Le photojournalisme est peut-être mort (dixit Neil Burgess), mais le journalisme visuel, lui, se porte comme un charme. Sur Culture Visuelle, nous sommes quelques-uns à tenir la chronique de ce récit en images, véritable construction d’un énoncé parallèle au texte, qui s’appuie sur l’instrumentalisation de l’illustration photographique.
Les récentes déclarations liant immigration et insécurité par le chef de l’Etat et quelques autres membres de la majorité ont été suivies par une inflexion sensible de l’expression visuelle dans les colonnes du Monde. Journal connu pour son respect d’une étiquette parfois surannée, le quotidien n’est pas coutumier de la caricature photographique – un choix iconographique plus fréquent dans les organes d’opinion, qui consiste à sélectionner, parmi les portraits du personnel politique, une expression peu agréable, une grimace ou un rictus, de façon à ridiculiser ou à souligner l’inconvenance de telle ou telle prise de position.
L’objectivité revendiquée des médias mainstream alimente habituellement un respect relatif de l’image des acteurs de l’actualité dans les espaces rédactionnels classiques, l’expression d’opinions plus tranchées étant généralement réservée au dessin de presse ou aux interventions extérieures dans les pages « débats ».
Dans ce paysage, le personnage de Jean-Marie Le Pen occupe depuis de longues années une position d’exception. Le consensus large sur l’extrémisme de ses revendications a pour conséquence de débrider la créativité illustrative, qui a volontiers recours à une catégorie d’images plus suggestives (voir ci-dessous, fig. 3-4).
Il importe de le souligner: dans le contexte de pratiques gérées essentiellement par l’autocensure, le traitement particulier réservé au président du Front national s’explique avant tout par le jugement moral. Par un phénomène qu’il faut rapprocher de l’illustration de la condamnation de Brice Hortefeux pour propos racistes (lire « Quand Hortefeux se métamorphose« ), le choix des portraits récemment retenus dans les colonnes du Monde pour illustrer les déclarations de Nicolas Sarkozy ou Frédéric Lefebvre (voir ci-dessus, fig. 1-2) témoigne d’une évolution préoccupante.
Le cas du rictus de Frédéric Lefebvre est particulièrement intéressant, puisqu’il s’agit d’une photo déjà ancienne (Jacques Demarthon/AFP, 2009), qui a déjà été utilisée à maintes reprises, mais pour l’essentiel sur des sites ou des blogs politiques d’opposition. Voir cette image insultante reprise par Le Monde témoigne, à défaut d’un brutal virage à gauche, d’une modification du jugement moral porté sur le porte-parole de l’UMP, qui autorise cette forme de critique irrévérencieuse, proche de la caricature.
De même, le portrait retenu pour illustrer le « changement de ton » du chef de l’Etat, marquant l’écart avec les discours de la campagne de 2007, s’inscrit clairement dans ce registre de la dénonciation par l’image, qui ne s’exprimait jusqu’alors que dans les organes les plus violemment antisarkozystes. La lepénisation visuelle du chef de l’Etat et des responsables qui l’ont suivi dans cette surenchère populiste fournit la preuve du sentiment qu’avec le discours de Grenoble, jusque dans la frange modérée de l’opinion, une ligne jaune a été franchie.
Lire également:
- « Libé n’aime pas les bavures« , 02/08/2010.
- « Comme Godwin en France« , 18/08/2010.
- « A-t-il déjà perdu (son image)?« , 27/08/2010.
29 réflexions au sujet de « Lepénisation visuelle »
Le sentiment général du franchissement d’un seuil, d’un point de non retour, semble effectivement partagé et va dans le sens d’une décrédibilisation croissante de la parole présidentielle .
Eclairé par certaines analyses de C.V cela se voit clairement à présent dans les images de presse comme tu le rappelle ici, et on peut désormais considéré le portrait renversé de NS comme un point de basculement dans les sentiment affichés, sinon dans les prises de positions réelles.
A l’inverse, on voit aussi que Marianne, utilisant grosso modo les mêmes procédés pour son portrait de NS en « voyou » rajoute aussi l’attaque frontale en retournant les mots contre ceux qui les emploient de manière outrancière. Sa Une de cette semaine, en ce sens, va bien plus loin que les images, elle dit clairement ce qui en jeu.
un mot encore, par rapport au titre de ton billet .
La lepénistaion visuelle renvoyant à la lepénistaion des esprits, celui-ci ne semble pas tout à fait approprié.
Je n’en ai pas d’aitre à proposer toutefois, mais celui-ci me choque par le travers qu’il induit au lieu de me mettre sur la piste d’un dépalcement critique des médias envers NS.
