Paternalisme visuel

Jeudi 20 octobre au soir, je sors du colloque « Si la photo est bonne » et rebranche mon iPhone. L’appareil s’anime: divers messages de journalistes me demandent mon avis sur les images de la mort de Khadafi. Que j’apprends par ce biais. Je découvre quelques extraits des vidéos au JT du soir. Le colloque se poursuit le lendemain, impossible d’intervenir. Heureusement, Olivier Beuvelet publie le vendredi une réaction élaborée sur Culture Visuelle.

L’agitation journalistique ne m’atteint que de manière espacée, attestant que les affaires d’images ne sont pas si nombreuses. Les derniers remue-ménage de magnitude comparable étaient la fausse photo de la mort de Ben Laden, le 2 mai, et le « perp walk » de DSK, le 16 mai. Trois cas dignes d’intérêt en six mois: on ne peut pas dire que le visuel soit au centre des préoccupations médiatiques.

Trois affaires qui ont suscité chez moi des réactions très différentes. Autant le fake de Ben Laden et surtout sa circulation m’apparaissaient comme un épisode du plus haut intérêt, autant la photo de DSK m’a d’abord laissé froid. Ne nourrissant aucune admiration pour le personnage, je n’ai pas été choqué par sa publication (ce qui me choquait était l’agression sexuelle) et je n’ai pas compris en quoi elle posait problème.

Découverte tardivement, par l’intermédiaire refroidi de la télévision plutôt que dans la fièvre de Twitter et des signalements en temps réel, l’image de Khadhafi me semble relever de l’évidence. Le tyran a été lynché par la foule, des vidéomobiles ont été produites, l’image a évidemment été publiée – enchaînement qui piétine certes la morale et les bons sentiments, mais qui paraît inéluctable et sans mystère. Comme l’explique Olivier, l’image fait ici fonction de trophée, que dire de plus?

Dans ce cas, ce qui me paraît le plus intéressant est la reprise du matériau amateur par l’intérmédiaire d’une photo de l’AFP. Alors que les sources sont accessibles en ligne et qu’une copie d’écran s’effectue d’un clic, alors que le reporter n’était pas présent au moment fatidique, mais n’a pu reproduire qu’un écran de portable, l’univers médiatique préfère la sécurité de la labellisation AFP. Toujours la même histoire: tandis que le commentaire se concentre sur la dimension visuelle, les pratiques montrent que les services (légendage, certification, garantie juridique) sont plus importants que l’image.

Fallait-il publier cette photo? Là encore, j’adore ces fausses questions rhétoriques. Puisqu’elle a été publiée, Charlie, tu peux partir du principe que, oui, elle était publiable – c’est à dire pas si gênante que ça. Un poil sanglante, certes, mais juste ce qu’il faut pour un dictateur et une révolution arabe. Souvenons-nous des pudeurs de rosière à propos des images de DSK, et l’on se convaincra que le prisme médiatique offre une vision conformiste, paternaliste et raciste: il y a les riches et les pauvres, les bons et les méchants, eux et nous.

Publier, c’est choisir. Les guerres ou les catastrophes produisent un spectacle dont l’horreur est soigneusement filtrée. Quelques figures stéréotypées, composées comme des peintures d’histoire, ont pour fonction de présenter une image acceptable pour le grand public, tandis que la plupart des photos qui montrent une réalité plus crue restent dans les tiroirs.

On ne verra jamais le visage ensanglanté d’un soldat américain en Une de la presse occidentale. Mais Saddam, Ben Laden (dont la fausse photo tuméfiée a bel et bien été publiée sur les sites du Parisien, du Figaro, du Nouvel Obs, sur BFM-TV et I-Télé…) ou Khadafi sont volontiers ramenés à leur personnage de traîneur de sabre d’opérette: la photo-trophée de chasse suggère qu’ils l’ont bien cherché, et n’ont que ce qu’ils méritent.

Personne n’aimait Khadafi, personnage arrogant qui ne parlait pas l’anglais et collectionnait les tenues ridicules. Il était donc légitime de publier l’image de son calvaire, comme un dernier déguisement. Vae Victis! Et vive la démocratie!

10 réflexions au sujet de « Paternalisme visuel »

  1. « Attention, ces images peuvent choquer » indique lenouvelobs.com au-dessus de la nouvelle vidéo de la capture de Kadhafi.

    Mais le document est bien diffusé partout sur le Net (combien de films « d’action » américains montrent des visages ensanglantés sans qu’un avertissement quelconque soit placardé à leur début ?), lynchage en direct comme si on y était.

