Qui a peur de l'image de Ben Laden?

Ne pas montrer. Dans une civilisation dite de l’image, le choix paraît inédit et courageux. Nous ne ferons pas de la photo de Ben Laden un trophée, déclare Obama, ce n’est pas notre genre. Comprendre: le temps des images un peu crades de Saddam Hussein exhibées sous l’ère Bush est révolu. L’administration démocrate, respectueuse du droit à l’image des combattants ennemis et de la sensibilité des populations musulmanes, assure la sécurité des Etats-Unis par son contrôle de l’espace visuel.

Le fait que cette résolution arrive avec trois jours de retard, après un cafouillage grandeur nature qui montre surtout que nul n’avait anticipé la question, atténue beaucoup la crédibilité de cette leçon du bon usage des images.

Refuser la photo comme preuve, oui, c’est nouveau et intéressant. Faire le constat que le conspirationnisme n’en a de toute façon pas besoin (et l’ériger ce faisant en point de repère de la décision gouvernementale) est le témoignage d’une évolution majeure dans la discussion du pouvoir des images.

Mais derrière cette façade avantageuse se dessinent des aspects moins clean. Que le black-out porte, non sur l’une ou l’autre image, mais sur l’ensemble de la documentation visuelle est sans précédent dans la période récente. Plutôt qu’une rupture avec l’ère Bush, il est plus juste de parler d’une défaite de la transparence. La mort de Ben Laden n’y a rien changé: le règne de la raison d’Etat et de la suspension du droit commun légués par le terrorisme poursuivent leur détricotage de la démocratie.

Devant l’acceptation générale de l’idée que ce spectacle serait trop difficile à supporter, s’insinue le soupçon que la décision d’Obama s’appuie avant tout sur la pusillanimité de l’opinion publique occidentale. Comme dans le cas des photos d’Abou Ghraib, soigneusement expurgées de leur composante la plus sanglante, la majorité d’entre nous ne souhaite pas se voir imposer l’image d’un cadavre défiguré.

Qu’elle se manifeste par le refus de leur brutalité ou par le déni de leur effectivité, l’Occident apparaît ici hanté non par le démon du voyeurisme mais par la peur des images. La leçon de la décision d’Obama n’est pas celle du respect et du courage. Elle nous dit moins glorieusement que nous sommes prêts à accepter la censure si c’est pour assurer notre tranquillité.

14 réflexions au sujet de « Qui a peur de l'image de Ben Laden? »

  1. Je pense que 99% des gens se sentiraient capables ou sont même désireux, à titre personnel, voir l’image, mais beaucoup ne veulent pas pour autant que l’image soit publiée, parce que le goût du grand-guignol des autres effraient. La censure fonctionne toujours comme ça du reste : la croyance que les images ou les textes ne seront pas gérables, psychologiquement, par tout autre que soi-même. Barack Obama ne veut pas associer son image publique à celle d’un film d’horreur, à celle de la vengeance, à celle d’un chasseur ramenant fièrement son trophée,…
    Je remarque que la presse fait souvent référence à « la » photo de Ben Laden, comme si, parmi les dizaines de clichés qui ont sans doute été pris, il y en avait une qui synthétise l’évènement, qui ait du sens, comme « la » photo (même si on connaît en fait généralement des séries et que l’image qu’on a en tête est constituée de plusieurs clichés proches) de Mussolini pendu, de Ceaucescu exécuté, de Che Guevara en gisant, etc.
    Le fait de parler de « la » photo nous en donne donc une image mentale, sans la voir, elle existe, je pense que nous l’avons tous déjà imaginée, et certains se sont amusés à la fabriquer.

  2. Ou alors ces images portent le signe d’une bavure plus grave encore que le coup porté aux principes du droit. On ne saura pas de si tôt si la victime s’est vraiment défendue et si par hasard le militaire aura transformé sa mission en affaire personnelle.

  3. @ Jean-no : « Barack Obama ne veut pas associer son image publique à celle d’un film d’horreur » : peut-être une réminiscence (malgré le contexte qui n’a bien sûr rien à voir) d’un des événements majeurs de l »histoire américaine post-1945, l’assassinat de Kennedy, qui a précisément été immortalisé par un film « gore » – le film Zapruder (dont au passage l’image 313 – ou la tête de Kennedy « explose » – avait été expurgée par Life lors de la publication de photogrammes).