Ou alors j’ai mal lu ton billet..
« Le photojournalisme est peut-être mort (dixit Neil Burgess), mais le journalisme visuel, lui, se porte comme un charme. »
Cette affirmation d’un journalisme visuel mis en évidence par ce site est peut-être la conséquence de la mort du photo-journalisme. Le photo-journalisme supposait qu’une photographie puisse résumer une situation (cas de la photographie iconique) ou qu’un ensemble de photographies réalisées par un photo-journaliste puisse nous donner à comprendre une situation. La conséquence, c’était le caractère quasi sacré du cadrage réalisé par le photographe et dont le célèbre liseré noir des photographies de Henri Cartier Bresson est sans doute le symbole le plus évident.
Avec la disparition (faute de financement) du photo-journalisme, la photographie cesse de faire sens par elle-même ou au travers des images qui la précèdent et qui la suivent. Qu’importe la date de la prise de vue ou le cadrage du photographe. Elle est utilisée de toutes les façons hors-contexte pour illustrer un article qui va la donner à voir dans un nouveau contexte et lui donner la signification que le journaliste qui a écrit l’article veut lui conférer.
@uthagey: Peut-être cette formule est-elle malheureuse. Elle m’est en tout cas venue assez spontanément. Comme la « lepénisation des esprits », elle décrit une sorte de contamination, cette fois des visages des dirigeants. Si je ne vais pas me plaindre de ce « déplacement critique », il faut tout de même convenir que, comme le rapprochement avec Vichy ou le nazisme, il s’agit d’un réflexe de dénonciation un peu basique, dont les effets ne sont pas garantis (MàJ: suite de cette discussion sur « Comme Godwin en France« ).
@Thierry: Merci pour cette formulation qui synthétise bien le problème de l’évolution du langage visuel dans les médias. L’autre différence notable avec le photojournalisme, c’est que le journalisme visuel est une activité de journaliste (ou d’éditeur), pas de photographe.
Il faut interroger les connaisseurs en éthologie des grands primates (comme René Zayan) : les grimaces de mépris en question sont celles de chefs dominateurs agressifs. Ces faciès communiquent quelque chose d’assez précis à mon avis.
Le problème de ces images, c’est que ce déplacement critique implicite est sûrement perçu comme un compliment par les intéressés, qui imitent Le Pen sciemment et trouvent là un gage de l’efficacité de leur prestation.
Hortefeux condamné par la justice pour propos racistes a reçu à cette occasion son diplôme de Lépénisation avancée et s’en trouve promu dans la hiérarchie sarkozyste partie à la reconquête de l’aile extrêmiste de son électorat… Il s’en donne maintenant à coeur joie avec son épouvantail préféré, ce français d’origine étrangère, polygamme, fraudeur, intégriste et violeur dont il assure personnellement la promotion médiatique …
Il serait sûrement plus efficace ici que les journalistes républicains indignés par les propos très inquiétants du président, cassent cette imitation par leur analyse et en dévoilent les ficelles et les objectifs, en en montrant les grands dangers en terme d’opinion… plutôt que de jouer sur le registre de l’analogie (Le Pen, Pétain…) et de créditer ainsi le Sarkozysme d’une dimension autoritaire qui malheureusement n’a plus mauvaise presse en France.
Le journalisme visuel est un vrai journalisme, il est efficace, parfois plus que le journalisme textuel, et il serait bon, peut-être que cet art de l’illustration soit doté d’une éthique et fasse l’objet d’une réflexion au sein même des rédactions. On a parfois l’impression que cela n’existe pas du tout, et que cet implicite-là reste presque inconscient dans la presse écrite (le web offrant de surcroît une dimension visuelle plus importante aux articles écrits…) Mépris ancestral de l’image par les hommes du texte ou souci de se garder un espace secret de liberté pour exprimer des choses plus subjectives ?
En tout cas, cette illustration là, de par son pouvoir inavoué, est un domaine à porter au jour… pour des raisons politiques et scientifiques… Une partie du boulot de CV et de beaux et utiles sujets de recherche…
Personnellement, ici, à vouloir jouer au malin en lépénisant implicitement Sarkozy et Lefebvre, je pense que Le Monde joue involontairement leur jeu… Si le journal considère que Sarkozy se Lepénise, il faut qu’il le dise haut et fort et en montre les effets concrets de manière explicite …
Marianne et le Nouvel Obs ont peut-être trouvé de meilleurs angles pour qualifier les postures immorales de Sarkozy…
pistes à suivre, en effet, que celles d’Olivier Beuvelet
Il faut peut-être se souvenir, ici, que les marionnettes de C+ ont parfois eu de réels effets positifs pour la popularité de certains… La possibilité que de ressembler à sa caricature devienne un atout plutôt qu’un handicap n’est donc pas exclue… Bien que là, la finesse d’un Cabu soit sans doute un horizon hors d’atteinte pour un photographe d’actu.
