Photos de vacances

« J’allais chercher des images; voilà tout. » Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, 1811.

J’ai eu la chance d’être invité cet été à participer à un séminaire à Rio de Janeiro [1]Séminaire « Fotografia e experiência: os desafios da imagem na contemporaneidade« , organisé par l’Ecole de communication de l’université fédérale de Rio de Janeiro, … Continue reading. Ma première rencontre avec l’Amérique latine, et l’occasion de remettre au menu l’interrogation de la photographie touristique.

Appropriation de la visibilité

Dès Roissy, le hasard me confronte à une manifestation de la réflexivité médiatique que j’avais décrite à propos du dernier festival de Cannes. Attendant sagement l’heure de l’embarquement, je remarque la formation d’un essaim bourdonnant au milieu de l’allée (voir ci-dessous, cliquer pour agrandir). Alors que le groupe est encore peu nombreux et sa motivation mystérieuse, la présence d’un photographe doté de l’équipement typique du professionnel – un reflex à la main, un autre en bandoulière –, puis d’un caméraman muni d’un modèle d’épaule fournissent les premières indications d’une prosécogénie élevée. Alertés par cet affairement (et peut-être inquiets d’un possible retard), mes voisins et moi-même scrutons le groupe qui s’agrandit, convaincus qu’il témoigne de l’arrivée imminente d’une personnalité.

Mais la particularité d’un essaim attentionnel est que sa formation contrecarre inévitablement la visibilité dont il est le théâtre, augmentant par paliers la puissance centrifuge issue de cette contradiction. Au fur et à mesure de l’accroissement de sa densité, il devient de plus en plus difficile de distinguer le sujet qui en est l’origine – sauf à céder à l’attraction générée par le vortex. A plus forte raison quand on ignore tout de l’actualité sportive, ce qui est mon cas – car il s’agissait de rien moins que de l’équipe olympique brésilienne, chargée de rapporter, par le même vol que le mien, le drapeau des Jeux de Londres à Rio, lieu de la prochaine olympiade.

L’observation en direct de ce phénomène me permet de compléter sa description: j’avais omis de noter que la mobilisation visible des professionnels entraîne un attroupement corollaire constitué par les témoins présents, qui s’agglutinent à leur tour et reproduisent – quoiqu’avec un matériel moins sophistiqué – l’activité d’enregistrement qui matérialise le pic attentionnel.

Le modèle classique de la contagion, typique de l’analyse des phénomènes de masse, ne fonctionne qu’à condition de ne pas faire le détail. Vu de près, la réalisation d’une image reste un objectif strictement individuel. De nouvelles figures apparaissent, comme le portrait aux côtés de la vedette ou l’envoi instantané de la photo sur son réseau social. Avec un peu de chance, celui-ci sera averti plus rapidement par ce biais que par les circuits traditionnels.

Je remarque une jeune femme munie d’une caméra, un peu à l’écart, visiblement chargée de filmer la foule en plan large. La figure de l’essaim attentionnel augmenté de ses outils visuels a bien été identifiée comme un signe de valorisation de l’événement et fait l’objet d’un traitement réflexif dûment préparé.

Le désir de la relique

Le lendemain de mon arrivée, encore sous le coup du décalage horaire, je sors de l’hôtel pour une promenade matinale. Grâce à la prévenance des organisateurs, je bénéficie d’un hébergement à proximité immédiate de Copacabana, «l’une des plages les plus célèbres de la planète» (dixit Wikipedia). La première confrontation avec la beauté de Rio est violente. Comme Chateaubriand faisant l’inventaire de ses références livresque au passage de Corfou [2] Cf. Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811), Paris, Garnier/Flammarion, 1968, p. 59-62., mon imagination réagit en faisant tourner à vive allure mon stock d’images et de sons, où L’Homme de Rio se mélange aux choeurs de Barry Manilow (ma culture latino est encore à parfaire…). Assailli d’impressions, je suis sonné.

