Le détail fait-il la photographie?

Voici deux photos avec lesquelles jouer au jeu des 7 erreurs. Remarque-t-on au premier coup d’œil que celle de droite est issue de celle de gauche? Le choix du détail, le passage au noir et blanc, le traitement graphique qui augmente le contraste ou le vignettage en font deux images sensiblement différentes – si différentes que le jury du World Press Photo a décidé de revenir sur son jugement. Après vérification du fichier Raw (photo de gauche), la décision a été prise de disqualifier Stepan Rudik, lauréat du 3e prix de la photographie sportive pour une série intitulée « Street fighting, Kiev, Ukraine« , qui comprend la photo de droite.

La justification de l’exclusion s’appuie sur un détail: la retouche qui a effacé le pied de l’homme situé à l’arrière-plan, et permet de mobiliser un article du règlement (« The content of the image must not be altered. Only retouching which conforms to the currently accepted standards in the industry is allowed« ). A quoi Rudik a répondu que, s’il respecte la décision du jury, il estime ne pas avoir produit « d’altération significative ou avoir effacé aucun détail important au regard de l’information ».

Le revirement du jury, qui provoqué un débat nourri chez les photographes, est motivé par le souhait d’afficher une ligne stricte face aux pratiques de correction numérique, manifestée par l’obligation nouvelle de produire les fichiers Raw. A cette volonté de défendre les fondamentaux du photojournalisme, le cas Rudik offrait une occasion idéale, en raison de l’étendue des modifications.

En filigrane, ce sont deux théories de l’image qui s’opposent. La sélection d’un détail dans une image et son soulignement par le passage au noir et blanc est un choix graphique, proche de l’esthétique de l’illustration. La décision du jury suggère qu’une telle option n’est pas conforme à la doxa de l’instant décisif, selon laquelle le regard du photographe doit être capable de réagir instantanément à l’événement, et qui prescrit l’intangibilité de l’image réalisée à ce moment crucial.

Un photoreporter peut effectuer une coupe du réel sur le vif – mais pas produire après coup une image à partir de la sélection d’un détail. Telle pourrait être la leçon du cas Rudik. Une leçon qui préserve la mythologie de l’immédiateté photographique – mais ne correspond guère à la réalité du travail professionnel. Certes, Cartier-Bresson ne recadrait pas ses photographies. Mais il choisissait bel et bien ses images sur planche-contact, dans le tranquille après-coup de l’évaluation esthétique. (D’après le signalement de Sébastien Dupuy.)

18 réflexions au sujet de « Le détail fait-il la photographie? »

  1. Comme je l’indiquais dans ma première réaction au signalement de cette affaire par Sébastien Dupuy, ce qui me frappe, c’est que le jury du World Press condamne l’effacement d’un détail jugé gênant par le photographe, mais pas le recadrage ni le passage au noir et blanc. C’est tout à fait paradoxal. Ainsi, la mise en forme finale de l’image importerait peu du moment que l’empreinte photographique initiale resterait inaltérée. On pourrait tant qu’on veut n’en reprendre qu’une partie, passer de la couleur au noir et blanc, du moment que le fragment ainsi retraité conserve un lien inaltéré avec la réalité photographiée. Le jury essaie ainsi de tracer une ligne rouge bien fragile au sein d’une batterie d’opérations qui ne font pas que modifier à la marge l’image d’origine, mais qui la transforment radicalement.

  2. Je pense que l’argument traditionnel de la retouche, qui permettait de s’appuyer directement un article du règlement, a paru la façon la plus simple de fonder la révision du classement. Toutes les discussions sur les corrections d’image montrent la difficulté de tracer une ligne non équivoque – et l’on imagine les difficultés du jury s’il avait fallu argumenter à partir du crop, du passage au NB ou de l’augmentation de contraste – toutes opérations qui, séparément, constituent des interventions banales dans la pratique professionnelle. Mais il est clair que c’est l’ensemble des altérations qui a motivé la disqualification.

