Man Ray contre Sherlock Holmes

L’efficacité de la vidéosurveillance repose sur les qualités d’exactitude et d’authenticité attribuées à l’image d’enregistrement. L’enquête menée suite à l’attentat du marathon de Boston permet de vérifier dans quelles conditions celles-ci peuvent être mises en œuvre.

La valeur informationnelle de l’enregistrement ne fonctionne qu’a posteriori, lorsqu’un drame transforme en scène de crime une événementialité jusque-là anodine. Ce n’est que lorsqu’un regard inquisiteur mobilise après coup les images pour y rechercher des indices que ces données deviennent signifiantes.

En d’autres termes, l’indicialité, qui caractérise la photographie comme empreinte (Krauss), est fonction de l’indiciarité, qui définit la transformation en indice d’un phénomène soumis à l’enquête (Ginzburg). Non seulement la trace n’existe que dans le contexte de l’investigation, qui oriente la lecture des données, mais on peut affirmer que sa validité dépend de la pertinence de l’interprétation plutôt que de l’exactitude de l’enregistrement.

Appel à témoins du FBI, 18 avril 2013.

Dans le cas de l’attentat de Boston, le FBI, après analyse des enregistrements de vidéosurveillance, a désigné deux suspects dont il a fait circuler les photogrammes lors d’un appel à témoins (voir ci-dessus). Identifiés par un proche, Tamerlan et Djokhar Tsarnaev se sont avérés être les auteurs de l’attentat. Mais les images du marathon ont également été scrutées deux jours durant par les internautes et les médias, qui y ont aperçu nombre de faux coupables, au cours d’une traque publique devenue jeu participatif (voir ci-dessous).

L'homme à la casquette blanche au marathon de Boston, faux suspect épinglé par 4chan.

Rosalind Krauss fait du photogramme de Man Ray le modèle structural de toute photographie, et caractérise celle-ci comme empreinte en vertu d’un transfert automatique d’informations – c’est la thèse indicielle [1] Cf. Rosalind Krauss, “Notes sur l’index” [1977] (trad. de l’anglais par J.-P. Criqui), L’Originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Paris, Macula, 1993, p. 69.. Carlo Ginzburg, au contraire, fait du regard investigateur la clé d’un processus qui comporte des risques d’erreur – si Sherlock Holmes ne se trompe (presque) jamais, le devin ou l’haruspice désignent des indices fallacieux, qui résultent d’une interprétation erronée des phénomènes – c’est la thèse indiciaire [2] Cf. Carlo Ginzburg, “Traces. Racines d’un paradigme indiciaire”, Mythes, Emblèmes, Traces. Morphologie et histoire, Paris, Flammarion, 1989, p. 139-180..

L’attentat de Boston vérifie la deuxième approche. Rien dans l’image ne distingue la bonne de la mauvaise empreinte. Les vidéos de surveillance permettent de remonter le temps et présentent à l’investigation un stock de données interrogeables, au même titre que d’autres traces documentaires éventuelles (empreintes digitales, ADN, etc…). La durée nécessaire au FBI pour cibler les auteurs comme les fausses pistes de l’enquête participative sont l’indication de la quantité d’informations non pertinentes qu’il faut écarter pour identifier le bon indice. C’est donc bien la démarche heuristique qui constitue l’enregistrement en document, sur la base d’une opération de recontextualisation. Rien ne garantit a priori sa pertinence, qui est en tout état de cause indépendante des sources utilisées, et qui se vérifie à partir d’informations externes.

Notes

Notes
1 Cf. Rosalind Krauss, “Notes sur l’index” [1977] (trad. de l’anglais par J.-P. Criqui), L’Originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Paris, Macula, 1993, p. 69.
2 Cf. Carlo Ginzburg, “Traces. Racines d’un paradigme indiciaire”, Mythes, Emblèmes, Traces. Morphologie et histoire, Paris, Flammarion, 1989, p. 139-180.

8 réflexions au sujet de « Man Ray contre Sherlock Holmes »

  1. La justesse, ou non, d’une lecture, d’une interprétation, ne peut effectivement se faire qu’a posteriori. Comment pourrait-il en être autrement ? …

  2. Elle doit d’une certaine manière exister d’abord afin que l’on puisse, après coup, lui conférer quelque signification, sinon à quoi prêterions-nous du sens… . C’est en effet la signification, l’interprétation, la lecture, le sens, comme vous voudrez, qui vient après, a posteriori; et toute ces enquêtes de sens sont de l’ordre des contextes, des horizons d’interprétation souvent prévisibles; il y a l’énoncé (ici ce que vous nommez l’empreinte) et l’énonciation (versant pragmatique -contexte(s) enquête(s)- à propos de … ). Je privilégie également les théories de la réception et des modalités de cette (ces) réception(s).

  3. Il n’y a pas à proprement parler d’énoncé en photographie. Pour ce qui est de l’empreinte ou de la trace, on peut la caractériser par la même relation qui permet de définir réciproquement le couple donnée/information: une donnée est un matériel qui attend qu’on lui donne un sens pour devenir une information; une information n’existe pas en dehors de l’interprétation qui lui donne sens. Une empreinte comme signe d’un animal et de la direction que celui-ci a prise n’existe que pour le regard expert du chasseur. En dehors du sens que lui confère cette investigation, il ne s’agit que d’un accident, qui passera inaperçu ou qui ne sera pas interprété correctement par le promeneur non formé.

  4. L’image photographique, comme toute autre image, ou texte… peut être considérée comme un énoncé.
    Mais ça prend quelqu’un, en effet, pour la considérer ainsi.
    « une information n’existe pas en dehors de l’interprétation qui lui donne sens » : tout à fait d’accord, il ne s’agit avant cela que du bruit (vous dites « accident ») !
    L’autre question, le sens, la signification , l’interprétation, vrai ou faux ? Correct ou non ?
    Je penche pour ma part vers les théories qui nous parlent d’épreuve de la réalité (sciences cognitives) ou encore qui privilégient les approches consensuelles (certaines sémiotiques), en attendant d’autres significations possibles.
    Ce serait bien de pouvoir discuter de vive voix un de ces jours …

  5. Ouch..! C’était la séquence théorique, à présent un bon Aqua-Selzer et un petit détour par Paris-Match pour se requinquer.
    Blague à part, connaissez-vous cette anecdote sur les habitants de Nlle Guinée : « l’explorateur », voulant les étonner avec sa magie, leur a présenté leurs portraits photographiques. Aucune réaction, ils ne voyaient rien sur les images, rien d’autre que de vagues taches, abstraites…+1 pour Ginzburg donc.

  6. Que dire de l’opération de recontextualisation avec l’usage des systèmes d’analyses automatiques de comportements qui fonctionnent sur le développement d’algorithmes (le projet ADABTS par exemple)?

  7. A noter que dans le cas de Boston, on est en pure recherche manuelle, et que les logiciels de reconnaissance faciale n’ont pas fonctionné (c’est le témoignage d’un proche qui a permis d’identifier les auteurs de l’attentat, alors que Tamerlan Tsarnaev figurait dans les fichiers du FBI). Tout ne fonctionne donc pas toujours comme dans Les Experts

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