Une révolution sans images?

Une révolution, l’Afrique: quel meilleur terrain pour mesurer le rôle des nouveaux médias dans la prise en main de leur destin par les peuples? Pourtant, si l’on a déjà pu lire que Twitter avait fait la révolution tunisienne, si même le journal télévisé de France 2 a tenu à souligner que «les Tunisiens ont filmé eux-mêmes leur révolution», l’impression générale est plutôt que les outils numériques n’ont joué qu’un rôle accessoire et purement instrumental dans une geste qui s’est d’abord jouée physiquement dans les rues, pendant plusieurs semaines, par les slogans et la manifestation bien réelle de la présence du peuple, malheureusement sanctionnée par des morts et des blessés.

La croyance dans la puissance magique des accélérateurs numériques achoppe sur l’expérience, qui remet à leur place ces merveilleux outils de communication. Pourrait-on écrire que la Révolution française s’est produite grâce à la poste? Mai 68 doit-il tout au téléphone? A chaque époque, les activistes se sont servis des instruments à leur disposition, mais ce ne sont pas les outils qui font les révolutions, ce sont les populations qui s’en servent.

Plutôt marqué par la censure et la difficulté de faire circuler l’information à grande échelle, le cas tunisien permet aussi de remettre en perspective le précédent de la contestation iranienne, qui sert désormais de modèle à l’étude de l’usage politique de l’image dans chaque rencontre ou colloque universitaire. J’observe que si les Tunisiens ont filmé leur révolution, ces images ne sont en tout cas jamais arrivées jusqu’à moi. Faut-il incriminer la qualité de ma veille en ligne? Ou constater que les grands médias américains se sont fait les porte-voix complaisants des soubresauts iraniens, et ont assuré le rôle indispensable d’amplification des sources sociales? Twitter n’est rien sans le New York Times.

La discrétion, jusqu’à ces derniers jours, du traitement par la presse française de la « crise » tunisienne, bien en phase avec les positions gouvernementales, a soigneusement étouffé la circulation des informations locales. On verra probablement surgir vidéos et photos amateurs témoignant après-coup des progrès de la révolte. Il est utile de noter qu’à ce jour, celles-ci n’ont pas circulé à grande échelle sur les réseaux sociaux.

Ce qui m’a au contraire frappé est le traitement visuel excessivement pauvre de cette événementialité, qui a semblé surprendre les médias eux-mêmes. Une révolution sans images? Vu de ce côté-ci de la Méditerranée, c’est l’impression qui demeure. Mais est-ce avec des images qu’on fait une révolution?

Mise à jour du 17/01/2011

J’ai feuilleté les magazines de la semaine dernière, publiés avant le départ de Ben Ali, pour préciser ma première impression d’une « absence d’images ». C’est évidemment plus compliqué – et plus intéressant. Je prends l’exemple d’une image (du Monde Magazine du 15 janvier, photo AFP, cliquer pour agrandir) qui me permet de préciser mon sentiment: voici une image qui, strictement, ne dit rien, refuse de prendre position sur la crise. Accompagnant la légende « Emeutes sanglantes » (voir l’analyse d’Acrimed sur cette expression), la photo ne montre aucun héros auquel s’identifier, mais un manifestant sans visage, la pierre à la main, dans une rue curieusement vide d’humanité, tout en dévoilant les traces du désordre et de la violence. Pas une absence d’image, donc, mais un message brouillé, une image sans signification claire. Rien qui puisse s’inscrire dans la mémoire de manière décisive. Une image qui ne dit rien s’oublie aussitôt qu’aperçue. Ce n’est donc pas l’absence d’images qui est à souligner, mais bien l’absence de prise de position et la frilosité journalistique, qui trouve comme de coutume sa traduction fidèle en images.

