Compte rendu du séminaire « Recherches en histoire visuelle », 2009-2010
Les travaux de l’année 2009-2010 ont permis de boucler la première étape de l’enquête ouverte en 2005 pour établir les principaux points de repères de la transition numérique du médium photographique. A partir de la rentrée 2010, un nouveau cycle sera consacré à dégager les caractéristiques de la nouvelle esthétique de l’image numérique (à suivre sur le blog éponyme).
- Pratiques amateurs: une reconfiguration de la demande plutôt que de l’offre
L’installation des technologies participatives du web 2.0 a été accompagnée par un discours à dimension utopique annonçant une remise en cause des hiérarchies de l’autorité (top/down vs bottom/up), des logiques de la distribution commerciale (la « longue traîne ») ou de l’économie des industries culturelles (user generated content). Grâce aux outils de réalisation numérique et à la capacité de diffusion universelle offerte par le web, les amateurs ont été décrits comme susceptibles de concurrencer – voire de supplanter – les contenus professionnels (voir notamment: Be Kind, Rewind, film de Michel Gondry, 2008). Quelques cas de promotion professionnelle réalisés à partir d’une exposition sur Myspace ainsi que quelques couvertures illustrées de photos réalisées au camphone ont été interprétées comme autant de preuves de ce tournant.
Pourtant, même si les nouvelles possibilités techniques ont bien permis de doper la production amateur, celle-ci n’a jamais constitué une alternative à l’offre industrielle. Toutes les analyses des plates-formes de partage ont conclu que le postage de contenus originaux constituait une proportion faible de l’ensemble de la participation. Les exemples de contenus amateurs ayant accédé à une notoriété comparable à celle des productions industrielles via internet restent rares et semblent désormais décroître plutôt qu’augmenter. Les industries culturelles traditionnelles, peu présentes sur le web au début des années 2000, ont rattrapé leur retard et ont investi l’outil numérique, en proposant une offre abondante de contenus diversifiés.
Ce constat impose de modifier l’hypothèse qui cantonnait à l’offre de contenus l’analyse des évolutions du champ, au profit d’une observation centrée sur l’évolution de la demande. Les outils numériques ont modifié les pratiques de consultation des contenus culturels, soit l’ensemble des comportements de recherche, de consommation et d’archivage des contenus sur internet, qui remodèle en profondeur notre rapport au loisir culturel. S’il y a bien un nouveau partage du marché de l’attention, celui-ci apparaît moins déterminé par la concurrence des contenus autoproduits que par l’apprentissage et la gestion par le public du nouveau paradigme de l’abondance, dont le modèle est celui de la consultation encyclopédique.
- L’indexabilité, première cause de la déstabilisation du marché des images
Un autre apport majeur des travaux de l’année 2009-2010 a été de dégager la notion d’indexabilité comme facteur primordial des évolutions économiques du secteur. Depuis 2005, le Lhivic a consacré de nombreux travaux aux problèmes de l’indexation des contenus en ligne (Amélie Segonds) ou de l’évolution des archives visuelles (Estelle Blaschke, Marie Eve-Bouillon, Fanny Lautissier, Audrey Leblanc). Cette expertise, combinée à l’intervention décisive de Matthias Bruhn (« The Age of the photo Agency« , 20/05/2010) et aux avancées des contributions au colloque « Nouvelles perspectives pour les photographes professionnels » (Ecole Louis-Lumière, 29-30 mars 2010), rapidement publiées et discutées sur Culture Visuelle (voir notamment: Sylvain Maresca, « Photographes: sociologie d’une profession mal connue« ; Dominique Sagot-Duvauroux, “Quels modèles économiques pour les marchés de la photographie à l’heure du numérique?”) a fait apparaître une nouvelle vision du champ photographique, sous l’angle de l’information associée à l’image.
Sur le modèle de l’histoire de l’art, la description des pratiques photographiques s’est toujours concentrée sur la production des images. Elle a laissé dans l’ombre le ressort essentiel de son économie, que Matthias Bruhn identifie comme une économie de services. Depuis la fin du XIXe siècle, les raisons de la prospérité des agences tiennent moins à la qualité des images qu’à la rapidité et la fiabilité du service, aux avantages économiques de l’achat groupé ou à la sécurité juridique que garantit la prestation.
