L'héroïsme est une image

Sponsorisée par une marque de boisson énergisante, la mise en scène du saut stratosphérique de Felix Baumgartner a été soigneusement préparée. Quoiqu’elle substitue à l’iconographie séculaire d’envols victorieux de fusées arrachées à l’attraction terrestre l’image inverse d’une vulgaire chute vers le sol, celle-ci a été travaillée pour évoquer l’imaginaire encore vivace de la conquête spatiale, à travers diverses citations visuelles – salle de contrôle, scaphandre, images bleutées de la Terre, etc… En dépit de toute vraisemblance, le consensus médiatique s’est donc accordé pour présenter ce saut en parachute comme un exploit s’inscrivant dans la lignée de l’aventure spatiale.

Pour ceux qui avaient eu la curiosité de consulter la bande annonce préparatoire, mixte de chorégraphie de synthèse particulièrement élaborée et de plans de coupe sur le visage pénétré du parachutiste, le streaming live de l’événement s’est avéré plutôt décevant. Après une longue ascension, le saut proprement dit s’est résumé à un point blanc vacillant sur un écran gris, avant des images parfaitement banales de l’arrivée eu sol.

La comparaison des deux séquences, la simulation prévisionnelle et le véritable enregistrement (complété depuis par d’autres images réalisées pendant le saut, mais qui n’avaient pas été diffusées en direct), permet de comprendre que le sentiment d’héroïsme est le résultat d’une construction narrative et d’une accumulation de petits détails, qui vont des reflets sur le casque à l’illustration sonore passant par le choix de posture.

Dans la simulation (ci-dessus), le moment fatidique de la sortie de la capsule s’effectue de manière fluide et calme. Quelques gracieux mouvements de caméra encerclent le vertigineux surplomb. Les rayons dorés du soleil nimbent la scène. L’image de la Terre se reflète dans le casque du surhomme. Sa main ferme lâche la rampe sans trembler. L’ange lève les bras pour prendre son envol, et se jette dans l’espace comme un plongeur olympique.

Le réel est moins beau, moins net. Dans le streaming, la sortie de l’aéronef paraît hésitante et mal assurée (voir ci-dessus). Le paysage est plus cotonneux. Au lieu de regarder droit devant lui, comme un fier capitaine de vaisseau, Baumgartner baisse les yeux vers la Terre en essayant de maintenir ses appuis. Nous voyons par au-dessus le bref salut qu’il esquisse, avant de se laisser tomber comme une pierre.

Caillou ou oiseau: il faut beaucoup de métier et le soutien du récit pour faire passer d’une image à l’autre. La collection des écarts entre les deux versions du saut de Baumgartner, l’une imaginaire, l’autre réelle, permet d’observer avec précision le travail de la fiction.

24 réflexions au sujet de « L'héroïsme est une image »

  1. La version lego, comme il y a quelques années les version « suédées », offre un surlignement de tous ces efforts de mise en scène, comme si la version imaginaire et la réelle se superposaient.

  2. « Décevant » ? Et à quoi vous vous attendiez exactement, à une descente hollywoodienne sous fond de feux d’artifice ? Ce que la comparaison nous montre, c’est un accomplissement à l’échelle humaine réelle hors de la fiction. Alors oui, c’est long, soporifique, mais on a un type qui a sauté dans le vide depuis l’espace et traversé le mur du son pendant sa descente. La mise en scène importe peu, seuls les faits comptent. A ce titre là le premier pas de l’homme sur la lune était un divertissement bien pauvre, et pour cause, ce n’est pas le but.

    Les salles de contrôles, les scaphandres, ne sont pas une invention fictive, des gens travaillent quotidiennement tout autour, malgré le fait qu’on n’en aperçoive que la partie émergée de l’iceberg lors de décollages et autres transmissions en live. Ce n’est pas l’image fictive qui impressionne, mais ce que de nombreuses personnes ont mis du temps à préparer, pas besoin d’artifices pour avoir des sueurs froides en voyant le point blanc qu’est le parachutiste tournoyer pendant sa chute et de rétablir de justesse. A une autre échelle l’envol d’une fusée dépasse l’iconographie de la science triomphante, il s’agit avant tout du fait de s’arracher à la gravité terrestre, ce qui ne s’est pas fait sans mal et demande des mois de préparation en amont. A privilégier le symbole, on en oublie d’être pragmatique. Le réel est moins beau, moins net. Le réel est vulgaire, comme vous l’écrivez. Et heureusement, sinon il n’y aura pas d’accomplissement humain.