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27 réflexions au sujet de « Une révolution sans images? »

  1. Si je peux me permettre, vous ne devez pas avoir beaucoup d’amis Tunisiens (et je précise, vivant en Tunisie) dans votre réseau social Facebook…Car depuis plus d’un mois, beaucoup de vidéos et d’images parfois assez violentes sont diffusées sur ce réseau.
    Il ne faut pas oublier que YouTube et DailyMotion ont été débloqués par l’ATI (Autorité contrôlant l’Internet en Tunisie) que ce jeudi 13 janvier (si entre temps, les sites n’ont pas été rebloqués, infos à vérifier), c’est peut-être la raison pour laquelle vous n’êtes pas tombés sur les vidéos de la révolte (révolution?) tunisienne.

  2. @TF: Merci pour ces indications, qui confirment mon sentiment. Je n’ai en effet pas d’accès privilégié à un réseau d’amis tunisiens, c’est bien comme citoyen lambda que je m’exprime. Mais je me souviens tout à fait nettement de la circulation des images iraniennes, que je trouvais sans les avoir cherchées, en ligne ou à la télévision, alors que je n’avais pas non plus de contact iranien privilégié.

    Ce qui différencie les deux cas semble bien être l’ampleur de la prise en compte médiatique globale, avec en particulier l’écho entretenu autour des images iraniennes issues des réseaux sociaux, instantanément reprises et relayées, dans le cadre d’une interprétation du phénomène comme un symptôme historique. Dans le cas tunisien, les images locales ne semblent pas avoir joué ce rôle d’amplificateur médiatique. C’est évidemment une surprise par rapport au précédent iranien, qui postulait une circulation idéale de l’information de l’acteur au spectateur grâce à la magie des réseaux sociaux. L’idée que les grands médias auraient conservé un rôle de prescripteur privilégié dans cette économie tend à bousculer ce récit.

    Versac, quoique mieux informé que moi, semble converger sur l’idée que «Ce n’est pas une révolution twitter». Même le blog d’Alain Bertho, anthropologue spécialiste des émeutes, qui tient scrupuleusement note des signalements médiatiques de troubles tunisiens, semble confirmer le constat d’un matériel visuel plutôt mince.

  3. Je pense que vous vous trompez.

    Si vous voulez dire que cette révolution a été sans images à l’étranger, c’est peut être vrai en europe mais Aljazeera a relié les images d’internet (Aljazeera n’avait pas de bureau à Tunis). Je suis en Tunisie (et tunisien). J’ai regardé aussi les journaux télévisés français et j’ai l’impression qu’il n’ont pas pris la mesure de ce qui se passait.

    Quant à facebook et twitter, ils ont joué un rôle très important. Dans Facebook, il n’y avait que des vidéos des évènements filmés par des téléphones portables. Ca a permis de savoir ce qui s’est passé à Sidi Bouzid, à Kasserine et partout ailleurs avant que la révolte n’atteigne Tunis. Ces moyens ont permis aussi d’analyser le discours officiel et de ne pas tomber dans les pièges qu’il a essayé de faire. Je m’explique : mercredi soir, dans un contexte de couvre feu, Ben Ali prononce un discours où il promet la démocratie en somme et de ne pas se représenter en 2014 (comme s’il en avait le droit), juste après la télévision officielle passe des images de « liesse » dans quelques rues de Tunis. S’il n’y avait pas facebook et twitter, les gens étant empêché de communiquer je pense que ça aurait pu marcher.

    Dans le cadre de cette révolution, facebook et twitter ont été surtout utilisés à usage interne entre tunisiens manifestants et non pour sortir l’information de la Tunisie.

  4. http://twitter.com/search?q=%23sidibouzid
    etait le lien principal (entretenu par des tunisiens)
    des « medias » furtifs et benevoles,mais tres efficaces s’inventent en temps reel,informent pour coordonner les actions , ce modele se repete et la Tunisie l’illustre bien…Les grands medias servent de confirmation (pour le temps qu’ils dureront)

  5. Avec image, sans images, on peut discuter en effet. Mais c’était surtout une révolution sans nom, la fameuse communauté internationale retenant son souffle… non-ingérence oblige! (On est prié de ne pas rigoler).

