Les mauvaises manières de La Barbe

Tempête dans un verre d’eau pour La Barbe, association féministe adepte de la manipulation médiatique. Suite à une prestation pas très réussie au Petit Journal de Canal plus du 9 décembre, la toile francophone a bruissé d’une réprobation largement partagée dénonçant « l’amateurisme » de Céline et d’Amélie, y compris de la part de féministes. « C’est très gênant. Je crois bien que je n’avais jamais autant été mal à l’aise devant ma télé de toute ma vie », écrit notamment  Madmoizelle.

Jean-no, qui fait une critique lucide du conformisme de la vision yannbarthésienne du monde médiatique, n’en exprime pas moins lui aussi sa gêne et son malaise de spectateur. N’ayant pas vu la séquence au moment de sa diffusion, j’ai pris connaissance à froid de cet épisode, sans partager le ressenti de la plupart des intervenants placés par le (faux) direct dans une situation d’empathie avec les participants de l’émission. Certes, on ne peut pas qualifier de brillante la prestation de Céline et d’Amélie, mais on pourrait regretter aussi bien les questions maladroites du petit journaliste que les réponses qu’elles suscitent, et au total, l’impression de « naufrage » paraît très exagérée.

Qu’elle ait pu être aussi largement ressentie témoigne de l’ampleur de la soumission au dispositif qu’entretient le talk-show (voir également la discussion à propos du Jeu de la Mort, France Télévisions, 2010). Comme l’a bien montré Goffman, les formes conversationnelles imposent le respect d’une série de règles de bienséance implicites, encore accentuées par leur ritualisation médiatique. De la même manière que la participation à un repas de famille place chacun des convives dans une relation forcée de connivence avec l’hôte, le spectateur de l’altercation ressent comme autant de manquements aux bonnes manières les défausses de Céline et d’Amélie. Il aurait pourtant été surprenant, de la part d’activistes dont la marque de fabrique est justement la perturbation du cérémonial, de « jouer le jeu » imposé par l’émission.

De cet épisode, on retiendra la place toujours prépondérante dans les débats publics du média télévisé, mais aussi la prise en compte désormais acquise du web et des réseaux sociaux comme lieu de la discussion collective. Sa conclusion principale reste une leçon éminemment bourdieusienne. Refuser de se plier à la norme médiatique fait partie des mauvaises manières de l’association – qu’elle soit remerciée pour nous rappeler que «l’autocensure participe de manière puissante à l’entretien de la domination».

14 réflexions au sujet de « Les mauvaises manières de La Barbe »

  1. Je ne l’ai pas vu en direct non plus mais presque puisque j’ai visionné le passage peu après sa diffusion, en sachant qu’il y avait quelque chose à voir mais sans savoir ce que j’allais voir avec précision. Et j’ai bien ressenti le malaise ressenti par d’autres, mais sans en vouloir aux invitées car ça m’a surtout fait remémorer mes pires passages en télé et en radio 🙂

    Un point qui entre en ligne de compte à mon avis est la sympathie que suscite Yann Barthès. Je pense qu’un présentateur moins apprécié (plus controversé disons), comme Dechavanne, Delarue ou Fogiel à leurs époques d’omniprésence respectives, n’aurait pas réussi à avoir tout le monde de son côté à ce point, alors même que, comme tu le dis, son intervention n’a pas été beaucoup plus réussie que celle de ses interlocutrices.

  2. Yann Barthès a incontestablement un fort capital sympathie – que cette séquence a d’ailleurs probablement entamé, en révélant une sérieuse absence de fond. Ouvrir l’interview en demandant pourquoi ces jolies jeunes filles s’enlaidissent en portant des barbes « si moches » était à la fois d’un rare machisme inconscient (ça se voulait un compliment) et la manifestation de la signature Canal, qui ne s’intéresse qu’aux apparences et aux aspects les plus superficiels. C’est peut-être en raison de son capital sympathie qu’on pouvait s’attendre à un entretien plus favorable aux positions de La Barbe, plutôt qu’à cet échantillon de pauvres petits pièges journalistiques, qui pouvaient légitimement laisser perplexe.

    Cela dit, ce qui m’intéresse dans la réaction à l’émission, c’est que le sentiment de gêne est un sentiment fort et très personnel. Pour le provoquer, il faut que nous ayons intégré parmi nos convictions les plus intimes l’exigence de « professionnalisme » que suppose la participation au bal médiatique. Une leçon à méditer à propos de ce qui n’est qu’un divertissement soi-disant sans importance.