  3. « le travail de la fiction »…
    Eh bien, avec beaucoup de clichés, de boursouflures visuelles et sonores stéréotypées (on nous vend le bidule à chaque plan). Alors que pour un visualiste la question devenait « comment ils vont filmer la chute ? »
    Certes, on peut ne pas percevoir que l’image de cette trace blanche vacillante prise dans l’épaisseur de l’atmosphère était ce qu’il y avait de beau dans la retransmission. En effet à l’opposé du pompiérisme fictionnel : comment faire en sorte que les images ne nous fasse plus rien…;)

  4. Le coup de génie de Red Bull reste d’avoir fait passer un exploit sportif tout à fait hors-nomes pour un évènement scientifique majeur, et le faire percevoir comme un pas de plus pour l’Humanité (référence au « Petit pas » qui mérite largement d’être raillée).

    Disons que le coup était bien tenté, mais a été peu réussi.

    Ce qui est étonnant c’est que, pour une marque largement présente sur les circuits de F1, la technologie était là pour rendre le saut plus spectaculaire qu’il ne l’est vraiment (bien vu le rapprochement de la fusée et de la pierre, d’ailleurs). Or, comme le spectacle était à ce jour inédit et restera unique sans doute longtemps encore [une pensée pour les astronautes de Columbia, partis sans parachute, eux..] les seules images pouvant servir de modèle au réalisateur étaient finalement celles des compétitions de parachutes .. où l’un des compétiteurs est lui-même caméraman bien souvent.

    Sans le direct d’un caméra ventrale ou fixée sur le casque (type Gopro), et a fortiori sans co-équipier à ses cotés, le saut de Baumgartner perdait beaucoup de son intérêt à être regardé. Toutefois, même après la diffusion des ces images là, sa sortie presque maladroite de sa cabine, devient le moment le plus touchant de l’évènement. Tant les cinq minutes suivantes, quasi hors champ de toute caméra allaient re-plonger cet homme dans sa solitude toute personnelle et singulière. Plaisir extrême donc, et dont même la science était alors sans doute exclue.

    Un exploit sportf…

  5. ps : / les seules images pouvant servir de modèle au réalisateur étaient finalement celles des compétitions de parachutes ..

    je visais là l’absence d’images de la chute elle-même. Tout le reste emprunte évidement et largement à la conquête spatiale.

  6. Il faut compléter les références citées ci-dessus par la version finale de la vidéo montée de l’exploit, publiée aujourd’hui en exclusivité sur le site RedBull:
    http://www.redbull.com/cs/Satellite/en_INT/Video/Exclusive–What-Felix-Saw-Red-Bull-Stratos-Live-021243270932859

    En gommant habilement les petits accrocs ou les ennuyeuses longueurs, ce film rejoint largement la vision projective initiale. De la fiction programmatique à l’héroïsation dramatique, il n’y a finalement qu’un (petit) pas (pour l’homme, etc…), celui de la normalisation d’un réel importun…

    @L.S « Décevant »: Je ne me prononce pas dans l’absolu, mais uniquement par rapport à tous les éléments d’information disponibles, dont la bande-annonce citée, qui conviaient à un spectacle exceptionnel et très organisé (site dédié, communication sur le nombre de caméras, streaming live, etc…). Personnellement, je ne sais pas trop à quoi je me serais attendu en l’absence de ce travail de communication préalable (peut-être à pas grand chose), mais il est de fait que celui-ci visait à élever l’événement au rang de produit culturel de première importance.

    Le problème n’est pas si différent pour les fusées: il faudrait être naïf pour ne pas s’apercevoir que l’histoire de ces prouesses relève tout autant de l’événementialité technique que de l’investissement mythologique (voir: « La Lune est pour demain. La promesse des images« ).

    « Le réel est moins beau, moins net »: L’absence de « netteté » du réel n’est évidemment un problème que pour celui qui veut produire un spectacle à partir de l’événement (RedBull aurait investi pas moins de 50 millions de dollars dans l’affaire). C’est aussi un vieux problème du récit de l’information: l’effort médiatique vise de façon générale à produire une image plus distincte, nettoyée de ses scories, épurée et qualifiée.

    @Pierre: « l’image de cette trace blanche vacillante prise dans l’épaisseur de l’atmosphère était ce qu’il y avait de beau dans la retransmission ». On dirait que RedBull ne pense pas comme vous, car l’essentiel de cette (longue) séquence a été effacé dans les versions montées (à part le bref moment du tournoiement, épisode évidemment dramatique et donc bienvenu…).