Marcher (sur les vagues dansantes de Roberto Burle Marx) est une première manière d’absorber le choc, d’entrer doucement dans l’image. Photographier est le deuxième réflexe d’appropriation du paysage.

Touriste imprévoyant, je suis sorti sans mon appareil photo. Je n’ai sur moi que mon iPhone à objectif grand angle, un outil apparemment idéal pour transmettre en direct la courbure de la plage à mes contacts Facebook. Mais mon abonnement ne me permet pas d’utiliser les ressources web à l’étranger, et mon émotion est trop forte pour me laisser le loisir de composer un angle de vue susceptible de traduire ce que je vois. Marchant droit devant moi sur la plage, je shoote un coup à gauche, un coup à droite, et m’aperçois que ma position centrale ne restitue pas grand chose de l’ampleur du décor (voir ci-dessous).

Rien de grave. D’un point de vue photographique, il suffirait de remonter d’un kilomètre le long de la promenade pour obtenir une meilleure perspective. Mais mon problème n’est pas photographique, il est existentiel. Mon désir n’est pas de produire une bonne photo de Copacabana, il est d’enregistrer ce moment où j’ai foulé pour la première fois la plage de Rio. Il n’est pas question de revenir plus tard avec un meilleur appareil ou de rejoindre un autre point de vue: ce que je veux n’est pas une image, mais un souvenir – une relique.

Arrivant à l’eau, je baisse les yeux. Et je comprends que la solution à mon problème est à mes pieds. Reproduisant le modèle largement popularisé sur les réseaux sociaux, je capte la synthèse idéale de mon inscription dans le paysage: une vague qui chatouille mes orteils, sur le sable de Copacabana. Une performance qui sera évidemment transmise sur mon compte Facebook, augmentée de sa localisation, dès mon retour à l’hôtel (voir ci-dessous).

La photo de pieds m’éclaire rétrospectivement sur les autres images réalisées ce matin-là. Destinés à être partagés avec ma famille ou mes amis, tous ces clichés visaient non pas à montrer Rio, site déjà immortalisé des millions de fois, mais à transmettre un symbole de ma présence. Du Jourdain, Chateaubriand rapporte une bouteille d’eau et quelques roseaux. Comme un magnet ou un T-shirt acheté sur place, la photo fonctionne comme une preuve et une relique, un petit morceau d’ailleurs authentique, qui atteste que j’ai été là-bas et me permet d’en retrouver et d’en partager le souvenir.

L’autophoto, témoignage de présence

Rendu attentif à cette dimension performative, je profite de mon séjour pour en observer les effets. Lors de mon ascension du mont du Pain de Sucre qui domine la ville, je constate qu’une bonne partie des images réalisées par les touristes consiste à inscrire de diverses façons leur présence dans le décor. Que la prise de vue soit effectuée par l’un des membres d’un groupe pour permettre aux autres de se placer sur fond de paysage, qu’elle se fasse l’appareil retourné ou grâce au concours d’un tiers, il s’agit toujours de produire un autoportrait en situation (voir ci-dessous).

Cette pratique a été identifiée et commentée par Bourdieu dans Un art moyen: «Les paysages et les monuments apparaissent dans les photographies de vacances, au titre de décor ou de signe; c’est que la photographie populaire entend consacrer la rencontre unique (quoiqu’elle puisse être vécue par mille autres dans des circonstances identiques entre une personne et un lieu consacré, entre un moment exceptionnel de l’existence et un lieu exceptionnel par son haut rendement symbolique [3] Pierre Bourdieu (dir.), Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Minuit, 1965, p. 60.