Cette description du champ permet de comprendre que c’est l’indexabilité nouvelle de la photographie numérique (autrement dit la capacité d’archiver et de traiter les images par l’intermédiaire de bases de données numériques), qui a été le principal facteur de déstabilisation de l’économie des images. Si l’on admet que ce qui a de la valeur n’est pas la photo, mais l’information qui lui est associée, on comprend que la première cause de l’évaporation de la valeur des images a été la pression concurrentielle sur les coûts de gestion de cette information.
La transformation des fichiers manuels en bases de données numériques, dès les années 1990, a permis de réaliser des gains substantiels dans la gestion des contenus, ouvrant la voie aux banques d’images low-cost. L’étape suivante marque l’abandon de l’édition traditionnelle des images, basée sur l’intelligence humaine et les compétences spécialisées. L’indexation devient entièrement automatique (Google Images, 2001) ou bien réalisée par les usagers (Flickr, 2004). Dans les deux cas, la gestion gratuite de la recherche, qui s’avère d’une redoutable efficacité, menace directement les entreprises qui avaient construit leur valeur sur l’expertise. C’est parce que l’économie des images s’est d’abord conçue comme une économie de services que la numérisation, sous les espèces de l’indexabilité, y a produit autant de dégâts.
- La photographie, terrain de la résistance à l’innovation
Le Lhivic est associé à un programme de recherches subventionné par l’Agence nationale de la recherche (ANR), intitulé « Les artistes en régime numérique« , coordonné par Philippe Le Guern (Université d’Angers et Laboratoire Georges Friedmann, Paris 1-CNRS.
Notre programme de recherche s’est appuyé initialement sur un présupposé classique des modèles d’analyse du rôle des techniques dans les pratiques sociales, qui présume implicitement la victoire de la « marche du progrès », soit l’adaptation inéluctable des acteurs aux nouvelles conditions dictées par les outils technologiques. Mais l’observation du terrain photographique fait apparaître en parallèle un autre modèle, celui de la résistance à l’innovation, qui n’est pas moins intéressant à analyser.
Loin de constituer un phénomène exceptionnel, la résistance à l’innovation est au contraire le symptôme le plus régulier d’un processus de transition culturelle. Elle est d’autant plus forte que les modifications demandées aux acteurs sont importantes et que le rythme du changement est rapide.
Si, du côté des matériels et des pratiques amateurs, la photographie numérique a incontestablement remplacé la photographie argentique, du côté des manifestations publiques de l’activité photographique, se dessine le paysage d’une négation de cette évolution. Une seule exposition thématique notable a été proposée en 2007 par le musée de l’Elysée de Lausanne, sous le titre: “Tous Photographes! La mutation de la photographie amateur à l’heure numérique”. De façon générale, la photographie reste étrangement en retrait, comme incapable de valoriser les évolutions réelles de sa pratique. Plutôt que de juger cette réaction comme passéiste, il apparaît utile de tenter de mieux comprendre et de décrire les motifs et les manifestations de cette résistance, qui appartient pleinement à l’économie du rapport à l’innovation.
Principales publications
- Estelle Blaschke, « Du fonds photographique à la banque d’images », Etudes photographiques, n° 24, novembre 2009, p. 150-170 (en ligne: http://etudesphotographiques.revues.org/index2828.html).
- Id., “Corbis, ou la démesure de l’archive”, Culture Visuelle, 22 mars 2010 (http://culturevisuelle.org/postphoto/…).
- André Gunthert, “L’image partagée. Comment internet a changé l’économie des images”, Etudes photographiques, n° 24, novembre 2009, p. 182-209 (en ligne: http://etudesphotographiques.revues.org/index2832.html).
- Id., “Tous journalistes? Les attentats de Londres ou l’intrusion des amateurs”, Gianni Haver (dir.), Photo de presse. Usages et pratiques, Lausanne, éd. Antipodes, 2009, p. 215-225 (en ligne: http://www.arhv.lhivic.org/index.php/2009/03/19/956).