    Plus généralement une question : la « première puissance du monde » peut-elle empêcher qu’une image soit vue ? C’est ce que nous allons voir. Il semble que personne ne doute qu’elle finisse par « fuiter ». Mais quand et comment ?

  4. Personne n’a envie ni besoin de voir le cadavre non identifiable, mais focaliser le débat sur celle-ci écarte la possibilité de produire d’autres documents plus convaincants.
    Ce choix n’est ni inédit, ni courageux.
    Le temps médiatique aura vite fait de dissiper les interrogations. Souvenez-vous, au lendemain des attentats, beaucoup demandaient une preuve de la culpabilité de OBL, l’administration US (C. Rice) affirma alors que des documents seraient diffusés l’établissant de manière irréfutable. 10 ans plus tard, à force de répétitions, sa culpibilité s’en trouve naturelle, sans que personne n’aie vu ceux-ci.
    Et aujourd’hui si vous emmettez quelques doutes on vous parle aussitôt d’Elvis Presley.
    Expliquez l’interêt de laisser se développer tout un tas de théories alors qu’ils affirment être en possession de tout la matériel nécessaire pour les atomiser…

  5. Le spectacle de la mort de Saddam fût une véritable honte pour nous tous. Les photos du cadavre de Ben Laden, ça serait lui faire trop d’honneur.

  6. Publication par The Guardian d’images (très sanglantes et très dures) des cadavres de trois hommes tués en même temps que Ben Laden… On peut imaginer celles que cache la Maison Blanche… l’adjectif « atroce » n’est probablement pas exagéré… on se rapproche de l’objet de fascination et de peur…
    C’est Reuters qui les a transmises au journal anglais et leur diffusion n’est pas autorisée par la Maison Blanche.
    http://www.guardian.co.uk/world/gallery/2011/may/04/osama-bin-laden-compound?intcmp=239#/?picture=374271326&index=0

  7. @Olivier Beuvelet
    On comprend pourquoi Les autorités US rechignent à fournir les documents…
    Officiellement c’est un Hélicoptère MH-60 Blackhawk qui s’est craché, les images montrent que non, la pièce ne correspond pas… et provient plus probablement d’un engin furtif inconnu à ce jour…
    Et 1 mensonge, un…

  8. @Olivier Beuvelet

    Bon, euh… Je voudrais pas faire mon mauvais esprit là.. Mais quand on re-voit quelques images de Weegee, et qu’en plus on a en tête le récent débat sur les images de la lutte anti-tabagisme… Est-ce que l’on peut vraiment trouver insupportables les photos du cadavre de Ben Laden, ou en avoir seulement peur ?

    A qui faire croire que « les gens » ne savent pas à quoi « peut ressembler » la photo d’un cadavre avec la tête explosée par une ou plusieurs balles.. ?

    Comme je l’ai lu par ici dans un des commentaires aux deux billets d’André, le débat fabrique déjà, par l’imaginaire, l’image idéale, La Bonne image qui aurait été extraite d’une série de la même scène… Toutefois, il n’est pas sûr du tout que le « photographe » occasionnel des Navy SEALS partage quoi que ce soit avec le style documentaire ou même le reportage. Alors que, sans doute au vu des photos de Reuters, même la « meilleure photo de Ben Laden mort, ne doit pas être bien moins prosaïque que celles qui ont donc fuité.

    Alors, avec quoi pourrait bien avoir à voir la représentation, le fantasme, que chacun se fait de cette fameuse image manquante… ?

    Comme le montre déjà cette vidéo, on peut se demander si ce n’est pas plutôt le jeu vidéo qui serait la bonne matrice, ou la bonne manière de voir, de visualiser l’évènement…

    http://www.blogparfait.net/2011/05/la-reconstitution-en-3d-de-loperation.html

  9. @Olivier Beuvelet – suite et complément

    L’apparition de ces photos de Reuters est plutôt une bonne chose. Non pas parce qu’elle donneraient corps à l’horreur, si je puis dire, mais parce qu’elle créent ainsi une dialectique entre les images directement opérationnelles prises par les Navy Seals, et celles réalisées par le photographe officiel de la Maison blanche (Pete Souza), dont le caractère dramatique n’aura échappé à personne. Après, il est difficile de ne pas voir l’image d’Obama à Ground zéro comme sa parfaite et juste continuité. Sauf que ce sont les agences de presse mondiales qui l’ont faite à et la diffuse…