    Oui, aucune famille américaine n’a jamais vu de photos ou de films sur des GI’s blessés ou tués en Irak ou en Afghanistan : la guerre est vraiment clean (sauf quand des images filtrent malencontreusement sur un centre de détention où l’on tient en laisse comme des chiens les prisonniers à quatre pattes et en combinaison orange).

    Concernant le dictateur de Syrie, on ignore encore le scénario de sa fin et la manière dont il sera tourné.

  2. Je dois une certaine attention portée aux conditions de diffusion de l’image à la première guerre du Golfe. On n’en parle plus trop de cette guerre mais ça a été un moment fort je pense, notamment pour notre rapport à l’image (généralisation des images produites par des armes, explosion de l’info en continu, guerre des images, censure militaire éhontée,…)

    Entre autres tartuferies journalistiques je me rappelle que des soldats américains capturés avaient été contraints de dire devant une caméra irakienne qu’ils allaient bien et qu’ils étaient bien traités. Tollé journalistique : c’était contraire aux conventions de Genève, blablabla… Et dans le même journal, on nous montrait des soldats irakiens, eux aussi visage découvert, qui se rendaient à des Saoudiens ou des Égyptiens, je ne sais plus, lesquels en profitaient pour leur taper un peu dessus malgré leur reddition, et les Irakiens gardaient le sourire de celui qui veut survivre en prenant des coups de pied au cul… Mais là, aucun journaliste de chez nous ne se demandait si ces scènes d’humiliation contrevenaient à la convention de Genève qui, apparemment, ne s’appliquait qu’aux soldats occidentaux prisonniers des irakiens et pas aux irakiens prisonniers eux aussi.

  3. André,
    Merci pour ce recul surplombant et éclairant aussi l’économie (au sens large) de cette image. C’est vrai que si elle n’est pas une nouveauté sur le plan iconographique (trophée de chasse de pour les rebelles et la coalition, figuration de l’irreversibilité de la révolution, preuve qu’il était bien le méchant puisqu’on le montre sans vergogne partout dans le monde…) elle est en revanche très symptomatique du fonctionnement médiatique de validation de l’image. Le reporter photographiant l’écran d’un téléphone portable « comme dans une chambre noire » c’est original… et substituant un « j’ai vu l’homme qui a vu l’ours » au traditionnel « j’ai vu l’ours »… le photojournalisme récupère et légitime en même temps la prise de vue amateur. Au fond ce qui compte, comme dans les sondages qui sont comme chacun sait « des photographies », c’est l’autorité de l’Institution. L’indicialité photographique ne suffit plus, et puisqu’elle ne suffit plus on peut photographier des écrans de portables, de toute façon c’est l’Institution qui dira si c’est vrai ou pas… qui choisira… C’est ce que dit Desmazes, le journaliste qui a pris ce cliché d’un portable… « je n’avais pas de certitude sur la photo mais j’avais la certitude qu’il fallait que je l’envoie… »
    Ne peut-on pas voir dans le fait que des reporters photographient des écrans de portables, le signe d’une transgression (et une conversion aux amateurs) du dogme du photojournalisme qui reposait sur la présence du sujet énonciateur de la photo devant l’objet représenté ?

  4. @ Jean-No Pour autant que je m’en souvienne, la télévision américaine a cessé ou en tout cas beaucoup moins montré des images de prisonniers et de morts irakiens dans une sorte d’accord tacite fondé sur la réciprocité avec Al Jazeera.

  5. S’interroger sur l’opportunité de diffuser cette photographie sanglante du dictateur peut, en effet, apparaître relativement secondaire au regard des précautions prises, initialement et en temps réel, par la presse pour replacer cette image dans son contexte. Certes, les juristes pourront considérer, au terme de leur terminologie habituelle, qu’elle est pour le moins attentatoire au respect de la dignité humaine. Mais une fois encore le débat n’est pas forcément là.
    Effectivement ce qui est nouveau avec cette affaire, c’est que seule la photographie prise par un photographe professionnel de la capture d’écran initiale opérée depuis le téléphone portable de l’ amateur va permettre d’établir la mort de Kadhafi.
    Mais, peut-on véritablement critiquer le fait qu’une photographie professionnelle contienne en quelque sorte une force probante plus importante que celle d’un amateur ? L’appropriation de l’image amateur par la presse pose bien évidemment des problèmes d’ordre déontologique, qui ont été mis en exergue dans cette affaire. Contrairement à l’image professionnelle, l’image amateur n’est pas validée, ni contrôlée. Le photographe professionnel encourt une responsabilité pénale et éthique que méconnaît le photographe amateur. Il ne peut dès lors que se montrer plus vigilant et scrupuleux dans la prise de vue, et le traitement ultérieur de l’image. Pour la majorité des photojournalistes, il est crucial que l’image ne trahisse pas une réalité, et seul le photographe professionnel se trouve le mieux à même d’apporter cette garantie. C’est bien ce qui s’est passé en l’occurrence. La présence du photographe professionnel aux côtés de l’amateur a permis l’authentification de la photographie prise par ce dernier, apportant la preuve de la mort « du guide ».
    Le recours à l’image amateur en tant que document et preuve vient de montrer ses limites. Faut-il s’en offusquer ou au contraire s’en réjouir ?