- Id., “Internet est une révolution de la consultation plus que de la production” (propos recueillis par Hubert Guillaud), InternetActu, 3 février 2010 (http://www.internetactu.net/2010/02/03/…).
- Id., La photographie est-elle encore moderne? », Cahier Louis-Lumière, n° 7, « Nouvelles Perspectives pour les photographes professionnels » (actes coll.), juin 2010, p. 60-65 (en ligne: http://culturevisuelle.org/icones/500).
17 réflexions au sujet de « Consultation, indexabilité, résistance »
Très intéressant. Pour la production de documents commerciaux notamment dans le domaine de la vulgarisation scientifique ou technique, les services marketing n’hésitent cependant plus à puiser dans la production amateur sur des site comme fotolia à 0,02 € la photo. C’est une réaction à la logique de réduction des coûts de la crise actuelle.
L’espérance de gains rapides poussent certains amateurs à mettre sur des sites marchant leurs photos. Mais à part pour quelques exceptions, la majorité sera très déçue.
Ce comportement va à l’encontre de la création artistique et au profit du formatage commercial de la photo. Quelle est la culture de l’acheteur photo dans le commerce et industrie ?
Au delà des résistances au changement, quel est l’espace réel de la production artistique sur le web ? cet espace est-il suffisamment structuré pour permettrent aux professionnels d’exister ?
@Pierock: Certes, mais ce que nous appelons habituellement « la » photo n’est pas un monde homogène. Jusqu’à Fotolia, la recherche pas plus que l’institution culturelle ne se sont beaucoup intéressés à la stockphoto ou photo d’illustration – qui n’a pourtant pas attendu internet pour se développer… Pourtant, de très nombreux supports, journaux d’entreprises, bulletins d’associations ou de mutuelles, mais aussi les people, les féminins et autres puisent depuis longtemps dans les ressources de l’imagerie d’illustration prémâchée – à juste titre, si l’on considère leurs besoins réels. Contrairement à l’image qu’en donnent Arles ou Perpignan, la photo ne se limite pas au reportage ou à la création, et tout le monde n’a pas besoin de photo signée ou de hot news.
De nombreux amateurs (c’est mon cas) diffusent également leurs images sous licence Creative Commons sur Flickr, accordant donc un usage gratuit sans but lucratif. Faut-il m’interdire cette opportunité, similaire à celle dont j’use ici pour votre profit, puisque vous n’avez rien payé pour me lire – et peut-on déduire du fait que je tiens ce blog que mon activité entre en concurrence avec celle de journalistes professionnels? Peut-être sera-t-on plus proche de la vérité en disant que vous ne venez pas chercher la même chose sur Culture Visuelle que sur le site du Monde, et qu’il serait absurde de dire que les deux plates-formes se font concurrence, au sens du marché.
Il y a de nombreux espaces de production artistique en ligne. Non, cet espace n’est pas suffisamment structuré pour « permettre aux professionnels d’exister ». Pas plus que l’espace offline, à vrai dire, qui ne permet qu’à un très petit nombre de producteurs de vivre de leur art. Peut-être fournirait-on une description plus exacte du système en disant qu’il permet de faire vivre les éditeurs, qui profitent des appétits modestes de la plupart des producteurs. Tant qu’un auteur ne touchera que 6% des ventes d’un ouvrage, je ne me priverai pas de dire que l’édition vole les auteurs. En d’autres termes, les producteurs qui incriminent les amateurs, c’est, passez-moi l’expression, un peu l’hôpital qui se fout de la charité 😉
J’ai beaucoup d’interrogation sur ce sujet, ayant vécu le contexte que vous décrivez : la diffusion, le classement et la vente de photographie sur internet.