  3. L’ensemble de cette nouvelle règle édictée par le WPP récemment (et que l’on ne trouve pas d’ailleurs sur son site) est intéressante:
    « The content of the image must not be altered. Only retouching which conforms to currently accepted standards in the industry is allowed. The jury is the ultimate arbiter of these standards and may at its discretion request the original, unretouched file as recorded by the camera or an untoned scan of the negative or slide. »
    http://www.david-campbell.org/2009/12/06/photographic-manipulation-%E2%80%93-the-new-world-press-photo-rule/
    Ces « accepted standards » sont donc assez flous.
    Au New York Times, c’est plus précis:
    « No people or objects may be added, rearranged, reversed, distorted or removed from a scene (except for the recognized practice of cropping to omit extraneous outer portions). »
    http://lens.blogs.nytimes.com/2010/03/03/behind-35/
    Les « accepted standards » relèvent bien d’une conception indicielle de la photographie, archi-dominante dans le photojournalisme.

  4. Pour le passage au N&B, en numérique, on rappellera qu’un fichier brut (RAW ou autres formats) est un fichier qui comprend des données couleurs. La conversion est toujours une opération de post-production.

    A mon sens, le point central de cette affaire se résume dans l’énoncé de la règle invoquée : « the currently accepted standards in the industry » et à l’interprétation qu’on est amené à en faire.
    Quels sont-ils ? Comment est-on amené à les définir et éventuellement à les faire évoluer ? L’évocation, dans le billet, de la ‘doxa’ de l’instant décisif fournit bien un élément de réponse, concernant le cas de Stepan Rudik.

    Parmi d’autres et sans rentrer dans le détail, le cas du photographe Adnan Hajj de l’agence Reuters (Bombardement de Beyrouth en juillet-août 2006) avait révélé une pratique. La profession eut beau jeu d’opposer des arguments éthiques à une retouche grossière et donc très visible.

    Et 4 ans après, il s’agit toujours de maintenir l’intégrité de l’institution; argument final indiscutable que je lis comme une résistance aux questions posées par les enjeux et les possibilités de la photographie numérique.
    Ou bien ces possibilités ne doivent être ni visibles, ni révélées…

  5. Juste un problème de traduction: « standards of industry », cela sigifie-t-il « acceptable pour M. Rupert Murdoch et consorts »?

  6. Ce qui me choque dans cette histoire, ce n’est pas tant le fait d’avoir effacé le pied gênant en arrière plan mais bien le recadrage qui est très important. Le photographe photographie à tout va et après « fait », en post production, ses images. Un petit recadrage n’est à mon avis pas gênant mais sur cette image on est à plus de 60 % d’image en moins. Soit on est photographe et on travaille ses cadrages à la prise de vue soit on laisse le boîtier à la maison. Surtout qu’a priori on est sur un sujet magazine (et non de l’actu), donc le photographe a le temps de travailler ses angles, ses points de vue,…
    Quant au passage en noir et blanc, cela ne me gêne pas. Effectivement de nos jours il n’existe pas de capteurs exclusivement noir et blanc et les titres de presse ne sont pas prêts à payer le traitement argentique. La seule solution est donc de photographier en couleur et de basculer en post production.

  7. Avec l’utilisation du raw, personne n’est capable de définir ce que serait une image vierge de toute retouche. Alors, on cherche dans la référence à l’argentique à retrouver une supposée innocence d’avant le numérique.
    Le passage de la couleur au noir était très fréquent ne serait-ce que parce que certains supports imprimaient en noir & blanc. Le recadrage des photographies à l’impression était tellement systématique, que Cartier Bresson en a fait un combat. Et à coté de ces recadrages imposés, beaucoup de photographes recadraient toujours leurs images. Bérénice Abott qui était très attachée au cadrage à la prise de vue a témoigné, me semble-t-il, à plusieurs reprises de ce que Man Ray travaillait en grand format pour pouvoir recadrer ses images. Man Ray n’était pas un photo-reporter, mais je suppose que c’est relativement récemment et pour des raisons techniques (avec la généralisation du 24×36) que la majorité des photographes c’est mise à cadrer sec à la prise de vue.
    Avec l’idée qu’un élément a été ajouté ou supprimé d’une image, nous ne sommes plus dans l’innocence de la photographie argentique, mais dans l’utilisation systématique de la retouche par la plupart des pouvoirs politiques à un moment ou à un autre. Mais pendant longtemps, les photographies noir et blanc ont été repiquées pour éliminer les pétouilles. Je suppose qu’un détail aussi fin aurait disparu pendant le repiquage, sans poser de problème à qui que ce soit.

