La critique est-elle soluble dans internet?

Résumé de mon intervention au colloque « Les facultés de juger (critique et vérité)« , Paris 7, 10 avril 2010.

A la question: « Que devient la critique sur le web? », on peut répondre en notant qu’il ne suffit pas de numériser les pratiques existantes pour les faire exister en ligne.

Le web n’est pas qu’un outil de diffusion, c’est une nouvelle culture, au plein sens du terme, qui a créé ses propres codes. Au-delà de la logique égalitaire qui s’impose aux contenus (tous égaux devant Google) comme aux commentateurs (fin des rentes d’autorité), et qui contredit les traditions élitistes des pratiques de l’art, le web a développé des codes culturels puissants qui s’opposent aux principes du connoisseurship.

Retenons-en trois. Alors que les premiers moteurs de recherche fournissaient des résultats d’une pertinence très relative, on a vu naître l’éloge des circulations aléatoires. Signe de valorisation du hasard, la notion de sérendipité oppose à l’idée même d’une hiérarchie des valeurs les ressources indéfinies de l’accident et de la surprise.

Créés pour les médias de masse, les systèmes de mesure d’audience trouvent sur le web un terrain favorisé par la nature même de l’outil informatique. L’une des figures fondatrices de la nouvelle philosophie du web n’est autre qu’une courbe, celle de la Longue Traîne de Chris Anderson. Les compteurs de vues et la mythologie du buzz viennent remplacer l’évaluation qualitative de la critique par l’évaluation quantitative du benchmarking.

Le filtre du groupe d’amis, innovation apportée par Facebook, va favoriser à partir de 2006 l’économie de la recommandation introduite par Amazon. En 2010, YouTube abandonne a son tour son système de rating à étoiles au profit du « like » de Facebook. Réduit à sa plus simple expression, l’acte évaluatif individualisé se transforme en  marque d’interaction et en support de réputation.

Constitutifs de la nouvelle culture des échanges en ligne, ces divers principes évaluatifs, inspirés par des logiques industrielles ou commerciales, forment autant de freins à l’émergence d’un jugement esthétique qualitatif.

On peut enfin constater que, dans la période récente, l’exercice de la critique d’art a été principalement sponsorisé par l’institution muséale, pour sa propre promotion. Aussi longtemps que celle-ci mesurera son influence au déplacement physique des personnes, l’investissement du web apparaîtra comme une dangereuse concurrence. Quant aux artistes, il est clair qu’ils ont plus intérêt à privilégier les espaces institutionnels, conçus pour les accueillir, que les territoires en ligne, où leur singularité est gommée par le dispositif. Dans ces conditions, il est difficile d’apercevoir internet comme un espace propice à une renaissance de la critique.

10 réflexions au sujet de « La critique est-elle soluble dans internet? »

  1. Ce qui me frappe c’est que le web permet l’émergence de sous-réseaux : sur Internet, les fans de tel film, de tel genre musical, peuvent assez facilement se rencontrer, il y a un peu moins l’obligation de vivre un périple initiatique pour faire partie du « happy few ». Du coup certaines cultures (qu’on dit « sous cultures ») obtiennent une visibilité qu’elles auraient difficilement eu autrement : manga, tatouage, régimes « vegan », etc.
    La culture « cultivée » y perd forcément un peu de son pouvoir de domination, mais elle aussi y gagne, car par exemple l’art contemporain peut rencontrer ses fans hors de l’impressionnant cadre institutionnel. Il peut être débattu passionnément artiste par artiste, oeuvre par oeuvre, intelligemment, plutôt que d’être haï ou adoré par principe.
    Enfin c’est mon sentiment, vu de mon bout de lorgnette, mais je me demande comment on pourrait le prouver.

  2. Qu’en est-il pour la photographie, largement overdosée sur internet? Flickr and co aident-ils à la critique ou favorisent-ils la congruence, la remise mutuelle de satisfecits? J’ai tendance à penser que la critique se dilue, se révèle de plus en plus impratiquable. La photographie, traversée par de profondes mutations technologiques de production et de diffusion ainsi que par les doutes de ses pratiquants professionnels, aurait pourtant besoin d’un réel débat, de prises de position voir même de provocations. Paul Graham le tente ici : http://www.paulgrahamarchive.com/writings_by.html. Et ici en France, qui osera bousculer?

  3. @Jean-no: La caractéristique d’internet de pouvoir abriter toutes les niches permet évidemment le développement de conversations de toutes sortes, dont Facebook nous offre un bon échantillon. Peut-on pour autant affirmer qu’on observe aujourd’hui l’équivalent de dynamiques comme la critique discographique ou cinéphilique des années 1920-1930 – qui ont véritablement fait émerger la musique enregistrée et le cinéma comme de nouvelles cultures? L’impression que j’ai, c’est que le web est surtout préoccupé de lui-même, et que l’élaboration théorique est tout entière tournée vers l’interrogation des nouvelles pratiques en ligne. Les débats passionnants sur la nouvelle économie, la contribution des amateurs, la décentralisation de l’information ou du politique, les risques des réseaux sociaux ou la préservation de la privacy occupent tout l’espace. La nouvelle culture dont nous observons l’émergence, c’est celle du web – et aucune autre. (C’est cela que j’aurais dû dire hier, si j’avais été plus malin… 😉

    &Perenom: Je suis d’accord avec vous sur ce point: en matière photographique, le web favorise la conversation, mais pas vraiment l’élaboration critique.