    Sans chercher forcément à voir là une stratégie pensée en amont et parfaitement cohérente, la non-diffusion des images de l’assaut (mais pour combien de temps encore ?) relève peut-être bien d’une pure et simple position morale… Or ce que disent aussi ces images, pas ce qu’elles montrent, c’est peut-être bien qu’au nom de la Démocratie on a exécuter Ben Laden et quelques autres sans autres formes de poe procès… Même pour un pays qui pratique la peine de mort sans vergogne, ça fait un peu tâche tout ça… Où la question de l’icône disparaît peut-être bien derrière le symbole trop facile à retourner contre ceux qui disent agirent au nom des Droits de l’Homme, finalement.

    Les images de Reuters concrétisent le hors-champ de la Situation room /
    http://www.tdg.ch/node/336457. A n’en pas douter, Pete Souza a dû réaliser ce cliché où le corps de Ben Laden apparaît sur l’écran. A mon sens, c’est cette image là, où les protagonistes de la scène tourneraient forcément le dos au photographe et qui mettrait tout un chacun à travers le monde en position de juge et partie, qui serait La bonne photo.

    Vivement demain que les historiens puissent faire leur job.. !

    Barack Obama a déposé une gerbe de fleurs en hommage aux victimes du 11-Septembre, ce 5 mai à New York. (Reuters) : http://www.liberation.fr/monde/01012335689-obama-a-ground-zero-c-est-un-symbole-tres-fort-un-chapitre-qui-se-referme

  10. Nouvel élément : les vidéos récupérées dans le bâtiment de Ben Laden.

    http://www.lemonde.fr/mort-de-ben-laden/article/2011/05/08/les-etats-unis-publient-des-videos-saisies-dans-la-residence-de-ben-laden_1518733_1515627.html#ens_id=1515452

    Fascinante, cette entreprise de destruction de l’aura audiovisuelle de Ben Laden. On lui retire le son, refusant à sa voix le statut d’outre-tombe, on le montre se regardant lui-même, zappeur bassement narcissique. On le voit, surtout, détourner le regard de la caméra pour obtenir la confirmation des cadreurs ; Ben Laden n’est plus notre pire cauchemar, dont on entendait que les menaces en regard caméra, un mythe terrifiant et omnipotent. C’est lui-même un esclave de la caméra, obligé de se teindre la barbe pour faire bonne figure.

    Deuxième chose, ce post, qui vient d’ailleurs d’être contredit par le Pentagone produisant les vidéos (« Que le black-out porte, non sur l’une ou l’autre image, mais sur l’ensemble de la documentation visuelle »…) est un peu curieux : « Plutôt qu’une rupture avec l’ère Bush, il est plus juste de parler d’une défaite de la transparence ». Les données produites par la Maison Blanche depuis ne sont-elles justement pas là pour assurer cette transparence ? Ne doit-on pas prendre en compte ici que cette transparence doit composer avec d’autres éléments comme les précautions diplomatiques (ne pas exciter les appétits de revanche, etc) et donc trouver un timing adapté ?

    Si un terroriste produit l’image d’une victime égorgée par exemple, on le considère comme cruel et barbare ; pour l’acte et la diffusion des images. Doit-on nécessairement s’aligner ? Il me semble que la transparence absolue et immédiate n’a jamais été l’objectif de la démocratie; au contraire, celle-ci demande des compromis et des équilibres à respecter. Cela semble particulièrement justifié sur des questions idéologiques et diplomatiques comme celle-ci. Si l’on craint le pouvoir de l’image de Ben Laden, c’est qu’effectivement celle-ci est une icône ultrapuissante : rien de surprenant ou de bizarre à encadrer la sortie des images…

  11. Lorsque je lis les commentaires, ici ou sur d’autres sites, je m’aperçois que les gens adorent encore les petites histoires pour mieux dormir. Sinon, ils vous suffisent de faire un vrai constat du monde actuel pour trouver qui sont les vrais victimes des terrorismes. Ben Laden ou D.S.K, maintenant qu’il a démissionné vous allez voir si tout cela ne va pas s’arrêter. Comme dans la petite histoire de la photo, de B.Laden, tout fini bien et bonne nuit les petits.

    PS: C’est simplement une hypothèse concernant D.S.K.

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