Le traitement en direct d’un événement majeur est une bonne façon de tester ce que le web modifie dans le paysage médiatique. Si la mise à jour de l’information à un rythme rapide n’a rien d’étrange et rappelle celle des médias de flux, la modification des Unes inspirées de la maquette des quotidiens donne l’impression d’assister à une vraie accélération du tempo. Où l’on s’aperçoit que la fonction d’emblème de la Une et la signification superlative qui s’y attache reste parfaitement opératoire. Pour les rédactions en ligne soumises à la surchauffe de l’événement, tout autant que la mise à jour de l’info, il importe de ne pas se tromper dans sa mise en forme, qui donne le la de son interprétation. Comme en témoigne sa mise à jour accélérée, le choix d’une image plutôt qu’une autre, avec l’adaptation du titre, est crucial pour manifester l’orientation éditoriale.
Après la confirmation officielle aujourd’hui à 17h30 de la démission de Moubarak, on a pu assister à une rapide mutation de la plupart des Unes, passant de l’iconographie de la fin de règne à la vision de la liesse populaire. A ce petit jeu du bon choix illustratif, il importe à l’évidence de ne pas se laisser distancer. Les Unes sont corrigées en temps réel en fonction des propositions des grandes agences filaires (AFP et Reuters), mais aussi des choix éditoriaux observés chez la concurrence. La transition visuelle s’est effectuée graduellement entre 18h00 et 19h00, entrainée par quelques avant-courriers, comme Mediapart ou Le Figaro, progressivement rattrapés par Le Monde, Libération puis L’Express. Vers 19h, la foule égyptienne brandissant drapeaux et poings levés dans la lumière du soir de la place Tahrir avait envahi tous les écrans. Champagne!
7 réflexions au sujet de « Regarder s'installer la liesse »
côté anglophone: http://www.ritholtz.com/blog/2011/02/mubarak-gone/
Puisqu’il est question, ici ou dans les billets sur la révolution tunisienne, des images que les médias ont utilisées pour faire le récit de ce qui se passait en Tunisie puis en Égypte, on peut souligner que les médias n’ont presque jamais pu présenter de leaders : jusqu’ici, le printemps des peuples arabes s’est passé, du point de vue médiatique, sans figure à la Gandhi ou Walesa.
Les images que nous avons vu du Caire, ces dernières semaines, présentaient donc des foules, des manifestants avec leurs banderoles ou pancartes, ou les blessés des affrontements contre la police ou contre les bandes de contre-manifestants.
Et il y a eu surtout, par exemple sur AL-Jazeera, ces vues d’en haut de la place Tahrir, prises depuis le 6e ou 10e étage d’un immeuble voisin, de jour comme de nuit : la webcam de la Révolution (noter la différence avec la qualité bien supérieure même d’une photographie qui aurait été prise du même endroit).
Je voudrais pour finir renvoyer vers les images des « activistes » qui ont émergé : il y a eu d’abord Wael Ghonim, le jeune Égyptien responsable du marketing chez Google (!) Moyen-Orient, célèbre notamment pour ses déclarations télévisées après avoir passé 12 jours entre les mains de la police ou de la sécurité intérieure, on a pu voir aussi (mais c’est une présence discrète l’un des porte-parole du mouvement des jeunes du 6 avril, Ahmed Maher, enfin il y a une jeune femme égyptienne dont les messages vidéos facebook ont connu une diffusion importante semble-t-il en Égypte, mais aussi dans la presse anglophone : Asmaa Mahfouz. je lui ai consacré un petit portrait en forme d’éloge sur Mediapart (http://blogs.mediapart.fr/blog/bibliophylos/110211/pour-saluer-le-courage-dune-jeune-cairote-asmaa-mahfouz) — peut-être parce que je suis consciemment ou inconsciemment victime du fameux syndrome Delacroix qui me fait rechercher une jeune femme pour incarner la révolte.
Sur mon petit billet de blog, vous trouverez surtout la vidéo, visiblement auto-produite, où on voit la jeune femme, présentée en plan rapproché, lancer un appel à manifester le 25 janvier place Tahrir. Mon billet, d’ailleurs, n’analyse pas la vidéo d’un point de vue formel; il faudrait le faire. Sur un site anglophone, ce message vidéo suivi de quelques autres vidéos enregistrées par la même jeune femme a été défini comme une espèce de « blog visuel ». Cette appellation est-elle pertinente ? Je ne le sais pas. De même que je ne suis pas en mesure d’apprécier la nouveauté de cette forme de message militant, quel que soit le nom qu’on veuille bien lui donner.