Le démontage du système de l’Ump et consort a commencé cet été et peut-être que, au-delà des images, il est temps maintenant que des analyses critiques et précises viennent conforter ce premier boulet auquel NS semble avoir réussi à détourner depuis quelques jours..
D’autant que l’enjeu pourrait devenir en définitive une possible alliance FN-Ump au scd tour de 2012. Tant on est loin désormais de certaines valeurs qui ne seraient pas partagées.
@ Uthagey,
Sur l’alliance UMP-FN, je partage votre crainte et c’est peut-être là l’horizon secret de cette rupture républicaine. Il est clair que c’est désormais une possibilité « morale » pour l’UMP et presque une suite logique au discours de Grenoble. Si l’OPA ne marche pas, un partenariat en échange de quelques ministères donnés à un FN « adouci » par Marine, serait la seule chance pour Sarkozy de se maintenir… Il sait bien qu’il risque un 21 avril à l’envers, et il ne prendra pas le risque de se faire doubler par Marine au premier tour… Comme il n’y a pas d’élection significative prévue d’ici là, les sondages et les enquêtes qualitatives qui ont permis à Sarko1 de servir la bonne soupe à l’électorat de 2007 vont avoir un rôle capital. Ils décideront de la place que Sarkozy fera au FN. Si la gauche ne se décomplexe pas et n’affirme clairement pas sa vision positive et humaniste de la société et de l’homme, si elle se traîne à contre-coeur sur le terrain où Sarkozy l’attire, (pour l’instant elle est tétanisée), il faudra alors compter sur le personnel de Liliane Bettencourt et sur la justice, l’avenir de la France sera entre leurs mains !
Le vote FN est assez particulier, à mon avis l’alliance avec le parti FN est plus coûteuse que rémunératrice. Par contre, faire des clins d’œils aux idées FN… Et puis de clin d’œil en clin d’œil, on en arrive à une vilaine grimace. Le parti de De Gaulle !
@Olivier Beuvelet: «Il serait bon que cet art de l’illustration soit doté d’une éthique et fasse l’objet d’une réflexion au sein même des rédactions. On a parfois l’impression que cela n’existe pas du tout, et que cet implicite-là reste presque inconscient dans la presse écrite» Tu as parfaitement raison sur le caractère implicite et inavoué de cet exercice, qui est à ma connaissance absent des écoles de journalisme. La revendication du journalisme visuel est problématique, car il est issu de la tradition de l’illustration, qui représente l’antithèse de la doxa du document visuel imposé par la photographie. Autant le dessin de presse, pratique ancienne et valorisée, fait partie des meubles, autant le journalisme visuel est absent des écrans radar. Dans son volume récemment paru, les Unes de Libération, pas un nom d’éditeur, de maquettiste ou d’iconographe n’est mentionné, alors que ce sont bien eux les auteurs des fameuses compositions dont s’enorgueillit le journal. Lorsque les chercheurs évoquent le travail visuel du quotidien, ils parlent des photographes… Dans cette longue cécité, Culture Visuelle propose un repérage et des concepts neufs.
Sur le plan politique, je crois aussi que la dénonciation ne remplace pas l’analyse. «Si le journal considère que Sarkozy se lepénise, il faut qu’il le dise haut et fort»: là aussi, je pense comme toi. Mais en même temps, il ne faut pas voir les choses de façon trop mécaniste. Comme la caricature, la dénonciation visuelle n’est pas l’ennemie de la réflexion, mais un outil de la prise de conscience. Les publics sont divers, et les images participent à leur manière à la construction d’un discours critique. A chacun de faire son travail, les intellectuels ont aussi du pain sur la planche!
La pire « image » c’est le sondage truqué qui atteste le soutien de l’opinion publique à ce nouveau prurit fascistoïde…
Pour riposter à ce type d’argument massue il faudrait réintroduire la culture classique et la promouvoir jusqu’à une diffusion dans toute la société…
Je pense principalement à la rhétorique: connaissez-vous la différence entre Démocratie et « argumentum ad populum »? Pensez-vous que si 80% des français approuvaient l’extermination des tziganes, il serait « démocratique » d’exterminer les tziganes? Quelle différence y-a-t’il entre « démocratie » et dictature de la majorité?