  6. Le dernier paragraphe de ce billet est tout simplement formidable (bon le reste aussi, surtout sans image… mais quand même : je dis bravo).

  7. @Olivier Beuvelet: J’appellerai plutôt ça récupération ou recyclage, comme la distinction par le prix World Press du photogramme de Neda… La presse n’y peut rien: aujourd’hui, il y a de l’information qui provient de sources amateurs. Alors on bricole, on biaise et on fait avec…

    @Catherine Saison-Baillet: Content de vous voir intervenir en commentaire! Mais nous n’allons probablement pas être d’accord 😉 Il me paraît extrêmement dangereux de considérer n’importe quelle photographie, fut-elle d’agence, comme dotée a priori d’une « force probante » en dehors de toute vérification. Qu’il s’agisse d’une forme de sécurité commerciale, avec la garantie pour le client de pouvoir se retourner contre le fournisseur en cas de problème, je veux bien, mais il s’agit là d’une réalité d’usage dont le facteur primordial est l’urgence. Malgré toutes les précautions, l’AFP peut aussi se tromper (cf. l’affaire Morel), et inversement, la pratique d’un site comme Citizenside montre qu’il est tout à fait possible de vérifier et de sourcer une photo amateur. Il n’y a donc d’autre différence qu’un gain de temps et une garantie commerciale – ce qui n’est pas rien, mais qui, dans le cas de la rephotographie AFP (qui commercialise aussi couramment des copies d’écran) pose tout de même pas mal de questions…

  8. @Thierry : j’ignorais mais je n’en suis pas plus étonné que ça. Cela ne concerne évidemment pas la guerre du Golfe, par contre, qui a eu lieu des années avant la création d’Al Jazeera

  9. @ Catherine Saison Baillet,

    « La présence du photographe professionnel aux côtés de l’amateur a permis l’authentification de la photographie prise par ce dernier, apportant la preuve de la mort « du guide ». » voir ici http://bit.ly/oU2471

    Vous considérez que le professionnel a lui-même validé le cliché de l’amateur, mais ce n’est pas ce qui s’est passé, il a travaillé à l’intuition sans certitudes et il a soit-disant pris un risque professionnel… en fait, il semblerait qu’il ait transmis la responsabilité à l’AFP qui, plus que son appareil photographique, dans un monde où les événements sont directement photographiés par les acteurs, est la dernière source de l’authenticité des images puisqu’elle peut valider et commercialiser une image amateur. Je trouve d’ailleurs amusant que le photographe soit passé par la photo plutôt que d’envoyer directement l’image depuis le portable du rebelle. Problème technique ? Méthode d’appropriation ? En tout cas ce n’est pas sa photo qui a été authentifiée, c’est bien celle du rebelle.

  10. @jean-No tu as raison bien entendu sur la chronologie. Je n’ai pas trouvé la référence exacte de mon souvenir, mais je suppose que c’est cet épisode qui en est à l’origine:
    « After an early battle at Nasiriya, al-Jazeera broadcast a thirty-second video of exuberant Iraqis celebrating over the corpses of two dead British servicemen. The anchor apologised for the ‘horrific’ pictures, explaining that ‘it is in the interests of objectivity that we bring them to you.’ An MOD spokesman said: ‘we deplore the decision by al-Jazeera to broadcast such material and call upon them to desist immediately.’ Washington again condemned the channel. When al-Jazeera showed more US prisoners, the Australian Defence Department said that its failure to pixelate the faces of captives was an infringment of the Geneva Conventions. The numerous Iraqis who have been taken prisoner live on television have not had that benefit either, of course, even though they live under a totalitarian regime which might take revenge on their families if they are recognised surrendering. »
    http://www.lrb.co.uk/v25/n08/hugh-miles/watching-the-war-on-al-jazeera

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