    Sans nom jusqu’à l’épilogue heureux et la fuite du dictateur, on peut enfin le dire sans passer pour un islamiste! D’ailleurs manifestations anti-chômage, émeutes, pillages organisés, manipulation extérieure, aigreur incompréhensible contre un président élu au bilan économique flatteur, le coeur de nos médias balançait et notre futur président lui-même, quel qu’il soit, attendait avant de prendre une position déterminée.

    L’erreur est corrigée, voici venir la révolution du jasmin. Et le domaine de l’image, ouf, j’ai eu chaud! Que peut signifier ce baptême tardif, que véhicule ce terme, n’est-ce que la paresseuse reprise d’un des symboles de la Tunisie? L’orange est passée de mode alors? J’ai entendu sur France-inter, ce matin, dans la bouche de l’érudit jardinier Baraton, qu’on remplace aujourd’hui le jasmin naturel par un produit de synthèse moins onéreux. Un bon début. Et que le jasmin est le symbole de la beauté et du charme féminin: Cléopâtre en faisait mettre sur les voiles du bateau qui lui ramenait Marc-Antoine! Tout à fait approprié! Qu’il est originaire de Chine enfin, et pas de Tunisie, un immigré donc auquel le Maghreb a fait bon accueil.

    Bon, mon rattachement à votre sujet est quelque peu artificiel lui aussi, je le confesse. Mais l’image donnée par le traitement de ces évènements cruciaux, au ras du bitume et en plein dans la connivence, continue bel et bien d’être désastreuse tout de même, non?

  6. Personnellement je reformulerai la question autrement, ou j’en ajouterai une : un événément peut-il exister médiatiquement et notablement sans images?
    Et plus particulièrement en dehors de l’espace où ces événements se produisent.

  7. @Lyonel Kaufmann: Tu as tout à fait raison, il faut corriger ma question: cette révolution a-t-elle été (correctement) médiatisée? Jusqu’à vendredi soir, de ce côté-ci de la Méditerranée, on peut tranquillement affirmer que non, et que seul le départ de Ben-Ali a permis à la presse de qualifier correctement ce qui n’était jusqu’alors que des « émeutes ». Confirmation de ce que la présence de l’image n’est qu’un indicateur de l’investissement médiatique (et, corollaire, du fait que la révolte iranienne a, à l’inverse, été sérieusement soutenue par les médias occidentaux…).

    Lire également l’analyse détaillée de Fabrice Epelboin sur ReadWriteWeb: « Ceci n’est ni une Wikileaks-révolution ni une Twitter-révolution #sidibouzid« 

  8. J’essaye de comprendre la question posée qui est si cette révolution a-t-elle été (correctement) médiatisée? Mes questions sont : à partir de quand parle-t-on ? Combien de temps et de sang doit il s’écouler ? Et d’où parle-t-on ?

    @ Nobo : c’est vrai qu’ici la vision est eurocentriste. Même si on est tous des étrangères, malheureusement nous ne pouvons nier ni échapper à cela non plus, nous sommes en France. Nous ne sommes pas là bas et parfois, comme dans mon cas, ne pouvons pas lire l’arabe. Ce sont les infos que nous recevons qui nous font comprendre, de différents façons et parfois assez biaisés.

    C’est exactement cela que nous essayons de comprendre. Quels rôles ont les réseaux sociaux pour changer la donne, même dans les mass médias ?

    Puis, je me demande quel est le rôle des martyrs dans tout cela ? Avec La vidéo de Neda Agha-Soltan les mass médias avaient une vidéo marquante, choquante et représentative. Ici c’est Mohamed Bouazizi, avec son geste déclencheur?…

    Maintenant, on a peut-être encore plus de vidéos, mais ils circulent sur des réseaux sociaux avec des fiches plus anonymes et qui sont d’accès plus difficile et parfois plus cachées aux mass medias.