Le sondage « truqué » du figaro produit l’image suivante: sarkozy et ses sbires + sa majorité parlementaire ne re-présentent plus le peuple, ni même leurs électeurs…C’est l’approbation de la populace qui représente la légitimité de la dérive fascisante-xénophobe-paternaliste-autoritaire-sécuritaire du pouvoir…
Spinoza disait: « lorsque l’état se comporte d’une manière qui répugne à la nature humaine il faut détruire l’état »…Les philosophes ne parlent pas tous pour ne rien dire !!!
@André et Olivier Actuellement les médias d’information sont tel Monsieur Jourdain. Ils font du journalisme visuel sans le savoir… La personne qui fait la recherche iconographique n’est le plus souvent ni une iconographe, ni le journaliste qui a rédigé l’article, au moins en ce qui concerne les sites en ligne si j’en crois ma toute petite expérience. C’est soit un stagiaire (et là d’ailleurs non sans problème parfois en raison de son ignorance du droit d’auteur), soit la personne qui édite l’article. Lorsqu’il s’agit d’illustrer l’article par le portrait d’un personnage politique, cette personne va piocher dans les images mises à disposition par l’agence filaire avec laquelle le site a un abonnement. Il serait sans doute intéressant d’ailleurs d’avoir une première analyse des critères qui ont présidé à cette sélection des images proposées à leurs clients. Ensuite, ce pose le problème de l’homothétie entre l’image originale et l’espace dont dispose l’éditeur. La créativité est quasi-obligatoire lorsque la photo qui est considérée comme la plus intéressante va avoir été prise en hauteur, alors que l’espace disponible suppose une image en largeur. Enfin ce choix répond à sa propre logique. La photographie doit illustrer l’article, mais elle doit avant tout donner envie de lire l’article. Plus que jamais on a besoin commercialement du « choc des photos », avec comme contrainte supplémentaire (par rapport à Paris-Match par exemple) que le format d’utilisation est réduit. L’avantage, c’est que l’on peut recadrer des images en basse résolution (au moins pour le net), l’inconvénient c’est que l’image doit être très facile à lire et presque caricaturale pour forcer l’attention de l’internaute de passage.
@ Jean No,
Pour l’instant, l’alliance UMP-FN serait impossible, le gaullisme est encore vivace à droite et le FN est associé à Le Pen… Mais les choses vont changer prochainement, le matraquage médiatique porte ses fruits, l’opinion s’habitue à la brutalisation de certaines catégories de la population, l’idée de la solidarité et les aides sociales sont souvent montrées comme des faiblesses de l’Etat envers des populations ingrates… La représentation de la France change et le pouvoir en place a déjà montré qu’il pouvait donner chair à des idées que la morale républicaine réprouve…
@ André,
Oui, je suis d’accord, la dénonciation visuelle n’exclut pas la réflexion, au contraire, mais je m’interroge sur le fait que restant inavouée et implicite, cette dénonciation peut parfois être contre productive, aller dans le sens implicite de celui qu’elle veut critiquer… je plaide ici pour le développement d’une réflexion sur les modalités et les enjeux du journalisme visuel au sein même des rédactions… pour qu’ils assument leur prise de position visuelle.
Nous intervenons ici, sur CV, au niveau de l’analyse et renvoyons parfois une interprétation claire à ceux qui voulaient rester discrets derrière leur illustration orientée… parfois, le geste initial de l’illustrateur est inconséquent, dépend des conditions immédiates de choix de l’image… parfois il est bien réflechi… l’image reste ambigue…
Devant la gravité des propos et des réunions stigmatisantes tenus par Sarkozy (on peut toujours n’y voir que du vent, comme d’habitude, mais le vent est une réalité qui a son efficacité, la parole raciste et le racisme ordinaire se banalisent en France…) il faut sortir de l’implicite et peut-être de la dérision pour agir ouvertement. La Une du NouvelObs est claire, explicite, celle de Marianne aussi… Affichées dans les hiosques et dans les rues, elles sont comme des éditoriaux engagés.
@ Thierry,
merci pour ces précisions…
Nouveau lecteur de votre site, permettez-moi de ne pas partager votre analyse. Le virage récent dans les choix iconographiques du Monde correspond peut-être à un virage dans leur lecture de l’action politique et médiatique des ténors et des bouledogues de l’UMP. Les photos choisies collent d’assez près au ton de la voix et au sens des mots employés par le Président et ses porte-flingues : haineux. La photo du Président semble même avoir été prise au moment précis où il prononce les propos les plus fermes.
