratuité de cette fausse externalité est bel et bien nécessaire à son économie.
J’ai, comme beaucoup d’entre vous, été sollicitée plusieurs fois par les médias pour intervenir à chaud sur telle ou telle actualité.
Selon les cas, j’ai accepté ou refusé. Mon critère n’est pas celui de la rémunération (sinon, je n’interviendrais jamais), mais, pour autant que je puisse l’évaluer par avance, celui de la préparation de l’intervention. Quand j’ai l’impression que le journaliste me demande en fait de construire son sujet à sa place, tout en lui apportant une légitimité scientifique, j’ai tendance à refuser. Quand, au contraire, je sens que le journaliste a préparé son dossier, qu’il a des questions à poser et lui-même une idée sur le sujet, j’accepte, estimant que c’est mon rôle de chercheur que de participer (gracieusement) au débat public.
La différence majeure c’est que les universitaires en exercice disposent d’un salaire. Certains blogueurs aussi mais j’imagine que ceux qui se plaignent le plus sont des journalistes qui n’ont pas d’autres revenus.
@baroug: Ça, c’est encore de l’économie de la baguette. Aucun journaliste ne s’est jamais enquis du montant de ma fiche de paye avant de m’interviewer, et je vous signale qu’il existe des chercheurs indépendants, c’est-à-dire non rémunérés, ce qui n’empêche pas de trouver leur signature dans la presse. L’économie de la gratitude présuppose que l’exposition médiatique constitue une contrepartie suffisante, indépendamment de la situation financière de l’intervenant. On peut d’ailleurs considérer que ce présupposé influe également sur le montant des contributions rémunérées – cf. le prix de la pige à Libé ou les maigres droits d’auteur consentis par l’édition.
@André : sans compter que sont parfois interrogés comme experts des chargés de cours dont la paie est tout de même scandaleusement chiche.
Il existe des exceptions mais globalement, les universitaires en poste, qui je le présuppose peut être à tort, sont les plus souvent demandés, sont payés. Que dans l’absolu et dans le concept ça ne fasse pas de différence c’est une chose : dans les faits, ça détermine quand même ce qui se trouve dans l’assiette à la fin du mois.
Les commentaires sont fermés.