J’ai essayé de vendre sur ces banques d’images sans succès et en est ressortie avec une grosse frustration (refus des photographies ou pas d’acheteurs, mon travail n’est même pas exploitable !). Par contre le jour où j’ai posté une galerie sur facebook sans intention de vendre, elle a été vendue dans la semaine à un ami… Est ce que cette situation est si surprenante ? Dans un contexte professionnel, je ne crois pas que l’on puisse faire l’impasse d’un contact entre producteur et acheteur. J’ai l’impression que ces banques d’images exploitent le désir des amateurs à vouloir faire de « belles » photographies car ces banques ne sont pas destinées à vendre des images professionnelles c’est à dire qui répondent à une commande précise. (« belles » : propres techniquement parlant, la beauté est bien trop subjective)
Je suis assez d’accord avec ce que dit Pierok, en particulier sur le formatage : il suffit de faire une recherche avec le même mot clef sur ces banques d’images low coast pour se rendre compte qu’elles se ressemblent toutes ! Mais, c’est comme l’histoire de l’oeuf ou de la poule : est ce que les banques d’images exploitent une situation antérieur à internet ou bien est ce que la diffusion sur internet a produit de nouvelles demandes ?
Dans quelle mesure la diffusion et la vente sur internet influence l’esthétique des images produites aujourd’hui (surtout chez les exploités – pro ou amateur – pour qui la vente d’une photo peut être interpréter comme la consécration d’un talent) ?
@André Gunthert : classez vous deviantart dans les banques d’images low coast ?
La diffusion et la vente sur internet influent aujourd’hui les images produites, tout comme hier les revues photos influençaient les amateurs, et les catalogues papiers des agences d’illustration « sucessfull » telles Imagebank influençaient les professionnels.
Je me souviens de l’époque où la revue « Photo » était la seule revue lue par les amateurs ou presque et où son concours annuel de photographies, alimenté par ses lecteurs, était un remarquable « à la manière de ». Le jury y était certainement pour quelque chose, mais pas uniquement. Les amateurs essayaient de reproduire les images des pros reconnus parle journal.
En ce qui concerne la photo d’illustration, les professionnels étaient partagés entre deux tendances: ceux qui produisaient des images d’illustration en fonction des modes, dans l’espoir que la publicité (très rémunératrice) utiliserait leurs images et ceux qui étaient dans une démarche quasi ethnographique, photographiant tout ce qui bougeait et tout ce qui ne bougeait pas pour peu que cela semble un peu exotique dans l’espoir qu’une de leurs images, de par la rareté de ce qu’elle reproduisait, trouverait son public.
Trois choses ont changé avec l’explosion de l’offre: la rareté se fait rare, la production pour le marché est devenue beaucoup moins rémunératrice et surtout un grand nombre de photographies qui ne visent ni à plaire au milieu des « amateurs », ni à plaire au marché sont accessibles au plus grand nombre et définissent probablement, pour le meilleur et pour le pire, de nouveaux standards. Mais ces photographies ne sont pas sur les sites des banques d’images, mais sur facebook ou des sites persos.
@Audrey Gourd: « Dans un contexte professionnel, je ne crois pas que l’on puisse faire l’impasse d’un contact entre producteur et acheteur. » Vous avez raison historiquement, ça a été la raison d’être des agences. La première chose qui a fait évoluer cette situation sont les bases de données avec mots-clés. De plus en plus d’acteurs, dans l’édition, la presse et désormais la presse en ligne se sont auto-formés à ce qui était autrefois la chasse gardée de l’icono, pour des coûts bien moindres: ce sont eux qui ont cassé le marché, pas les producteurs d’images.
La deuxième, c’est le caractère en réalité largement stéréotypé de la production photographique. Thierry dit ci-dessus que « les amateurs essayent de reproduire les images des pros » – mais c’est une observation qui vaut d’abord et avant tout pour les photographes professionnels, qui ne sont pas tous des William Klein, et dont la majorité ne fait que reprendre des schémas éprouvés, qui correspondent à la demande. La vérité, c’est qu’il y a bien longtemps que l’illustration a envahi les colonnes des organes de presse, qui préfèrent une image anecdotique ou allégorique à un document. L’illustration, même dans l’actu, c’est l’application d’un schéma préétabli à l’image, c’est montrer ce qu’on a envie de voir: la bonne photo de guerre, ou de catastrophe, de tremblement de terre ou d’inondation. Franchement, on ne peut pas en vouloir aux gens d’être saturés aujourd’hui de toutes ces imageries qui répètent des schémas aussi fermement installés que dans la peinture d’histoire.