    Lire également l’analyse de Mathew Ingram, sur Gigaom, « Was What Happened in Tunisia a Twitter Revolution ? », http://gigaom.com/2011/01/14/was-what-happened-in-tunisia-a-twitter-revolution/#comment-575822

  9. Bonjour,

    J’abonde dans le sens sur premier commentateur. Il se trouve que dans ma communauté scientifique (le marketing) un grand nombre de Tunisiens y participent. Les liens tissés personnels et professionnels m’ont fait ainsi le témoin d’une forte activité notamment sur FB, avec une abondance de video, principalement cette dernière semaine. L’absence d’image est en fait me semble-t-il une absence d’image relayée par les grands médias (et de ce point de vue il reste encore beaucoup à faire et à dire sur l’interaction nouveaux-médias/anciens médias).

    Ce point étant dit, deux remarques complémentaires : a) ce que certains appellent  » une revolution sans nom » a trouvé assez tôt celui de révolte de jasmin en témoignent les hashtag dans les twits anglosaxon. Il y a sans doute une analyse quantitative et comparative à réaliser. b)J’ai été frappé de l’usage du drapeau tunisien dans l’iconographie : d’abord en deuil et maculé de sang ( tel que je l’ai reproduit ici : http://i-marketing.blogspot.com/2011/01/tunisie-les-chemins-virtuels-de-la.html , ensuite repeint en noir, et aujourd’hui avec en surimpression une roue de bras solidaire…regardez ici : http://www.facebook.com/album.php?profile=1&id=855275721#!/MaTunisie

    Cette évolution/ecologie de l’image du drapeau- en quelques semaines voir quelque jour- me semble être un bel objet d’étude.

  10. @Gaby: non, la question n’est pas à partir de quand, mais comment on en parle, voir la bonne synthèse publiée par Acrimed: http://www.acrimed.org/article3518.html

    Il y a deux présupposés différents qui conditionnent les énoncés de type « révolution-Twitter » ou « cyber-révolution ». La première est qu’on pourrait faire la révolution de chez soi, en manifestant simplement son désaccord massivement par l’intermédiaire des outils numériques. Cette idée paraît désormais obsolète.

    L’autre idée, dont on a cru voir l’illustration avec la « révolution verte », est celle d’un accès direct à l’information locale à l’échelle de la planète par l’intermédiaire des réseaux sociaux et de la diffusion sur YouTube de vidéos enregistrées avec des mobiles, un accès direct qui court-circuiterait les médias traditionnels, et permettrait la mobilisation de l’opinion mondiale. C’est ce second schéma que la révolution tunisienne vient de remettre en question. Non que les acteurs n’aient pas utilisé les outils de communication à leur disposition, comme il est normal, mais cet usage n’a pas suffi a produire la circulation magique de l’information à l’échelle planétaire soi-disant observée dans le cas iranien. Ce récit apparaît maintenant comme une construction médiatique orientée, qui servait les intérêts américains. Le schéma de l’accès à l’information dans le cas tunisien revient à une structure plus classique, avec distinction apparente entre l’information partagée par les acteurs et celle diffusée par les médias.Twitter n’est rien sans le New York Times.

  11. André,

    Je lis ton billet sur le tard mais de passage à Metz pour visiter le Centre Pompidou, J’ai pu suivre toute l’évolution de la journée de vendredi et samedi en images et en textes via Facebook, plusieurs de nos amis photographes diffusaient des vidéos, photos et commentaient toutes les 10 minutes leurs profils.
    Aujourd’hui encore, on peut suivre ce qui se passe….
    Le problème est certainement qu’en dehors des photos relayées par de grandes agences de presses comme reuters ou AP, les photos n’arrivent pas jusqu’à nos médias en Europe car ces mêmes médias sont encore trop-très frileux.