Peut-être n’est-ce que l’illustration photographique d’un traitement plus critique de l’information ? Il aurait été profondément faux-cul d’illustrer ces propos haineux avec des photo incarnant la dignité de la fonction. Voilà mon avis de lecteur attentif, partisan mais pas trop.
@Emmanuel : votre point de vue montre comment l’iconographie est comprise/traitée… Imaginons que dans un article consacré au discours de Grenoble, l’auteur du papier cite le président en lui faisant dire « casse toi pauvre con » ou autre invective anciennement proférée par l’actuel président… Vous trouveriez que ce journaliste abuse, puisque la citation date d’une autre période et se situent dans un autre contexte. Pour l’image, ça ne vous dérange pas qu’elle soit anachronique… On peut défendre un portrait anachronique qui serait neutre, mais déjà moins un portrait anachronique grimacier, à mon humble avis.
@Emmanuel: Bienvenue sur ce blog. Votre réaction est vraiment intéressante et témoigne des effets de lecture que vise le journalisme visuel, qui repose (comme la publicité) sur la suggestion.
L’interprétation spontanée devant un article illustré est de postuler que photo et texte renvoient au même événement, à la même temporalité. Il est facile de vérifier que ce n’est bien souvent pas le cas. L’exemple de Frédéric Lefebvre ci-dessus (où la photo date de 2009 et ne peut donc par définition correspondre à la déclaration mentionnée dans le texte) représente le cas le plus fréquent de manipulation énonciative, où l’éditeur de l’article cherche dans les archives l’image qui correspond le mieux au sentiment qu’il souhait faire passer (voir mon billet: « Eric Woerth, ou la fabrique de l’image rêvée« ; ou encore, aujourd’hui même dans lemonde.fr, le délicieux portrait de Sarkozy avec Juppé, qui date de …2007).
Même dans le cas de Nicolas Sarkozy, où l’image est issue du discours de Grenoble, il est facile de vérifier en visionnant la vidéo que le président n’a nullement l’air « haineux » lorsqu’il prononce les phrases les plus controversées – mais au contraire sérieux, navré ou pénétré. On peut également vérifier que l’image qui fait office d' »affiche » de la vidéo n’est pas un vidéogramme extrait automatiquement de la séquence, mais une photographie réalisée à part, et délibérément choisie à cette fin.
Ce qui vous donne une impression de « haine » est bien le choix de l’image, qui ne correspond pas nécessairement à un moment significatif du discours, mais plus vraisemblablement à l’un de ces « instants quelconques » que l’on capte nécessairement lorsqu’on photographie un orateur, et que les professionnels réalisent aujourd’hui à dessein, précisément pour disposer d’un catalogue d’expressions utilisables dans des contextes divers, en fonction du récit à produire. Pour avoir une idée de la diversité d’expressions (et d’interprétations) que peut susciter l’enregistrement photographique d’un moment bref, voir p. ex. le billet d’Olivier Beuvelet: « Angela porte la culotte« .
Le choix d’une illustration ne peut pas s’effectuer de la manière que vous suggérez. Soit parce que, dans le cas de la photographie (qui n’enregistre pas le son), il n’est généralement pas possible de savoir à quel moment précis d’un discours correspond tel ou tel cliché. Soit parce que, dans le cas d’un vidéogramme, le choix de l’extrait correspond au choix d’une expression du visage plutôt qu’à une déclaration. La magie de l’association fait le reste.
@Marc Arakiouzo: A propos du sondage du Figaro, je vous recommande l’article d’Eric Fassin sur Médiapart: “Sécurité, un sondage plébiscité“.
Le Monde vient par ailleurs de publier les grandes lignes d’un sondage CSA à paraître samedi dans Marianne, qui contredit largement l’enquête de l’IFOP. La comparaison des deux études permet déjà de vérifier l’analyse de Fassin sur le clivage droite-gauche des réponses ainsi que l’orientation donnée par la formulation des questions.
J’avoue que je n’avais pas vu cette lepénisation de l’image ; votre démonstration est tout à fait pertinente. Mais le visuel ne met-il pas l’accent sur le durcissement que les mesures de sécurité revendiquées par l’UMP incarnent? Le ton calme et serein de Sarkozy semble d’ailleurs une forme d’anti-langage, émettre un message anti-constitutionnel et agressif avec une communication gestuelle et non-verbale « soft » n’appartient-il pas au registre de la manipulation ? En ce sens, la capture d’images plus agressives tend à rétablir la vérité sur cette « mise en scène ».