    Et en même temps lorsque l’on compare la version couleur et le détail sélectionné et retravaillé, on comprend que ça ait donné des états d’âme au jury. La juxtaposition de tous ces traitements sur la même image donne l’impression d’être plus devant l’intervention d’un plasticien sur une image d’actualité, que d’être en présence de l’image d’un photo-journaliste.

  8. Il me semble que le jury a pris une décision corporatiste (compréhensible), vis à vis l’hypothèse de l’illustration. Et les deux images sont probantes de ce point de vue, car sur la question du droit à l’image, le détail en noir et blanc est nettement plus commode que le cliché initial.

  9. Passionnante démonstration.
    Autant le recadrage ne me gêne pas, ni par exemple les corrections de filtre, poussières, contraste,

    autant le travail sur le pied est gênant, parce qu’il corrige un défaut de regard, il ne l’avait pas vu à la prise de photo, il y a en quelque sorte triche. Par ailleurs, sélectionner cette partie-là, la main, la travestir, en faire du noir et blanc, effet argentique, c’est du bidouillage et n’a plus rien à voir avec l’art de la photo. C’est l’art du photoshop.

    C’est cela sans doute la ligne jaune, entre la photo, produit d’un regard, et la photo, produit d’un produit.

    http://anthropia.blogg.org

  10. Qu’on fasse disparaître le pied en se déplaçant légèrement à la prise de vue, ou au tampon sur l’image ne change pas le « sens » de celle-ci et ne modifie pas son interprétation.

    Il n’y a pas d’original, et ce ne sont que des mises en forme esthétiques.

    Par contre, quand le (dernier ou avant-dernier..) Figaro magazine publie en double page, rubrique « photo-journalisme » brut, une photo d’une Afghane en burqa, vendant des magazines dans la rue, et que les couvertures de ceux-ci ont été (mal) réincrustées avec entre autre un portrait de Carla B… impossible de savoir ce qu’il y avait sur ces images…
    (accusant en passant les Afghans de ne pas respecter le droit à l’image…)

  11. Au moment de la prise de vue, Rudik introduit dans le champ un certain nombre d’éléments: l’hiver et le froid, la jeunesse (presque l’angélisme) des protagonistes, la similitude des actions en premier et en arrière plan, une opposition de couleurs, une composition fondée sur l’horizontale. Il confirme son choix en appliquant le cadrage « penché », largement utilisé depuis quelques années, qui fait office de sceau confirmant une décision assumée.
    Que livre Stepan Rudik? Un superbe travail de laboratoire qui témoigne d’une chose au moins: entre le moment de la prise de vue et la livraison de la photographie, il a changé d’avis. Plus, il est passé d’une narration à une autre.

    Aussi, la question posée est bien éthique, mais les moyens de la retouche ne sont pas en cause, même s’ils servent de prétexte. Ce qui est en cause, c’est le reniement, le renoncement à un choix initial que la retouche aurait pu valoriser. Dans quelle mesure le photographe de reportage doit-il rester fidèle à un vécu momentané? A quel moment du traitement l’image photographique s’universalise-t-elle en élevant sa narration au rang du symbole? A quel moment du traitement Rudik eût-il du s’arrêter pour rester dans « Street fighting, Kiev, Ukraine » avant de basculer dans « Fight »?
    Fort pertinemment remarqués par Patrice Peccatte, les « accepted standards » sont mal définis, mais (encore merci à P. Peccatte), « The content of the image must not be altered » concerne bel et bien le fond et non la forme, ce qui laisse au débat de beaux jours devant lui, d’autant que le revirement du jury et la position de Rudik (« […] I haven’t made any significant alteration nor removed any important informative detail. ») me semblent, pour le moins, équivoques.

  12. Belle naïveté que de croire que RAW est un format de fichier unique, authentiquement vierge de toute modification par rapport au scan du capteur et lisible sans altération lors de son transcodage.

    Ce qui est notable cependant c’est la volonté affirmée de rechercher une authenticité spontanée de la capture du réel.
    J’ai bien peur que la certification d’origine soit de l’autre du déclaratif de l’auteur, un peu comme si c’était l’auteur qui faisait la photo….

  13. Ping : Métamorphoses
  14. ce qui est surtout ridicule c’est que la photo, détail supprimé ou pas, est sans intérêt…

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