    @Dominique Gauthey: « Le coup de génie de RedBull reste d’avoir fait passer un exploit sportif tout à fait hors-nomes pour un évènement scientifique majeur » C’est tout à fait ça. Il y a d’ailleurs eu un ajustement progressif du récit médiatique, au fur et à mesure que s’installait l’idée qu’il pouvait être relié au référent « spatial », permettant de ranger Baumgartner dans la généalogie grandiose des aventuriers de la science…

  7. Ce qui est le plus fascinant dans ces images, c’est leur coût. J’ai oublié le nombre de millions d’euros qu’avait coûté la vidéo d’1’25 » visible sur le site de Red Bull, mais je pense que c’est une première.

    La publicité autrefois n’hésitait pas à marier exploits, grand spectacle et gros budgets http://www.youtube.com/watch?v=4QOB1uBboSQ

    mais le produit était au coeur de l’image, et des campagnes importantes étaient susceptibles d’amortir le coût initial du film publicitaire.

    On n’est pas non plus dans la logique du sponsoring qui transforme une voiture ou un bateau en affiche publicitaire. Moultes images sont réalisées à l’occasion de nombreux évènements prosécogéniques. L’investissement initial est très lourd, mais en temps d’antenne et en publications dans la presse, c’est de la communication sans achat d’espace qui peut devenir très rentable sur le moyen ou le long terme.

    Là même si c’est un superbe opération de marketing en termes d’audience, c’est du one shot. La médiatisation de l’opération a été très bien réussie, mais maintenant c’est fini. On va voir si Red Bull arrive à créer des produits dérivés pour exploiter le succès initial, mais ça ne me semble pas facile.

    Alors peut-être faudrait-il rapprocher cette approche marketing de la sortie des grosses productions hollywoodiennes qui vont saturer les écrans lors de leur sortie, mais rester très peu de temps à l’affiche?

  8. la sortie de la cabine était touchante, le tournoiement du corps dramatique. Vrai !

    mais ils n’ont pas été jusqu’à insérer les images de la maman inquiète.. Ce sera peut-être pour la version longue. 😉

  9. Merci pour cette belle comparaison. Juste une petite remarque au passage, il y a quand même la musique spectaculaire, au ton presque militaire dans le CGI, alors que dans le streaming on entend sa respiration assez forte.

    Trouvaille du web d’aujourd’hui: les parodies du saut de Baumgartner vidéos et mèmes
    http://www.huffingtonpost.fr/2012/10/17/chute-libre-record-felix-baumgartner-le-plus-court-du-monde_n_1972772.html?utm_hp_ref=france#slide=more256804

  10. Ce qui m’a semblé le plus proche du « récit de la conquête spatiale » dans lequel ce saut spectaculaire cherchait à se glisser c’était le cérémonial de « la phrase « historique » lancée par Felix Baumgartner avant de plonger : « parfois il faut monter très haut pour comprendre à quel point on est petit ».
    Ça m’a laissé un drôle de sentiment en direct : entre la dernière phrase accordée au condamné à mort et « le petit pas pour l’homme » de Neil Armstrong ; probablement ce qu’il y avait de plus scénarisé ?

  11. la vraie question même si c’est de l’héroisme, quelle est l’ utilité de ce saut? Je souhaiterais monter « cu-nu » l’Everest parce que personne ne l’a fait, me voilà ensuite l’héros du jour, ainsi mon nom sera gravé dans le guiness. Sans oublier la médiatisation et mes sponsors qui travaillent si bien.
    Imaginez que l’australien loupe son coup, surtout pendant le phénomème aérodynamique du mur du son, la vidéo de démonstration et cet article ne tiennent plus. C’est pourquoi je ne suis pas vraiment d’accord.

  12. Merci André pour ce billet. J’ajoute que le spot de Redbull s’attarde longuement, un peu plus loin, sur ce que le film de l’événement réel ne peut montrer : le véritable cœur de l’exploit, le franchissement du mur du son (2’38-2’47).

    Et le spot de se montrer un peu paradoxal, à mon sens :
    l’atteinte d’une haute vitesse symbolique est marquée par un ralentissement, histoire de bien marquer le coup, ce qu’on peut certes comprendre 
    mais s’ajoute à cela le fait que le franchissement du mur ressemble à l’entrée en contact de Baumgartner avec une sorte de toile d’araignée céleste.