    Pour voir les images réalisées et relayées par des amis blogueurs, deux liens me semblent intéressant:

    Le blog a tunisian girl: http://atunisiangirl.blogspot.com/

    et le blog d’ Hamideddine Houali où il chronique la journée du 14:
    http://du-photographique.blogspot.com/2011/01/chronique-dune-journee-historique.html

    Jeanne

  12. What I meant by « when » is this kind of changement in time of discours. What Julien Salingue & Ugo Palheta describe it in the Acrimed blog post you point, is exactly that change in time : how the medias keep changing their words according to what suits them best. A question of style ? Probably, what they think might sell best.

    Yes, twitter is nothing without New York Times. But also the New York Times has definetly had to change its ways of treating news due to Twitter. Now, both medias/mechanisms keep on quoting each other and generate new forms of constructing events. A symbiosis between them.

  13. La différence entre la médiatisation des images issues des réseaux facebook ou de twitter entre la révolution en Iran et celle en Tunisie, ne viendrait-elle pas du fait que les photojournalistes étrangers n’ont pu être présents lors des derniers évènements en Iran ( il n’ y avait donc pas d’autres images que les photos réalisées par des photographes locaux et les photos pêchées par les rédactions sur les réseaux sociaux), à la différence en Tunisie , les grandes agences ont envoyé leurs photographes suivre les évènements, d’autre part après lecture de la presse on se rend compte que les journaux ont énormément travaillé avec les reporters correspondants des grandes agences habitant dans le pays ( AFP….)…
    Je rejoints, @ M.B , Les réseaux sociaux ont été des outils pour les habitants tunisiens pour s’ informer: » Dans le cadre de cette révolution, facebook et twitter ont été surtout utilisés à usage interne entre tunisiens manifestants et non pour sortir l’information de la Tunisie. »

  14. Salut André,

    un petit mot d’explication sur le véritable rôle joué par les média sociaux, non pas ces dernières semaines, mais depuis bien plus longtemps que cela.

    La révolte contre Ben Ali, en pratique, a commencé sur Facebook et internet il y a un an. Slim Amamou, le célèbre blogueur emprisonné et relaché la veille de l’exil de Ben Ali, est assez représentatif de cet aspect des choses. Navré, mais si cette révolution a bel et bien été gagnée dans les rue avec un courage et une dignité trop peu soulignée, les média sociaux ont joué la dedans un rôle essentiel.
    http://www.readwriteweb.com/archives/revolution_20_rebooting_tunisia.php

  15. Au passage, et d’un point de vue plus centrée sur les images, l’organisation qui s’est mise en place pour exfiltrer les ‘UGC’ tunisiennes, durant la censure de Ben Ali, est remarquable et il doit être fait honneur aux hackers qui ont aidé (entre autre de cette façon) la révolution Tunisienne, notamment depuis un mois que l’upload de vidéo sur Facebook, le seul outil social disponible en Tunisie, a été bloqué par Ben Ali.
    http://w0ofer.net/mirrorlist/