Quant aux questions sécuritaires des deux sondages, il me semble que celle du CSA porte essentiellement sur l’évaluation de la politique sécuritaire de Sarkozy, mise à part la question sur la police de proximité, les autres questions ne me semblent pas « orientées », sauf à dire qu’évaluer la politique du Président est partial.
http://anthropia.blogg.org
@Anthropia: « Rétablir la vérité » ne me paraît pas une expression tout à fait appropriée pour décrire un travail de composition implicite, non contrôlé et qui s’appuie sur la suggestion – en d’autres termes une énonciation aussi éloignée des fondamentaux du journalisme. Il me semble préférable d’appeler ça une proposition de récit, comme l’affiche ou la caricature. Que l’on peut trouver pertinente ou pas, c’est une autre histoire.
Côté sondages, il est intéressant de rapprocher les deux titres par lesquels ils ont été présentés: « Sécurité: Les Français plébiscitent les projets du gouvernement » (Le Figaro); « 69% des Français jugent Nicolas Sarkozy inefficace en matière de sécurité, selon un sondage » (le Monde). Difficile de ne pas y voir une contradiction. Partial? Evidemment. D’abord parce qu’un sondage est un artefact qui objective un énoncé. Sa réalisation n’est donc jamais neutre, à plus forte raison son interprétation. Mais aussi parce que, comme l’explique Fassin: « définir les questions, ce n’est pas un simple préalable méthodologique; c’est aussi un enjeu politique ».
MàJ: Lire la suite sur Totem: « Un sondage 100% nul« .
D’accord avec vous, cette formulation était inappropriée.
Et pour tout ce que vous dîtes, tout est évidemment enjeu politique, à le poser ainsi, on ne peut finalement plus rien dire, puisqu’il n’y aurait plus de « vérité » nulle part.
Et dans ce cas, que dire de la hiérarchie de choix de sujet du site soulignant la lepénisation des images au moment où on constate la lepénisation du gouvernement, c’est tout le problème. Comme si tout était sur le même plan, avait la même importance, ne comptait pas plus que, tout étant dans tout et réciproquement.
Rien n’est purement méthodologique, scientifique, objectif, et c’est justement pour ça que j’ai quitté la recherche ; je préfère prendre position que prétendre au pur esprit, parce qu’on ne peut pas ne pas prendre position.
http://anthropia.blogg.org
Au-delà de ces caricatures photographiques (elles-mêmes caricaturales… de la caricature), la question qui se pose ici, en somme, est peut-être de savoir comment une photographie, ou une image (d’actualité) peut, tout en restant un document et pas une illustration, suggérer; indiquer ; tendre à proposer un sens… mais sans jamais se clôturer sur celui-ci et permettre ainsi – ce qui est le propre des « bonnes » images – de laisser un jeu pour le plaisir de l’œil comme un espace pour la pensée. Bref, que l’image puisse signifier, sans être fixée dans un statut de symbole intangible.
Parfois drôles et « justes » quand elles étaient le fait de décisions ou d’actes involontaires, du portraituré comme du photographe, ces caricatures photographiques nous énervent (elles commencent à m’énerver moi, en tout cas) parce qu’elles deviennent au fil des mois pilotées par les rédac-chefs et autres « journalistes visuels », puisque c’est le terme choisi ici pour les désigner. Et de fait, ce qui était de l’ordre de l’accident (et dont la part de vérité pouvait être mise en avant au titre de l' »inconscient de la vue » manifesté par et dans la photographique) devient désormais une production obligée au cas où… Tout comme les revues imposaient, un temps, la double page aux photographes, il leur est nécessaire aujourd’hui d’ajouter à leur besace quelques « scalps » qui ne manqueront pas de venir perturber les esprits les plus sereins à la moindre occasion (la construction d’une nouvelle physionomie médiatique pour Eric Woerth passe, je crois, par cette entreprise, visuelle pour le coup, de démolition autant que de défiguration du personnage.
Le problème est que la ficelle est trop grosse et que, tout comme J.M Le Pen ne pouvait plus apparaître dans Libé ou ailleurs que comme et par sa caricature en bouledogue bavant et grognant (signée Wihlem, je crois), toutes ces images fixent les identités plutôt qu’elle ne les dévoilent (comme on pourrait d’abord le croire). Bref, après l’icône, c’est le symbole qui prend le dessus. Et on sait que les symboles, qui relèvent du code de la route plus que de la pensée philosophique, ne souffrent d’aucune interprétation (voyez, les procès fait au rappeurs « tueurs de flics »).