  3. Les applaudissements à tout rompre du public qui accompagnaient les propos de YB ont eu aussi une sacrée place dans ce rouage puisque ça donnait l’impression que tout le monde était d’accord avec ses idées.
    J’imagine que c’est le chauffeur de salle qui leur a indiqué d’applaudir.
    C’est une technique particulièrement efficace pour indiquer aux téléspectateurs le sens dans lequel penser : « regardez, le public soutient les propos de votre animateur préféré, c’est qu’il doit avoir raison, ces filles ont des combats dépassés…

  4. Pour ma part ma réaction a été un grand éclat de rire devant cette amateurisme de l’action de ces deux femmes assez naïves. Comment ne pas savoir, comment imaginer que l’on peut juste aller parler sans manifestement de préparation chez Yann Barthès qui est un des princes de la mise en spectacle de la critique du spectacle? Ce monsieur fait non pas de l’Anti-Debord mais du Debord renversé, il a tourné en show la possibilité de saisir les codes du langage médiatique pour en faire un rendez-vous de connivence, et maitrise très bien son art : quand il accuse les barbes d’être agressives, comment ne pas voir que c’est lui qui est dans l’attaque, qui se tourne en victime (« vous répondez par des questions ») pour s’attirer la sympathie tandis que les deux filles, piégés par son système, en vienne à adopter une ridicule langue de bois si conformiste (« le FN c’est un non-sujet », répété au moins trois fois).
    L’important n’est alors plus de savoir si le discours des Barbes se tient, mais si l’expression de leurs arguments s’inscrit ou non dans l’action revendicatrice. Les exemples antérieurs ne manquent pas pourtant, je pense à Ardisson par exemple qui demandait à certains invités les questions qu’il ne fallait pas poser, pour effectivement les poser bien entendu ensuite de manière presque perverse..; ça a donné le verre d’eau dans la gueule par Jovovich, qui a permis de faire vendre des T-shirt bien amusants, mais à la gloire de l’animateur…
    Bref, pour secouer le jeu il faut être mauvais joueur, être un sale gosse, et elles l’auraient su si elles avaient lu « La Théorie du Trickster » de Medhi Belhaj Kacem : on ne perturbe pas un dispositif si on s’assoit sur le siège de l’invité bien correctement, et leur mise en barbe, solennel, est le seul moment ou quelque chose aurait pu se produire, mais c’était trop tard. En en sachant pas choisir entre l’indignation polie ou l’attaque frontale, elles sont tombées dans un entre-deux au service, encore une fois, de la gloire du système.

  5. Sans chercher à trancher entre les différents courants du féminisme, peut-on, s’il vous plait, arrêter d’écrire que Madmoizelle, un magazine féminin, est un site féministe (voyez par exemple les rubriques en haut de l’écran). Il ne suffit pas qu’elles le disent. A ce compte-là Jules Edouard Leclerc défend les intérêts des classes populaires.

    « Questions maladroites » c’est un euphémisme. J’aimerais bien voir que Yann Barthès demande à un mec du CRAN, par exemple, même pour rire, ce que ça changerait s’il y avait plus de noirs au gouvernement ou pourquoi ils (le CRAN) continuent à se plaindre alors qu’il y a déjà Harry Roselmack. Sans parler de la séquence sur le calendrier Pirelli (voir le communiqué de La Barbe).

    A part l’amateurisme des deux militantes, est-ce qu’on ne peut pas comprendre qu’elles aient eu du mal à sortir de leur sidération et de leur colère face à l’avalanche de questions anti-féministes (on a beau s’y attendre, en tant que féministe…) ?
    Si on lit les réactions majoritaires sur le net, il est clair que l’empathie vis à vis de Céline et Amélie n’explique pas la gêne ressentie par le spectateur (je l’ai ressentie aussi mais je pense que c’est ce qu’on doit attendre – de bien – de l’intervention d’un collectif politique à la télévision – de même qu’on ne s’attend pas à être complètement à l’aise lors d’une rencontre amoureuse ou encore, pour vos disciplines, lors du premier contact avec un terrain « exotique »). La piste privilégiée par André Gunthert me semble bonne : en tant qu’être social, on souffre (une forme d’empathie tout de même, donc) que la norme (médiatique) soit maltraitée, que ça ne fonctionne pas ou mal.