  16. 1)Faut-il incriminer la qualité de votre veille en ligne? Oui, effectivement je vous le confirme bien que je puisse évidemment vous pas le reprocher. Ce n’est pas le propos de ma réponse.
    2)Lorsque je lis : »Les réseaux sociaux ont été des outils pour les habitants tunisiens pour s’ informer : Dans le cadre de cette révolution, facebook et twitter ont été surtout utilisés à usage interne entre tunisiens manifestants et non pour sortir l’information de la Tunisie.” Désolé Jeanne, mais je suis absolument furieux de lire une affirmation comme la vôtre.
    Pour éviter de voir votre discussion basculer dans un débat totalement déconnecté de la réalité, permettez-moi, de revenir vers vous à un moment plus propice pour vous communiquer les précisions indispensables et vous éviter les analyses superficielles et les conclusions rapides.
    Pour le moment, mes convictions et mon engagement m’obligent à continuer sur la voie que nous venons d’ouvrir en utilisant mon clavier et ma connexion internet.
    Photographe, j’ai fait le choix délibéré de ne pas produire d’images, mais de mettre à mon clavier 24 heures sur 24 heures et 7 jours sur 7, en espérant que personne ne viendrait défoncer la porte de chez moi à l’aube pour m’emmener directement dans les sous-sols du ministère de l’intérieur. Oui, j’ai fait acte de subversion ou acte de résistance, selon le point de vue…
    Oui, j’ai eu le courage d’engager toute ma dignité et tout mon courage à le faire. Cependant, vu de l’occident ce courage risque de vous paraître bien dérisoire… Procéder à une revue de Presse quotidienne de la Presse francophone et anglophone et diffuser une multitude de liens directement sur son profil facebook, peut en effet vous paraître insignifiant.
    Votre adresse IP, votre compte facebook, vos mots de passes ne sont pas scrutés en permanence par une équipe de 600 personnes employées à plein temps par votre gouvernement… Ici, nous avons encore une institution qui s’appelle l’A.T.I. (Agence Tunisienne de l’Information) qui surveille en permanence le flux des informations envoyées et reçues par les internautes et ils sont dotés des méthodes et des outils les plus performants disponibles actuellement, je vous le confirme. Vous avez accès à Youtube, dailymotion et bien d’autres moyens d’accès à l’information visuelle. Nous pas.
    Vous avez accès à l’ensemble des informations disponibles sur internet. Nous pas.
    Pour ma part, comme une poignée de personnes de ma génération de quinquagénaires…. Nous avons choisi, sans nous concerter, de prendre individuellement l’initiative et le risque incommensurable (je mesure parfaitement la signification du mot employé) d’avoir une telle visibilité que nous savions TOUS sans exception que si le régime ne basculait pas il nous resterai qu’une seule option : tout quitter et fuir la répression qui nous rattraperait inévitablement un jour ou l’autre… Ma voiture est toujours, encore aujourd’hui, 17 janvier, stationnée, chargée de vivres et les pleins faits avec un plan de route établi pour rouler vers une destination précise. Pour faire court, je vais poser la question suivante aux lecteurs de ce forum.
    Trouvez-vous normal qu’à l’issue de trois semaines de manifestations de l’ensemble d’une nation, d’une répression sans précédent avec des tirs à balles réelles sur un peuple et une cinquantaine de victimes atteintes soit à la tête, soit à la poitrine, un Président de la République conseillé par Jacques Séguéla, appelé d’urgence à la rescousse en Tunisie, prononce un discours dans lequel il annonce qu’il a compris et reçu le message de son peuple et libère immédiatement l’accès bloqué à Youtube?
    N’oubliez pas non plus que 2 rappeurs et plusieurs jeunes bloggeurs ont été arrêtés pendant environ dix jours. En ce qui concerne les bloggeurs (relâchés depuis), ils allaient être condamnés pour les cyber-attaques du groupe « anonymous » sur les sites gouvernementaux qui ont été bloqués pendant plusieurs heures et à plusieurs reprises depuis l’étranger…
    De grâce, ne cherchez plus à minimiser l’utilisation d’Internet, des réseaux sociaux, des blogs et des cyber-résistants en Tunisie. Je vous invite, avant toute chose, à rechercher la chronologie des évènements en tapant le mot clé « Sidi Bouzid » ou plus récemment « Tunisie » sur google. Lisez tout ce que vous pourrez et revenez vers ce forum ensuite. Pour votre info, je n’accepte aucune demande d’ajout d »amis » sur facebook, sans au préalable avoir la certitude de l’origine de la demande.
    Oui la cyber-résistance à existé en Tunisie. Quand aux images, ayez la générosité de respecter la mémoire du photographe qui est actuellement plongé dans un coma artificielle pour avoir reçu le tir tendu d’une grenade lacrymogène en pleine tête. A vos claviers : GOOGLE… 😉