Les nouvelles tendances de la photo de reportage, on peut les voir se dessiner clairement sur The Big Picture: l’image est de plus en plus spectaculaire, théâtrale – une sorte de surenchère d’effets qui est actuellement le seul moyen de sortir une image du lot, tout en restant dans les registres traditionnels. Si je peux esquisser un parallèle, ça me fait penser au sursaut de l’impressionnisme à un moment où le marché de la peinture est lui aussi saturé par la production des genres traditionnels – avant que l’art ne se renouvelle radicalement en réinventant des voies nouvelles, basées sur des principes comlètement différents. A mon avis, la photo est aujourd’hui face à un dilemme similaire, et face à l’exigence d’un renouvellement de la même ampleur.
Audrey parle me semble-t-il de la photographie d’illustration (les photothèques en ligne) et non de la photographie de presse.
@Audrey « car ces banques ne sont pas destinées à vendre des images professionnelles c’est à dire qui répondent à une commande précise. »
Audrey, ce qui fait qu’une image est professionnelle, c’est qu’elle permet à son auteur d’en vivre. Les photothèques d’illustrations ont permis autrefois à de nombreux photographes de vivre décemment. Certains d’entre eux ne travaillaient que pour ce marché, d’autres considéraient leurs archives comme leur retraite. Comme quoi, la retraite par capitalisation! Ensuite que les images se ressemblent toutes, André a raison, ça n’a rien à voir avec le fait que ces photothèques sont alimentées majoritairement par des amateurs. Ne serait-ce d’ailleurs que parce que même s’ils vendent leurs photos tous droits cédés pour 50 centimes d’euros, ceux qui contribuent à ces photothèques ne sont plus dans une démarche amateur. Ils veulent que leurs photos soient retenus par la photothèque, ils veulent qu’elles soient vendues, ils produisent pour le marché où ce qu’ils croient être le marché. Ils sont dans la logique qui était celle des pros qui voulaient entrer au temps de l’argentique, dans les grandes photothèques d’illustration de l’époque telle Image Bank. Ils sont dans la même logique que toi même si c’est pour en retirer un bénéfice statutaire et non économique.
@André Je ne suis pas certain que la comparaison marché de la peinture/marché de la photographie fasse sens. Tout le monde est photographe. Quelques uns seulement sont peintres. Tout le monde donne son avis sur une photographie, même si c’est plus sur ce qui est représenté que sur comment il est représenté. La peinture reste une pratique culturelle intimidante pour le plus grand nombre. Et enfin on est inondé de photographies dans l’espace publique comme dans l’espace privé, la peinture reste dans les musées pour l’essentiel. En fait le seul endroit où la présence de la photo est encore marginale, c’est le marché de l’art.
Dans ces conditions, la difficulté ce n’est pas que l’art photographique se renouvelle, mais que l’on s’en rende compte! Après tout ce qui caractérise une démarche radicale et révolutionnaire, c’est qu’elle est, au départ, exceptionnelle. Ce n’est pas sur les photothèques en ligne qu’il faut chercher l’originalité pour les raisons que j’ai évoqué plus haut, mais sur facebook et les sites individuels. Là où le référent des gens qui mettent des photos en ligne n’est pas l’idée qu’ils se font de ce que le marché attendrait d’eux et qui sont suffisamment décontracté vis à vis de leur pratique photographique pour ne pas chercher à se rassurer en reproduisant des styles photographiques reconnus.
Si tu te concentres sur la seule photographie de presse, la tendance est plus facile à déceler. Disons que là où tu vois probablement dans l’overphotoshopping un effet de surenchère, je verrai plutôt les balbutiements d’un renouvellement généré par un nouvel outil, la photographie numérique. 🙂
@Thierry: « Là où tu vois probablement dans l’overphotoshopping un effet de surenchère, je verrai plutôt les balbutiements d’un renouvellement généré par un nouvel outil, la photographie numérique ». Je n’ai pas parlé d’overphotoshopping, c’est toi qui me l’attribue. Le caractère emphatique du nouveau reportage n’est pas nécessairement dû à la retouche. Sur TBP, on voit par exemple beaucoup de jeux sur la profondeur de champ, une sorte de mise en scène très théâtrale de la profondeur, qui est un effet typiquement optique, mais qui n’en est pas moins spectaculaire. Plutôt qu’à l’outil numérique, j’attribuerai pour ma part ces effets de surenchère visuelle (et donc aussi l’overphotoshopping, qui n’en est qu’un aspect) à la pression du marché.