  6. @N°6: Vous pensez que vous réagissez à l' »amateurisme » des deux barbues. Mais vous réagissez en réalité à un effet de réception construit sur la base des préjugés réservés à l’expression militante. Les premières prestations télévisées de Houellebecq étaient largement en-dessous de celles de Céline et d’Amélie du point de vue du « professionnalisme », mais il était acquis dès le départ qu’il s’agissait d’un grand écrivain. Ses hésitations et ses bafouillis ont donc été écoutés at large, avec respect, comme le témoignage du talent et de l’originalité irréductible de cet auteur…

  7. Consterné par le manque de préparation et d’analyse de ces deux inoffensives demoiselles. La télé n’est pas tout à fait un bal musette. Aller en face de YB avec juste « Trop d’hommes c’est mal ^^  » en étendard, c’est s’assurer de se prendre un mur en pleine poire – fût-elle barbue. Ça n’a pas manqué. YB semblait pour le moins surpris de tant de naïveté, jusqu’à en être assez gêné – d’autant plus gêné (pour les demoiselles) lorsque la moindre de ses réparties s’est vue applaudie par les spectateurs.
    Who’s next ?

  8. @André Gunthert. Oui, Houellebecq est assez mauvais en télé, sa diction est à peu près nulle, il parle très lentement, comme « hors temps » ; bref, on comprend à peine ce qu’il dit. Mais quand il dit quelque chose c’est souvent sans appel. Ça cloue. (Un peu comme un « Gainsbarre » d’ailleurs.) Ce qui était loin d’être le cas ici…

  9. @Dominique G. : le plaisir n’est jamais univoque, alors dans la gêne oui, il y a du plaisir… Plaisir pervers du puissant qui humilie le petit, mais aussi l’inverse avec David contre Goliath, un syndrome Erin Brokovich. Mais si les « sales gosses » perturbateurs n’y prenaient pas de plaisir, ça n’aurait pas de raison d’être. Mais du coup la notion rentre en jeu avec la notion de média : les indignés espagnols montraient ce côté festif, mais le mec qui s’est immolé en Tunisie à l’origine des révolutions arabes n’a pas cherché les caméras, le plaisir n’entre pas en compte. Faudrait chercher du côté de l’exhibitionnisme, why not…

    @Gunthert : ahah ce sacré Michel, j’y avais pas pensé. Mais bon, grand écrivain d’abord, au fond la mythologie est pré-écrite : on s’attend quelque chose d’hors du commun, que ce soit dans le magnifique ou le pathétique. ça sort du cadre, comme le « i want to fuck u » de Gainsbarre à à Whytney Houston. Le plaisir là il est dans la gêne de Drucker. Ce n’était surement pas préparé mais c’est offensif, ça prend le pas sur le reste.
    « Mais vous réagissez en réalité à un effet de réception construit sur la base des préjugés réservés à l’expression militante » Ouais ok, y’en a. On s’attend surement à quelque chose : le problème est peut-être qu’il n’y a pas de leadership charismatique qui oriente le mouvement : ça ne peut pas créer de polémique puisque l’on a personne à détester. On peut pas les détester les deux filles, au mieux on a un peu de pitié, au pire on fait partie d’une meute de « haters ». Pour que l’action soit efficace il faut renouveler ses modalités. Il y a des règles du jeu chez Barthès, elles s’y sont pliées au lieu de cherche quelque chose de nouveau. Alexie Geers déclare que leur combat est dépassé, c’est leur mode d’action qui l’est. La Barbe au début c’était un peu lol, pourquoi pas, mais là ça ne ressemble plus à rien. Il n’est pas impossible d’anticiper le dispositif, mais là manifestement elles l’ont sous-estimé ou considéré que toutes les paroles s’y valaient.

    Ok mais je reprend du début : si on est gêné c’est parce qu’on a l’impression que c’est raté. Mais si on dit que c’est raté, on accrédite la thèse du « professionnalisme ». Donc il y a une norme : de fait ce qu’on aimerait voir, c’est les Barbes organisé eux-même leur mise en image. Elles font un communiqué sur les séquences supprimées : pas mal, le mieux ce serait de leur donner une visibilité. Parce qu’au final elles sont rentrés dans la norme comme un réal hollywoodien qui n’aurait pas le final cut sur son film : le pouvoir reste au producteur des images. Barthès sait qu’il produit un contenu facilement viralisable. Alors il faudrait « leaker » le Petit Journal, pour mettre la norme à nu. Difficile c’est vrai, étant donné que le meilleur bouclier du ptit Yann, c’est sa popularité. Mais bon, c’est juste un avis.

  10. @jb -> « Sans chercher à trancher entre les différents courants du féminisme, peut-on, s’il vous plait, arrêter d’écrire que Madmoizelle, un magazine féminin, est un site féministe (voyez par exemple les rubriques en haut de l’écran). Il ne suffit pas qu’elles le disent.  »

    madmoiZelle, en tant que magazine féminin – je préfère dire « qui s’adresse en priorité aux jeunes femmes », est par essence féministe. Ou en tout cas, je l’ai voulu comme ça. Juste l’être, sans le revendiquer à tort (et à travers).
    Mais effectivement, on doit avoir un souci de définition, étant donné votre remarque sur les rubriques. On ne peut donc pas être féministe et parler mode/beauté ? C’est tellement plus simple de mettre tout dans des petites cases bien fermées.