  17. @Jeanne: Ta remarque est intéressante. Mais il n’en reste pas moins qu’il y a un décalage patent entre la rapidité et l’ampleur de la médiatisation du cas iranien (immédiatement qualifié de « révolution verte », même s’il n’y a pas eu de renversement du pouvoir) et celle du cas tunisien, sous-évalué jusqu’au départ de Ben Ali (j’ai entendu par hasard Demorand communiquer la nouvelle en direct sur Europe 1: c’était comme s’il n’y croyait pas, ou s’il ne réalisait pas vraiment…).

    @Fabrice et al. Il y a beaucoup d’information dans les témoignages ci-dessus, qui tiennent à m’assurer que les outils numériques ont bien été utilisés. Mais mon propos n’est nullement de nier cet usage. Comme du téléphone en mai 68, «les activistes se sont servis des instruments à leur disposition», ai-je dit. Ma réaction porte d’une part sur la remise en perspective des usages numériques dans un contexte plus large, où l’élément décisif reste à l’évidence la mobilisation physique et l’usage de la force (n’oublions pas le rôle de l’armée dans la destitution de Ben Ali). Comme après chaque événement d’actualité important, nous avons droit à des articles faisant le bilan de l’usage d’internet, moins pour des raisons profondes liées au rôle de l’outil que parce qu’il s’agit d’un sujet à la mode. Sur le fond, l’idée de la détermination technologique est une idée dont les historiens se méfient, et qu’il faut analyser avec précaution.

    Ma réaction porte en second lieu sur l’interrogation de l’interaction entre nouveaux et anciens médias. J’ai moi aussi participé abondamment, lors du mouvement français des enseignants-chercheurs de 2009, à la documentation et à la mise en ligne des informations, sans que cette activité suffise jamais à inverser l’indifférence des grands médias. Mon billet questionne la croyance dans l’automaticité du relais médiatique, à partir du moment où l’information est disponible en ligne. Comme je l’ai précisé, « l’absence d’image » est moins une stricte pénurie visuelle que la mise en scène d’une lecture volontairement appauvrie de l’événement. Pour une opinion similaire sur la traduction par les médias américains, voir notamment: « What if Tunisia had a revolution, but nobody watched?« .

  18. A signaler encore deux billets contradictoires sur le rôle d’internet: « Tunisie, Twitter, WikiLeaks et l’indécence » par Bruno Walther (via Owni), et « Le web, cauchemar des dictatures du bassin méditerranéen? » sur ReadWriteWeb, qui reprend une séquence diffusée par France 24. On sera notamment attentif au lancement du sujet par le journaliste, qui montre bien la volonté d’imposer la grille de lecture de la « révolution Twitter-Wikileaks-Facebook », et la technique pour y arriver. L’une des dernières questions du journaliste (à 13′: « Facebook, c’est qui qui décide de développer ce qui se passe en Tunisie? ») est totalement surréaliste et montre sa méconnaissance d’un dossier dont il manipule les termes sans les comprendre.

    L’actualité tunisienne semble être l’occasion de voir émerger un débat remettant en question l’insistante interprétation de l’événementialité sous l’angle « cyber », avec une opposition entre la rue et internet (qu’on n’avait pas entendu pour la contestation iranienne, alors que la mobilisation physique n’était pas moins importante). Quoiqu’il en soit des usages numériques et de leur rôle effectif dans le processus, on voit très clairement que la clé d’analyse « le rôle d’internet… » remplace avantageusement un travail de description plus en détail des réalités et des tensions d’une société. Plutôt que d’expliquer les raisons profondes d’un événement qui a surpris médias et politiques, quelques chiffres sur le nombre de connectés et le rappel de quelques infos Wikileaks, et hop! le tour est joué… Une leçon qui vaut largement au-delà du cas tunisien…

  19. Je pense qu’il y a une polarisation sur le rôle d’internet parce que jusqu’à présent l’idéologie dominante en occident expliquait le succès de l’islamisme par le rejet de la « modernité » parce qu’elle était inaccessible. L’utilisation d’Internet par ces mouvements suppose qu’un nouveau discours idéologique se mette en place, mais pour l’instant la messe n’est pas dite.