Niant la valeur esthétique de l’environnement choisi pour son «rendement symbolique», Bourdieu décrit l’autophoto touristique comme un exercice de «solennisation réciproque des personnages et du décor». C’est à partir de là qu’il conclut que les images privées «restent dominées dans leur intention et leur esthétique par des fonctions extrinsèques», débouchant sur la définition du fameux «goût barbare», qui deviendra, cette fois de manière positive, un élément-clé de la reconfiguration du rapport à l’art dans La Distinction («Tout se passe comme si l' »esthétique populaire » était fondée sur l’affirmation de la continuité de l’art et de la vie, qui implique la subordination de la forme à la fonction ou, si l’on veut, sur le refus du refus qui est au principe même de l’esthétique savante, c’est à dire la coupure tranchée entre les dispositions ordinaires et la disposition proprement esthétique [4]Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979, p. 33.»).

Il est en réalité trop rapide de délier tourisme et esthétique. Comme l’explique Marc Boyer, l’émergence du tourisme au 18e siècle, sous la forme codifiée d’une entreprise pédagogique destinée à former les jeunes aristocrates anglais par le voyage à Rome (ou en France méridionale), le définit fondamentalement comme une expérience culturelle et esthétique [5] Cf. Marc Boyer, Histoire de l’invention du tourisme, 16e-19e s., La Tour d’Aigues, éd. de l’Aube, 2000.. La construction en 1912 du téléphérique du Pain de Sucre fournit un exemple évident de l’opération de sélection qui préside au commerce du voyage. Comme la plupart des hauts lieux du tourisme, se rendre sur le Pain de Sucre n’a qu’une finalité: se délecter d’un panorama à couper le souffle, soigneusement choisi pour sa prosécogénie, qui justifie largement les 50 réals déboursés.

Compter pour rien l’expérience du tourisme, ou la réduire à un plaisir dévalué au prétexte qu’il est partagé par des milliers d’individus, conduit logiquement la plupart des auteurs à négliger la signification de l’opération photographique [6] Cf. Marc Augé, L’Impossible Voyage. Le tourisme et ses images, Paris, Rivages, 1997, p. 25-26.. Outil essentiel de l’appropriation des sites, comme le souligne Catherine Bertho-Lavenir [7] Cf. Catherine Bertho-Lavenir, La Roue et le Stylo. Comment nous sommes devenus touristes, Paris, Odile Jacob, 1999, p. 263., celle-ci a pourtant beaucoup à dire sur la gestion de l’expérience sensible – esthétique au sens premier – qui fonde le tourisme, et qui est largement entretenue par les industries culturelles [8]«Places are chosen to be gazed upon because there is anticipation, especially through daydreaming and fantasy, of intense pleasures, either on a different scale or involving different senses from … Continue reading.

La photo ne sert pas qu’à faire des images. Ses usages privés peuvent avoir de nombreuses autres fins – sociales, testimoniales, conversationnelles, amoureuses… – auxquelles l’information visuelle est subordonnée. La photographie touristique est l’un des exemples les plus flagrants des malentendus occasionnés par une approche exclusivement esthétique de l’image. Se sera-t-on assez moqué du car de touristes arrêté devant la tour Eiffel, pour leur permettre de copier à des dizaines d’exemplaires le même point de vue, qui existe déjà en cartes postales? C’est le même raisonnement qui conduit le musée d’Orsay à refuser aux visiteurs de réaliser eux-mêmes leurs photos, puisque des reproductions bien meilleures des œuvres sont disponibles sous diverses formes éditoriales.

Le contresens est complet. L’utilité première de la photo touristique est de constituer un témoignage de présence, ce qu’elle produit à partir de deux critères: l’autoproduction (qui peut inclure le concours d’un tiers) sur place. Comme le notent justement Michael Haldrup et Jonas Larsen, l’opération photographique relève dans ce contexte de la performance au sens de Goffman, et constitue pour cette raison une fin en soi [9] Cf. Michael Haldrup, Jonas Larsen, Tourism, Performance and the Everyday. Consuming the Orient, Londres, Routledge, 2010, p. 126.. On peut ranger toute opération photographique réalisée dans le cadre du tourisme, y compris la vue de paysage, dans la catégorie de l’autophoto, ou autoportrait à valeur présentielle.