  11. @n°6: « Alexie Geers déclare que leur combat est dépassé, c’est leur mode d’action qui l’est »: euh je n’ai pas dit ça du tout (ou je n’ai pas été assez claire!), j’ai dit que c’est là où le spectateur était emmené par les applaudissements commandés.

    Je ne trouve absolument pas que leurs combats soient dépassés et encore moins leur mode d’action. Cette fois elles se sont fait avoir car elles ne voulaient pas participer au jeu médiatique en allant paradoxalement à la télé. Pour moi ça ne discrédite pas l’ensemble de leur action.

  12. @ Geers: My mistake! J’ai lu trop vite. Je maintiens cependant que leur mode d’action est dépassé. Leur action en elle-même, c’est leur problème.

    Pour moi c’est quand même un piège : dans la tête du producteur, il y a forcément l’idée que ce ne sont pas des invités normaux, genre artiste en promo, donc que ça ne va pas se passer à la cool, qu’il va falloir puncher.
    Des images me sont revenues en mémoire à ce propos, quelque chose qui ne rentre pas « dans la boite » de façon à finir en bêtisier de la télé, mais suffisamment marquant pour provoquer de la gène et du plaisir, un plaisir même subversif : il me semble que c’était monsieur Gunthert chez Taddéi, et qui faisait remarquer ici (désolé, j’ai la flemme de rechercher là) qu’on était un peu « l’intellectuel de service » dans ce genre d’émissions, et donc qu’on reste bien à sa place, on dit ce qu’on demande (genre la caution scientifique légitime blablabla sur tel sujet) et là pendant que les autres parlent il sort son appareil photo pour les prendre, et c’est là qu’on sent la gêne : c’est inattendu, l’intégration dans le dispositif même de la mise en image, « t’es dans la boite,coco ». J’ai adoré personnellement cette séquence, parce que d’abord c’était nouveau et frais, ensuite parce que monsieur Gunthert s’est légitimé par l’action : chercheur en études visuelles, ben oui quoi il fait des photos! 🙂 comme un pianiste fait des gammes ou un coureur des footing. Bon c’est subtil et je suis pas sur que ce soit super marquant pour tout le monde, mais ça vaut le détour et ça change d’un discours normatif d’autorité!

  13. « madmoiZelle, en tant que magazine féminin – je préfère dire “qui s’adresse en priorité aux jeunes femmes”, est par essence féministe. »
    Je ne peux pas laisser passer ca ! Un magazine feminin, un magazine qui s’adresse aux femmes, c’est par essence féministe ?!! Avec le contenu de la majorité, pour ne pas dire la totalité des magazines féminins, contenu hautement anti-féministe s’il en est, vous osez sortir ca ?

    Glorifier des anorexiques, pousser à n’uniformisation (mode) et au diktat du paraitre, au gossip…

    Un magazine est féministe s’il s’adresse aux femmes en tant qu’etre pourvu d’un cerveau, et pas en tant qu’être pourvu seulement de formes à modeler, couvrir, dévoiler et bouger. Quand un magazine féminin comportera autant d’articles intelligents que de pages consacrées à la mode, à la derniere coupe de cheveux ou technique de brushing, au maquillage, aux potins, au crème pour ci ou pour ca, au dernier sport ou regime tendance pour perdre un bout de gras imaginaire, il pourra se pretendre féministe.
    Pas par essence, mais justement par contenu.
    On en est loin.
    L’anti-féminisme des magazines féminins est en partie inconscient et d’autant plus insidieux qu’il s’adresse aux femmes justement. J’en veux pour preuve votre remarque : « On ne peut donc pas être féministe et parler mode/beauté ? » : Deja, on pourrait dire « pourquoi pas à condition de ne pas parler QUE de ca. »

    Ensuite, disons que ca ne facilite pas les choses, vous etes des le depart sur un terrain extremement glissant : dur dur de parler mode/beauté sans risquer de s’engouffrer dans les diktats-Barbie : une femme est grosse à partir de la taille 42. Les hommes ont BEAUCOUP PLUS de marge. Une femme DOIT etre pimpante/maquillée… un homme on s’en fout, s’il est propre c’est deja ca. Le probleme n’est pas le sujet du dernier rouge à levres, mais l’ideologie qui se profile derriere. Le feminisme c’est compliqué. L’aborder avec la mentalité des Bisounours « parce que je m’adresse aux femmes, je suis féministe, même si je leur parle mode et beauté » c’est particulierement casse-gueule.

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