« on peut souligner que les médias n’ont presque jamais pu présenter de leaders « . N’était-ce pas la conséquence de la censure des médias officiels? Aujourd’hui c’est je pense surtout la télévision qui fabrique les leaders (volontairement ou non). Un média fait par peu de gens et suivi pat le plus grand nombre. Le télévision singularise et légitime celui qu’elle distingue.
Les gens devaient se reporter sur le net(ou sur ceux qui avaient vu des infos sur le net) pour trouver leurs infos. Le Net c’est un média fait par beaucoup de gens et suivi par peu de monde (en tout cas beaucoup moins que la télévision). L’émergence d’un leader y est beaucoup plus difficile.
Le cas de Wael Ghonim me semble assez exemplaire. Il a fait le boulot fort de son expérience marketing chez Google, mais c’est le récit, à la télé, des tortures dont il a été la victime qui en a fait un symbole auprès des égyptiens.
@ Thierry : « La télévision singularise et légitime celui qu’elle distingue ». En effet.
La question intéressante : dans un régime autocratique (qui s’accompagne d’une censure sévère), comment un leader médiatique de l’opposition peut-il émerger ?
Soit nous avons affaire à un opposant historique (exemples qui me viennent à l’esprit : Mandela, Aung San Su Ky),
soit à un dissident à l’intérieur des forces gouvernementales (c’est le cas des actuels opposants iraniens : Moussawi)
soit à un leader émergent en-dehors du système (type Walesa).
Dans les trois cas la construction de l’image est intéressante : l’image doit contourner la censure, et sa consolidation passe souvent (mais pas toujours) par les médias étrangers…
Dans le cas Égyptien, il est intéressant de voir que les personnalités présentées par les occidentaux n’ont pas (encore ?) pu acquérir le statut d’icône de l’opposition : ElBaradei par exemple était au début de la séquence le favori des médias européens, mais son visage n’est semble-t-il pas assez connu ds Égyptiens eux-mêmes, et il entre par ailleurs en contradiction partielle avec ce qu’on nous dit de cette révolution : révolte de la jeunesse urbaine.
@Christian Helmreich: Très intéressant, merci beaucoup! Les images retenues pour illustrer les Unes s’en tiennent en effet à une vision occidentalo-centrée, dont nous avons pu vérifier au jour le jour à quelle point elle était mal informée (voir également le cas typique de l’iconographie des chaussures brandies à bout de bras, qui n’était qu’un artefact à l’intention des médias occidentaux). En résumé, ces images ne montrent jamais une réalité, mais toujours une vision orientée, en fonction des grilles visuelles, des préjugés ethniques et des jugements politiques existants.
Joli !
Les chaussures = signe « arabe-pour-occidentaux » de mépris et de défi : le site Slate en tout cas est tombé dans le panneau en expliquant doctement les racines profondes (profondément ancrées dans la culture « autochtone ») de ce geste.
« Pourquoi les manifestants anti-Moubarak ont-ils brandi leurs chaussures?
Parce que c’est une insulte dans la majeure partie des pays arabes… »
(http://www.slate.fr/story/34147/manifestants-moubarak-chaussures-insulte)
Cela dit, la dialectique de « l’authentique » et de l’artefact est assez complexe quand on veut discerner ce qui, dans un événement (& dans un événement médiatique) comme celui-là relève de l’indigène et de l’exogène. Dans l’affaire égyptienne, les médias occidentaux nous ont présenté un nombre important de pancartes ou de banderoles rédigées en anglais, parfois même en français: The people wants the regime to resign — Mubarak = corruption — Mobarak get out – Dégage — etc.
On peut supposer que nos médias en ont exagéré le nombre, mais il n’en reste pas moins que, puisqu’une manifestation est aussi un geste médiatique, l’utilisation des médias internationaux pour renforcer le message et contourner un éventuel black-out sur les médias nationaux est une stratégie courante. Nous avons vu, je crois, des slogans anglais aussi lors des manifestations iraniennes de 2009.
Cette stratégie trouve ses imites si elle permet à la propagande officielle de discréditer le mouvement en indiquant qu’il est
(au choix)
1/ « téléguidé » par des puissances étrangères
2/ orchestré par les médias occidentaux etc.
Bonjour,
Pouvez-vous nous en dire plus sur cette histoire de chaussures ? Vous parlez de slate qui tombe dans le panneau, mais aucun lien ni explication sur ce fameux panneau. C’est très frustrant :p
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