@Audrey Gourd: “Dans un contexte professionnel, je ne crois pas que l’on puisse faire l’impasse d’un contact entre producteur et acheteur.” Il ne semble pas que ce soit encore la norme aujourd’hui. Dans l’enquête qu’annonçait André dans son billet – enquête sur les transformations de la profession photographique depuis son passage au numérique (que je mène avec Dominique Dagot-Duvauroux) -, nous découvrons des situations très contrastées : autant, dans les grands studios parisiens, les clients sont souvent présents physiquement lors des prises de vue de mode ou de publicité, autant dans des studios de province, le photographe n’a de relation que par mail avec son commanditaire, prêt à le remplacer par un autre si une offre lui est faite à un meilleur prix. Grâce aux facilités de communication offertes par l’image numérique et internet, la chaîne graphique s’est largement désarticulée, atomisée, et les divers professionnels qui la composent n’ont plus guère de relations entre eux ni avec leurs clients. Sans compter que certains photographes mettent des photos en ligne sur fotolia ou d’autres photothèques en ligne qui leur assurent des revenus complémentaires.
@Sylvain Je ne pense pas que l’opposition Paris/province fasse sens sur ce critère aujourd’hui pas plus qu’hier d’ailleurs. Ca dépend du client, de la relation photographe/client et de la nature de la prise de vue.
Pour des photographies avec mannequin il y a presque toujours présence d’un représentant de l’agence et du client de l’agence (ainsi qu’une styliste, une maquilleuse etc.). Sur les natures mortes, lorsqu’il y a un rough de l’agence validé par le client, le Directeur artistique de l’agence et moins souvent le client sont généralement présents. Sur des packshots, le photographe est souvent seul, surtout s’il a déjà travaillé avec l’agence ou le client direct. Pour les reportages en extérieur, ça dépend souvent du lieu de la prise de vue. S’il s’agit d’un site industriel, le photographe est souvent accompagné par un représentant du client, ne serait-ce que pour être certain que tout est nickel, qu’il s’agisse des tenues ou du respect des mesures de sécurité.
D’une manière générale, le nombre de présents est inversement proportionnel à l’aspect ludique, réel ou supposé, des prises de vue. 🙂
Avec Internet, les clients se déplacent moins. Lorsque la commande vient de l’étranger, désormais tout ou presque se passe par mail. Sur des photos simples commandées par des clients locaux, l’envoie des prises de vue en basse résolution permet au client de finaliser sa demande sans se déplacer.
@ Thierry : Nous avons rencontré des photographes de pub qui ne travaillent plus du tout avec des agences, mais en direct avec des clients qui ne se déplacent plus. Aujourd’hui, il semble qu’il y ait une grande diversité de situations, qu’il importe justement d’explorer si l’on veut brosser de la profession photographique un tableau précis et réaliste.
C’est vrai, mais un même photographe rencontrera souvent cette diversité de situation.