Or, il se trouve que derrière ce débat à propos des images, l’enjeu politique est aussi celui sur la citoyenneté dont les fondements sont remis en cause par le discours de Grenoble. Or, le symbole de cette citoyenneté à la française, Marianne, a fait l’objet de deux emprunts pour commenter l’actualité récente, par Rue89 et La Mouette (un blog hébergée par Le monde)
Dans l’article de Rue89, le buste de Marianne (repeint en noir et blanc par des élèves je crois -l’image initiale a été, depuis, remplacée -de façon très étrange et mal à propos- par une valise… !) était placé en introduction à une relecture des commentaires des lecteurs à propos de la lettre publiée par le site d’un jeune ingénieur marocain annonçant sa décision de quitter la France au vu du contexte actuel.
http://www.rue89.com/2010/08/15/vif-debat-sur-le-temoignage-de-mohamed-qui-rentre-chez-lui-162462
La photographie en noir et blanc redoublait le maquillage du buste qui partageait le visage de la Belle en quatre cases, à la façon d’un échiquier). La statuaire, la pièce d’échiquier, l’opposition des valeurs et des tons évoquait les diverses questions soulevées par la lettre et les réactions suscitées… mais l’image se tenait indépendamment des discours autour d’elles ou des idées et opinions qu’elle suggerait. Et, en même temps, elle figurait cette personne dont l’identité (vérifiée selon le site) ne pouvait être dévoilée. Où l’image, donc, donne à penser et imaginer plus qu’elle ne pose une opinion intangible.
A l’inverse, et pour commenter le discours de Grenoble, La Mouette est aller chercher ni plus ni moins que l’effigie du timbre poste à 56 (ou 58 ?) cts et en rajoute encore sur la valeur symbolique de l’image en y rajoutant le mot « CITOYENNETE », comme pour mieux se faire entendre.
http://lamouette.blog.lemonde.fr/2010/08/03/au-dela-de-la-securite-nicolas-sarkozy-va-t-il-ouvrir-le-debat-sur-limmigration/#xtor=RSS-32280322
L’intérêt du billet, nous rappelant la déjà oubliée (?) « politique de civilisation » de NS, est de nous indiquer que celui-ci est loin d’être un imbécile, à défaut d’être toujours élégant, et que sa « vision » porte un peu au-delà que notre espace national (ce en quoi il se différencie des Le Pen and co.). L’effigie républicaine culte est ici placée en exergue pour ne rien dire d’autre que ce qu’elle (devrait) signifier pour chacun : l’égalité des droits pour chacun sans distinction de race, d’origine ou de religion, mais aussi pour suggérer ce qui est menacé par les déclarations de NS et de son gouvernement.
Les deux articles sont différents par nature, bien sûr. L’un évoque un point de vue individuel, une expérience et une réaction subjectives au regard de l’actualité, quand l’autre renvoie aux fondamentaux de la République. Toutefois les deux images qui les accompagnent usent et utilisent des mêmes codes, des mêmes ressorts autant que des références identiques et partagées. Celle-ci plutôt poétiquement, celle-là en forçant un peu plus sur le symbole.
A la différence de ces deux images, les caricatures photographiques relèvent plutôt de la moquerie, du rire entre-soi qui au mieux, amuse bien ceux qui s’adonnent à ce petit jeux et, au pire, renforce les plus extrêmes dans leurs positions idéologiques. Nous sommes ici du coté de la parodie où, sans le voile de la distanciation, le spectateur se fait complice, par son rire, du propos et de la cible désignée. Ou, pour le dire autrement, on sait que les ennemis de la démocratie peuvent gagner aussi grâce à la démocratie et la liberté d’expression qu’ils contestent par ailleurs.
Et je me demande, en définitive, André, si ce n’est pas cet effet retors que tu vise à travers ton expression de « lepénisation visuelle ». Tant ces images grimaçantes peuvent aussi être vues comme l’analogon des saillies verbales et autres jeux de mots, dont est si fier le dit Jean-Marie Le Pen ? Et d’où aussi, la force de la une du Nouvel Obs’ qui, plutôt que d’user de simagrée « stylistique » s’en prenait directement à la figure présidentielle et à son portrait officiel. Le radicalité a parfois plutôt bon goût.