Mes lecteurs les plus attentifs se souviendront que je dénie à la photographie toute valeur de trace réelle d’un phénomène. Comment concilier ce point de vue avec l’interprétation de la photo touristique comme preuve? Il s’agit en réalité d’une opération symbolique, où ma présence en un lieu s’associe à la production d’une image, dans une combinaison équivalente au souvenir dont l’achat sur place lui confère une même performativité magique.

Il n’y a pas contradiction entre dimension visuelle et valeur de témoignage. L’opération photographique permet de gérer de manière simple et efficace l’expérience sensible du tourisme, expérience culturelle autant qu’esthétique, qui mêle au plaisir de la découverte celui de la reconnaissance et où la visibilité occupe la première place. C’est pourquoi la photo est devenue, plus qu’un attribut, un instrument irremplaçable qui contribue à la fois à construire cette expérience et à en entretenir le désir.

Avec tous mes remerciements à Teresa Bastos (UFRJ/Eco) pour son invitation et son amical concours.

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Notes

Notes
1 Séminaire « Fotografia e experiência: os desafios da imagem na contemporaneidade« , organisé par l’Ecole de communication de l’université fédérale de Rio de Janeiro, 14-16/08/2012.
2 Cf. Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811), Paris, Garnier/Flammarion, 1968, p. 59-62.
3 Pierre Bourdieu (dir.), Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Minuit, 1965, p. 60.
4 Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979, p. 33.
5 Cf. Marc Boyer, Histoire de l’invention du tourisme, 16e-19e s., La Tour d’Aigues, éd. de l’Aube, 2000.
6 Cf. Marc Augé, L’Impossible Voyage. Le tourisme et ses images, Paris, Rivages, 1997, p. 25-26.
7 Cf. Catherine Bertho-Lavenir, La Roue et le Stylo. Comment nous sommes devenus touristes, Paris, Odile Jacob, 1999, p. 263.
8 «Places are chosen to be gazed upon because there is anticipation, especially through daydreaming and fantasy, of intense pleasures, either on a different scale or involving different senses from those customarily encountered. Such anticipation is constructed and sustained through a variety of non-tourist practices, such as film, TV, literature, magazines, records and videos, which construct and reinforce that gaze», John Urry, The Tourist Gaze (2nd éd.), Los Angeles, Sage, 2002, p. 3.
9 Cf. Michael Haldrup, Jonas Larsen, Tourism, Performance and the Everyday. Consuming the Orient, Londres, Routledge, 2010, p. 126.

8 réflexions au sujet de « Photos de vacances »

  1. Oublier son appareil photo (mais pas le smartphone !) est en effet comme un manque : la possibilité du souvenir lui-même en semble obérée (ou obturée). Il faudrait alors se rabattre sur les cartes postales, mais comment y figurer de temps à autre ?

    L’inscription de soi-même devant le paysage ou le bâtiment (votre photo de la pin-up dans le visage de laquelle on peut mettre sa tête, si l’on est une femme, je présume…) est effectivement la preuve du « j’y étais » – comme certain homme politique devant le mur de Berlin, même si la date est fausse !

    Les photos devant la tour Eiffel ou celle de Pise, que l’on soutient d’un doigt, donnent de l’humanité au décor qui, sans cela, serait la énième photo « touristique » qui peut être trouvée dans la cahutte du marchand de souvenirs sur place, voire sur Google.

    Mais il est toujours intéressant d’avoir son propre point de vue (son angle de prise de vues) qui, lui-même, signe une présence cachée derrière le cliché et aura cette valeur unique et non assimilable à la carte postale.

    Vos pieds dans l’eau sont à Copacabana et non ailleurs : la date de la prise de vue en sera un indice irréfutable, et on ne pourra les confondre avec une photo prise à Palavas-les-flots.

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