@ Thierry : En complément de mon commentaire précédent, voici justement un extrait de l’interview que je suis en train de retranscrire. Il s’agit d’un photographe de publicité et d’industrie, à la tête d’un studio de 7 personnes dans une ville de province :
« On essaie de tenir notre tarif horaire. Mais comment faire comprendre à quelqu’un qu’il faut deux heures là où il dit : « Moi, en cinq minutes, je le fais.’? C’est là où c’est très difficile. Défendre un beau travail : ‘Laissez-nous le temps de le faire. Il nous faut tant d’heures pour vous faire quelque chose de correct.’ » Les clients marchandent, alors qu’autrefois, les directeurs artistiques des agences de publicité avaient une culture de l’image, contrairement à « un acheteur-lambda dans une entreprise : même s’il a une formation marketing assez poussée, il n’a pas une formation à l’image. » Beaucoup ne sont jamais rentrés dans un studio. « Avant, les clients venaient une journée, deux jours. Ils voyaient les moyens qu’on mettait en œuvre pour faire quelque chose. Alors que maintenant, c’est fini. Ils reçoivent par mail l’image et automatiquement, ils jugent l’image d’après ce qu’ils voient à l’écran, sans se rendre compte du travail qui est fait derrière. »
Sa clientèle a changé, mais ça ne veut pas dire que les agences de publicité ont disparu. J’ai toujours eu un mélange de clients directs avec parfois peu ou pas d’expérience, et des agences. Bon, le boulot c’est aussi et ça a toujours été, de réussir à faire venir au moins une fois les clients qui n’ont pas d’expérience au studio, en particulier sur les natures mortes où on ne peut imaginer le temps que cela prend sans avoir eu une expérience directe.
La grande modification que j’ai constaté dans les grandes entreprises, c’est qu’autrefois les responsables de produits étaient souvent des commerciaux blanchis sous le harnois, alors qu’aujourd’hui c’est très souvent le premier poste que l’on donne à un ex-étudiant sorti d’une école de commerce. Mais dans tous les cas sans un minimum de formation sur le terrain (du photographe), ça ne se passe pas très bien. Maintenant si le client se fout du résultat et ne considère que le coût, c’est un autre problème.
Merci à tous d’avoir répondu à mes questions.
@André Gunthert : Au niveau esthétique, j’entends de partout et depuis longtemps que l’on ne fait plus rien de nouveau en photographie ! C’est d’ailleurs très encourageant… Au delà de ma situation professionnelle, c’est le formatage des images qui me fait le plus peur car je ne vois pas comment la situation peut changer. Les articles sur culture visuelle faisant état de l’utilisation des photographies par la presse me font froid dans le dos. J’appelle cela de la manipulation pure et simple, qu’elle soit consciente ou inconsciente. Et comme pour la propagande, ce qui est le plus dur c’est de se rendre compte que c’est de la propagande…
@Thierry : Par les banques d’images, je souhaitais d’abord en retirer un bénéfice économique, j’étais très terre à terre. Comme j’ai un diplôme je ne me posais pas de questions statutaires, mais j’ai fini par m’en poser à la suite de déconvenues financières. La vente par internet est seulement un exemple, pour vivre de la photographie il faut d’abord investir dans du matériel – ordinateur, licences de logiciel – et c’est cette principale raison qui fait que je ne suis pas « professionnelle à temps plein » mais de manières anecdotiques. (et je n’ai aucun problème d’ego avec cela, vu la situation précaire des professionnels et de mes propres expériences passées je vis très bien cette situation).
Je trouve que le débat amateur/professionnel n’aide pas à comprendre la situation actuelle. S’il se place au niveau financier : A partir de quel montant est on considéré comme professionnel ? Il y a des amateurs qui vendent leurs productions et ont un autre métier ! Il y a des graphistes qui font maintenant leurs propres photographies sans passer par un professionnel : sont ils considérés comme photographes professionnels ? Si l’on se place au niveau esthétique, les photographes seront professionnels à partir du moment où ils sont achetés par les musées. Ce qui me semble complètement réducteur. Si l’on se place au niveau technique : les amateurs ont les moyens de surpasser les professionnels…
C’est pour cela que j’en suis venue à définir le photographe professionnel comme une personne qui est capable de se mettre au service d’une autre, pour moi c’est le coeur du métier, parce que l’on me l’a appris de cette façon : si le client veut du médiocre, il aura du médiocre. Considérant maintenant ce que je viens de dire plus haut à André : « on est pas sorti de l’auberge ».
@Sylvain Maresca : Quand je parle de contact entre producteur et acheteur, j’intègre les relations par internet même s’il n’y a pas de contact physique. Au moins il y a une communication entre le producteur et l’acheteur contrairement aux banques d’images low coast.