  20. @ Thierry

    en ce qui concerne l’équation « islamisme » = « rejet du modernisme », cela fait longtemps que nous savons que ce n’est pas si simple que ça. L’ironie de l’histoire veut que l’islamisme radical a parfois partie liée avec la modernité la plus occidentale : on sait bien que les attentats du 11 septembre n’ont pas été commis par des paysans analphabètes du Belouchistan…

    l’usage de facebook ou de twitter est donc en soi idéologiquement relativement neutre, il ne signale pas spécialement l’adhésion à une quelconque idéologie ou à une vision du monde ouverte/libérale/etc.

    Par ailleurs, je pense moi aussi que le discours sur la révolution 2.0 ou révolution facebook n’est pas si pertinent que cela. Comme l’expliquait André Gunthert, chaque mouvement social profite des médias qui sont à sa disposition. La réforme luthérienne a pu s’appuyer sur l’imprimerie (permettant la diffusion rapide d’imprimés auprès d’un public un peu plus vaste qu’auparavant) – de même la révolte égyptienne a pu initialement s’organiser et se préparer grâce à l’internet. Mais dans les deux cas (bien différents, je vous l’accorde…….), ce qui est essentiell, c’est

    1/ le contenu du message qui pousse à la révolte

    2/ ainsi que la capacité de mobiliser un nombre de personnes bien plus important que celui ayant accès aux nouveaux médias. Les nouveaux médias ne sont qu’un premier relais, particulièrement pratique. En Égypte, des activistes expliquaient récemment que, une fois eux-mêmes organisés, il fallait assurer le reste du « travail révolutionnaire » de façon traditionnelle : tracts et affichettes distribués dans les quartiers ou dans les transports en commun, manifestations à faire démarrer dans les quartiers populaires etc.
    D’ailleurs, l’interruption de l’internet n’a pas empêché les Égyptiens de continuer sur la lancée du 25 janvier : le mouvement avait pris, et avait catalysé l’ensemble des mécontentements accumulés depuis des années et des années.

    @ André Gunthert : ce qui explique la défaite du mouvement des enseignants -chercheurs de 2009, malgré sa force en interne (60% ou 75 % des universitaires et des chercheurs étaient sans doute solidaires du mouvement, et le nombre des personnes mobilisées était impressionnant) c’est qu’il était difficile d’élargir le nombre des manifestants. Or les universitaires, combien de divisions ? que bloquons-nous . tout au plus nous nous bloquons nous-mêmes ! et quand nous réunissons 20 000 personnes à Paris, c’est énorme — mais cela fait bien rire les gouvernements, et les journalistes eux aussi rient de nous : 20 000 ? Pfffff….

  21. « l’usage de facebook ou de twitter est donc en soi idéologiquement relativement neutre, il ne signale pas spécialement l’adhésion à une quelconque idéologie ou à une vision du monde »
    Ca ne me semble pas si évident que ça. Là-bas comme ici d’ailleurs. L’utilisation de ces nouveaux médias a aussi un effet sur l’image que l’on a de soi. J’ai été frappé par le nombre de témoignages des manifestants en Tunisie qui était sur le thème, on est moderne, on utilise facebook (ou les jeunes sont modernes ils utilisent facebook), la dictature c’est le passé, l’ignorance. Alors je sais bien que ces témoignages ont été au moins en partie suscités par les journalistes et que ceux-ci n’ont peut-être retenu que ces parties des témoignages, mais je ne pense pas que l’on soit en présence d’un processus idéologiquement neutre.

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