    La combinaison de ces deux choix forme un tout plutôt morbide, qui m’évoque un piège. Bien sûr, le sportif parvient à se débarrasser du mur-toile et à poursuivre sa chute. Mais cette représentation nécessairement fictive, dont je comprends le ressort dramatisant, m’a néanmoins semblé un peu surprenante. Si l’héroïsme est une image, l’image de l’acte héroïque est peut-être celle qui est la plus en décalage avec la réalité : l’invisible rendu visible, ainsi que la haute vitesse représentée au ralenti et assimilée à un piège fatal.

    Juste un détail, pour finir : j’ai été intéressé par le lien entre l’événement sportif et « l’âme » de la marque sponsor établie de façon ténue et visuelle dans le spot de Redbull, vers 2’24 : la caméra tournoie autour du héros, puis intervient ce gros plan sur le taureau fonceur vers un cercle, dessiné sur le casque, qui annonce le saut imminent de F. Baumgartner vers la terre. Avec ce petit plan travaillé et bien placé, on comprend tout 😉

  13. En somme il s’agit d’un exemple cinglant de la différence entre la réalité d’un produit et sa publicité. Il y a toujours un saut, si j’ose dire. On a aussi pu constater que la courbure terrestre est malicieusement accentuée par l’objectif de prises de vues (plus tard peut-être même en post-prod) ; de manière à ce que le spectateur – ce pauvre terrien qui voit rien ! – aie l’impression que l’événement se déroule non pas à 36 kilomètres du sol (une bagatelle), mais à 360 voire 3600 km… et pourquoi pas même à 36’000 kilomètres, comme j’ai pu l’entendre dire par des gens qui confondaient mètres et kilomètres… C’est très malin. Que ne fait-on pour gonfler un exploit, et attirer le chaland – exploit qui en reste un, entendons-nous bien.

    Par ailleurs, le live a montré, sur le tachymètre dont on pouvait suivre l’évolution, une vitesse de pointe de… 1007…allez… 1023… allez ! plus viiite !… moins de 1200km/h lors du saut ! (Ah zut !!!). Juste un peu moins que la vitesse du son, donc. Mais, comme à cette altitude la vitesse du son est inférieure, nous explique-t-on plus tard, le mur a bien été franchi. (Ouf.)
    On peut imaginer ceci, rien ne nous l’interdit : Pour éviter que des fâcheux n’accrochent sur ce détail thermique et que des discussions ternissent un peu les choses, la com’ Red Bull a décidé de porter la vitesse max du chuteur à plus de 1300 km/h (1340,1 km/h exactement, ça fait plus réaliste avec la virgule 😉 Comme ça pas de blème, température ou pas, le son est franchi quelle que soit la hauteur de mesure. Et les caquets sont ainsi rabattus.

    C’est aussi très malin 🙂

  14. Commentaire du cinéaste suisse Jacob Berger sur FB en regard du lien sur la version Lego (référencée CV) : « J’adore j’adore j’adore la version Lego! ». Comme quoi, CV traverse les frontières même suisses…
    Merci CV, merci @jean_no et AG: la semaine fut rude…

  15. Merci à tous pour vos commentaires!

    @Fatima: oui, la différence des bandes sonores est bien sûr frappante! Plutôt que l’accompagnement grandiloquent de la BA, on retrouve sur le streaming le bruit du halètement qui n’est pas sans rappeler celui de 2001

    @tijeromebosch, @Erwan: Bien vu!

    @NLR: « il s’agit d’un exemple cinglant de la différence entre la réalité d’un produit et sa publicité ». Pas tout à fait. Il s’agit plutôt de la contamination d’un événement par son environnement imaginaire. Rien que de très banal, certes…

  16. @André G. Ne pensez-vous pas que cette « contamination » (oui, je veux bien) a été délibérément retravaillée, éxagérée dans un but publicitaire ?

  17. Un internaute a illustré le saut par la phrase suivante « Why the fuck wouldn’t you show helmet cam footage from a skydive from the edge of space? ». Excellente question que peu ont posé. Difficile en effet de comprendre pourquoi il n’a été décidé de ne transmettre que le son. Difficile d’imaginer qu’il y avait une impossibilité technique ou budgétaire à transmettre l’image live (on voit qu’il y avait une caméra embarquée dans le film récap).
    Une idée ?

  18. @NLR: Oui, tout à fait, on ne peut pas vraiment séparer l’un de l’autre…

    @Bruno: Bonne question! Je n’ai pas la réponse, mais ce qu’on peut constater, c’est que les choix techniques pour les caméras du direct (visibles ci-dessus dans les photogrammes de la bande-annonce) sont plutôt du standard HDTV que de la webcam. Obtenir la même qualité d’image et de retransmission aurait vraisemblablement supposé un équipement beaucoup trop lourd pour la version casque.

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