@Audrey Avant l’apparition sur Internet des banques d’images low-cost, la définition d’un professionnel était relativement simple. C’était quelqu’un qui vivait (plus ou moins bien) des revenus qu’il tirait de son activité de photographe. Un peu comme un plombier quoi. L’intérêt de cette définition étant qu’elle ne supposait ni une compétence technique spécifique aux pros (quand j’étais jeune j’ai servi d’assistant à des photographes de mode qui ignoraient tout de la technique photo), ni compétences esthétiques exceptionnelles. J’ai connu des photographes dont j’ai toujours beaucoup plus admiré les talents de commerciaux que les images. La concurrence amateur/pro ne s’exerçait qu’à la marge (à part dans la photo de mariage qui est un cas particulier), car les amateurs qui souhaitaient faire de leur passion un métier, devait très vite adopter la même logique économique que les pros pour survivre et réaliser les images que réalisaient les pros puisque c’étaient celles qu’attendaient les clients.
Retirer aujourd’hui un bénéfice économique des banques d’images, me semble inaccessible à moins de disposer d’archives concernant des images suffisamment datées pour ne pas être concurrencées par la production quotidienne des amateurs qui alimentent aujourd’hui les banques d’images dans le seul but d’y trouver une reconnaissance statutaire. Et dans ce cas il ne faut pas bosser avec des low-cost mais valoriser le caractère exceptionnel de ses archives.
Alors le seul créneau qui reste, c’est la commande, ce qui correspond de toute évidence à ce que tu aimes faire, mais la concurrence y est redoutable. Tout le monde se retrouve sur le même créneau, l’investissement initial qui sélectionnait les impétrants est beaucoup plus faible que dans le passé et les entreprises utilisent aujourd’hui souvent des images récupérées sur les sites low-cost là où autrefois elles faisaient réaliser des photographies.
Concrètement fixe toi une limite dans les investissements et dans le temps pour ne pas avoir de regrets, en sachant qu’aujourd’hui vivre de la photographie c’est plus facile que de vivre de sa poésie mais guère plus!
En ce qui concerne le graphiste, il faut que tu lui poses la question. Est-ce que son appareil photo est un outil qui s’intègre dans son workflow au même titre que sa planche à dessin (je suis un peu rétro), ou est-ce qu’il est graphiste et photographe? (Ce qui a toujours existé.)
Les photographes ne sont pas professionnels lorsqu’ils exposent dans les Musées. D’abord par ce que certains considèrent que l’appellation « photographe » est une injure et ensuite parce que les musées exposent aussi des photos réalisées par des amateurs.
Merci Thierry. Je ne voulais pas monopoliser l’espace sur mon propre cas parce qu’il constitue juste une base par défaut à une autre réflexion. Aussi je vais essayé d’être brève. D’après ce que vous dîtes, toutes les questions que je me pose sont plus dû à un contexte qu’à ma situation personnelle, ce qui est rassurant, je m’en doutais mais il est toujours bon d’avoir une confirmation. Je suis dans la situation que vous évoqué : je me suis fixée une limite d’investissement et je verrais bien dans l’avenir. J’ai remarqué que face à mon pessimiste sur la situation actuelle de la profession, beaucoup cherchent à m’encourager !
Maintenant, je suis les parutions de Culture Visuelle car je poursuis des études en anthropologie de la photographie. Et ce que j’ai pu constater après mon travail de terrain en Master 1 sur les collections de photographies anciennes, c’est que les anthropologues français (c’est moins le cas chez les anglophones), ne se sont pas vraiment emparés de l’objet : la photographie. Ou bien je n’ai pas su trouver les auteurs et j’aimerais vraiment être détrompée sur ce point (mis à part les ouvrages historiques qui parlent essentiellement des rapports de l’anthropologie du XIXème siècle avec la photographie…) Je suis donc à la recherche de concepts et d’un vocabulaire.
Ce que vous dîtes tous entre dans cette réflexion parce que je cherche aussi à savoir dans quelle mesure les constats actuels sur la profession, les usages des photographies et les pratiques sont de l’ordre d’une continuation du passé et dans quelle mesure ils s’en détachent.
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