  4. En art contemporain, il est évident que ce qui s’est dit sur le web a d’abord et avant tout concerné le web. Je peux dire ça pour l’avoir observé « en temps réel » comme on dit.
    En bande dessinée, par contre, Internet a été eu une certaine importance dans l’idée de créer une critique intéressante, nouvelle. Ça s’est passé en même temps que l’émergence de la bd « indépendante » et à un moment où il n’y avait quasiment plus de supports pour une critique BD : les magazines disparaissaient, les cahiers de la bande dessinée n’existaient plus… Il a fallu un lieu (il faut sans doute toujours un « lieu » pour qu’une critique existe ?) et ce lieu ça a été des forums, des mailing-lists et des sites web.
    Je me rappelle du groupe usenet fr.rec.arts.bd : il était fréquenté par quinze personnes mais à part moi, tous sont devenus des gens importants dans le domaine, comme amateurs éclairés ou comme professionnels : L’équipe de Du9, de Coconino (dont le scénariste Thierry Smolderen), Les éditions Cornélius, des auteurs comme Lewis Trondheim, Appollo, Joann Sfar, etc.
    Ceci dit ça n’a pas duré longtemps. Dès 2000, le forum a commencé à avoir une réputation dans le « microcosme », il avait cent lecteurs pour un contributeur, une réputation d’élitisme, et un potentiel d’embrouilles professionnelles telles qu’au bout d’un moment plus personne qui y aurait eu quelque chose à perdre n’osait s’y exprimer. Un jour, j’écrirais l’histoire de ce forum !

  5. André, tu devais proposer une réflexion sur le thème « l’oeuvre numérique peut-elle être une oeuvre d’art » ou bien je me trompe ? – si c’était effectivement ton projet, même si tu as abouti à analyse ci-dessus, pourrais-tu nous expliquer ton intention ou intuition ici dans le blog ? (demande très sérieuse, cogite beaucoup là-dessus aussi)

  6. @F: L’ébauche ci-dessus est en effet un forme de réponse à ta question. Depuis l’Art pour l’art et la liquidation de toute forme de définition internaliste de l’art, nous ne disposons plus pour savoir si ce que nous voyons est de l’art que de modalités externes à l’œuvre. Ce qui fait l’art, et qui tient aujourd’hui le plus souvent dans le geste ou dans l’intention, n’est dans la plupart des cas pas perceptible sans un effet de cadre, un parergon. D’où l’importance de l’institution – et de la critique – qui remplit cette fonction de poser un cadre autour de l’œuvre, sans lequel elle risque tout simplement de ne pas être visible comme telle. C’est bien ce que nous voyons aujourd’hui sur internet: rapportée au lot commun de la visibilité à travers la fenêtre de Facebook, de Flickr ou de Youtube, l’œuvre voit s’effacer les moyens qui déterminaient sa singularité. Cette situation peut conférer une liberté paradoxale pour l’internaute d’élire ce qu’il voit comme oeuvre, à la condition de faire suffisamment confiance à son propre jugement de goût.

  7. Une question (peut-être un peu décalée) : Pourquoi n’existe t-il pas de moteur de recherche des supports « audio » (par exemple dans les options google) ? Ce n’est certainement pas une question technique puisque les formats sont spécifiques..

  8. J’ai l’expérience de mon blog sur notamment l’art contemporain, dont les critiques sont lus par les artistes, et associées à des catalogues d’expositions, mais c’est bien sûr à un bien moindre niveau.

    Je pense que dans un certain nombre de cas, le réseau relationnel réel vient mettre les productions de blog en synergie avec les réseaux d’artistes.

    http://anthropia.blogg.org

  9. « Quant aux artistes, il est clair qu’ils ont plus intérêt à privilégier les espaces institutionnels, conçus pour les accueillir, que les territoires en ligne, où leur singularité est gommée par le dispositif. »
    Bien vu et bien dit, mais qu’elles en seront les conséquences ?
    Pour l’instant les espaces institutionnels n’en sont pas menacés pour autant. Il me semble même qu’ils en tirent une nouvelle légitimité. C’est pour le visiteur une sorte de réassurance sur la qualité de l’auteur des oeuvres exposées face à un dispositif qui, comme tu l’as souligné, gomme la singularité et où la fréquentation n’est pas une garantie de qualité.
    L’institution n’en donnerait alors que plus de légitimité à l’artiste qu’elle expose non pas malgré internet, mais grâce à internet. Le mythe urbain d’aujourd’hui, c’est l’artiste découvert sur Internet. Celui de demain sera peut-être celui de l’artiste découvert par un critique particulièrement clairvoyant, malgré son refus d’une quelconque visibilité sur Internet.
    D’ailleurs pour l’instant, la vraie consécration pour une oeuvre exposée sur Internet, ce n’est pas tant le buzz numérique que l’instant où la critique installée dans les médias traditionnels (presse papier, télévision) accorde sa reconnaissance à l’auteur en donnant l’adresse du site à la fin du papier.
    Dans ce cas la critique ne serait pas soluble dans l’internet, mais y trouverait elle aussi une légitimité accrue, au moins lorsqu’elle ne s’exprime pas sur Internet. L’exercice de la critique d’art n’aurait pas fini d’être sponsorisé par l’institution muséale pour sa propre promotion.
    Après tout est-ce si évident que  » Aussi longtemps que celle-ci mesurera son influence au déplacement physique des personnes, l’investissement du web apparaîtra comme une dangereuse concurrence. » C’est bien le déplacement physique des personnes qui fait la différence entre le web et les espaces d’exposition institutionnels. Qu’importe le nombre de clic sur le web sur une oeuvre, il sera toujours ridiculement bas par rapport à ceux qui auront été suscités par les derniers ébats de Paris Hilton. Inversement, faire la queue (!) pendant 3 heures pour assister à la dernière exposition évènement, restera beaucoup plus gratifiant en termes de reconnaissance sociale et beaucoup plus encourageant sur le devenir économique des oeuvres exposées pour l’artiste et les galleristes.

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