Virage confirmé par l’édito de Fottorino du jour, pour un peu on croirait lire l’Huma!
http://www.lemonde.fr/idees/article/2010/08/17/l-amour-de-soi-et-la-haine-des-autres_1399704_3232.html
@uthagey: «la question qui se pose ici, en somme, est peut-être de savoir comment une photographie, ou une image (d’actualité) peut, tout en restant un document et pas une illustration, suggérer» Désolé, ça fait longtemps que je ne fais plus la distinction photo/illustration, je crois qu’on parle d’une photographie rêvée, feuillette les numéros de Life des années 1940, tu seras peut-être surpris…
Ensuite, le sort visuel réservé à Le Pen dans la presse française, ça mériterait à soi seul une étude… Ne jette pas le bébé avec l’eau du bain, il y a de très bonnes raisons de laisser s’exprimer une sorte de rage morale… Et encore une fois, cet aspect-là n’est pas à prendre compte isolément, il fait partie d’un ensemble de réactions au sein duquel il a tout son sens…
@Gunthert Le photo-journaliste avait un angle et c’est d’ailleurs pour cela qu’on le payait. Cet angle était le reflet de sa culture, son idéologie etc. mais n’en restait pas moins un témoignage polysémique sur une situation qui avait existé. Les images étaient toujours plus riches que ce que le photographe était capable de nous en dire.
Le journalisme visuel, utilise les photos hors contexte, ou plus exactement les inscrit dans un contexte qui n’était pas celui de la prise de vue. En plus il les recadre pour éliminer tous les éléments qui pourraient perturber la signification que l’éditeur veut leur attacher. C’est sympa, et je ne procède d’ailleurs pas autrement lorsque j’utilise mes images d’archive dans mon blog, mais ça peut devenir très réducteur. Le plus inquiétant lorsqu’un homme politique débite des horreurs c’est lorsqu’il les accompagne d’un rictus ou lorsqu’il a un visage d’enfant de chœur? En n’utilisant plus les photos qu’en fonction de ce que l’on veut illustrer sans ce soucier du contexte de la prise de vue, on réduit l’image à n’être plus qu’une aide visuelle du discours idéologique. Elle ne nous dit que ce que le journaliste a écrit, là ou le photo reportage dépassait souvent son auteur.
Mais ça n’enlève rien à la pertinence de ta constatation sur la lepénisation visuelle dont fait preuve la presse et sur l’évolution que ça révèle sur son évolution vis à vis de Sarkozy.
@Thierry: OK, OK, j’ai lu aussi Guerrin et tous les bouquins sur le photoreportage. C’est ce qu’on nous a raconté pendant plus d’un siècle, la photo vue du côté du photographe, c’est normal que tout le monde y croie dur comme fer. Le tout petit problème, c’est que quand on ouvre un journal, n’importe lequel, et à peu près n’importe quand depuis 1930, on ne retrouve pas cette photo rêvée – ou si peu. Désolé, les amis, la photo dans la presse, c’est d’abord une affaire de journaliste avant d’être une affaire de photographe. Le journalisme visuel n’est pas une invention récente, ni l’exception qui confirme la règle. Le journalisme visuel est la règle, et cette règle, c’est Life qui l’a inventé. Quand Doisneau prend des photos, il fait du journalisme visuel. Il cherche une anecdote qui va donner du prix à son image, parce que s’il ne le fait pas, il sait qu’il ne pourra pas la vendre. Mai 68 vu par Paris-Match, ce n’est pas l’image neutre des événements vue par une caméra de surveillance, c’est la construction du récit d’une guerre civile – même si sur le terrain il se passe aussi bien d’autres choses, qui ne cadrent pas avec ce schéma. Caron, de l’illustration? Non. Mais une photo de Caron sélectionnée par Match, au sein d’un dispositif soigneusement élaboré et mis en page, avec la légende qui va bien, bien sûr que oui! La presse, c’est pas les carnets de mère Theresa, la presse, c’est du commerce, c’est comme ça. Et il n’y a pas une bonne photo dévoyée par l’illustration, il y a des images qui servent à fabriquer ou à imposer des récits, par différents moyens – le photojournalisme n’est que l’un de ceux-là…
Tu as regardé le dernier Match ?
« Et il n’y a pas une bonne photo dévoyée par l’illustration, il y a des images qui servent à fabriquer ou à imposer des récits, par différents moyens – le photojournalisme n’est que l’un de ceux-là… »
Mais en utilisant la photo hors du contexte de la prise de vue, en la recadrant sur le seul élément pertinent pour l’illustration du discours, et je suppose que bientôt on va même détourer tout ce qui ne relève pas de ce seul élément pertinent, on lui enlève son ambiguïté polysémique, ce qui fait sa richesse par rapport au discours verbal.
au final, je me demande si la PQR (bien qu’elle ai tendance à suivre les meneurs…) ne serait pas la plus « neutre » au regard de l’image photographique, et si sa pauvreté apparente ne lui ajouterait pas une richesse qu’elle ignore. Il y a sans doute là, un peu de retour de mon goût pour l’art conceptuel… mas pas que.
(j’ai collectionné le Progrès cet été, en suivant le fin de CV : ce serait un possible (impossible ?) matériau…)
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