Ce n’est pas tous les jours que LeMonde.fr publie une analyse iconographique pertinente, grâce à la participation de notre camarade Raphaële Bertho. A l’occasion d’un « portfolio sonore » consacré à l’iconographie des manifestations, la jeune chercheuse a proposé une synthèse aussi rapide qu’efficace des mécanismes de narration visuelle.
Commentant le goût prononcé des photographes pour les jolies jeunes filles au poing levé, Raphaële Bertho rappelle que «cette récurrence-là s’appuie sur la mémoire collective, occidentale mais particulièrement française», et sur «une généalogie d’images» qui remonte au célèbre tableau de Delacroix, La Liberté guidant le peuple (1831).
Je sais trop que les contraintes de l’interview, ses coupes éventuelles, peuvent simplifier abusivement un raisonnement. Sans préjuger des compléments que Raphaële pourra elle-même apporter à la discussion, son intervention me donne l’occasion de discuter la notion assez généralement admise de « mémoire collective » à propos des icônes.
Chez Halbwachs, qui élabore l’expression à partir d’emprunts à la psychologie sociale (Les Cadres sociaux de la mémoire, 1925), celle-ci est finalement peu distincte de l’idée, aujourd’hui plus courante, de culture, soit une simple connaissance partagée. Mais on sent bien que l’usage récent de l’expression, encouragé par le développement des pratiques commémoratives, comporte une dimension volontiers mystique et parfois la tentation de glisser d’un savoir acquis vers les territoires plus ténébreux de l' »inconscient collectif » cher à Jung.
La Marianne de Delacroix est-elle comprise, d’une façon mystérieuse et quasi-magique, dans la jeune fille au drapeau de mai 1968 ou dans la lycéenne d’octobre 2010? Agit-elle comme une forme a priori de la contestation sociale à la française, dont la récurrence manifesterait subtilement l’esprit de la Nation? Un petit retour en arrière, appuyé sur l’enquête précise qu’a menée Audrey Leblanc, permet d’apporter une réponse ferme à cette question.
Première surprise: c’est Life, et non Paris-Match, qui publie le 24 mai 1968 la fameuse photo de Jean-Pierre Rey, recadrée sur la jeune Caroline de Bendern (voir ci-dessous). La composition de la double page (reprise dans le numéro spécial 1968 de fin d’année), avec le vis-à-vis de deux photographies aux dynamiques opposées, de gauche à droite et de droite à gauche, montre que ce choix s’explique par la construction graphique d’un face-à-face des forces de l’ordre et des étudiants, explicité par la légende: « Défiant les matraques et le gaz lacrymogène pour remporter les barricades ». Quoiqu’il s’agisse d’une publication américaine, la référence à Delacroix est plausible, car le tableau de 1831 représente l’union de la bourgeoisie et des faubourgs sur les barricades de la liberté, ce qui correspond effectivement au récit produit par Life.
Cette mobilisation de l’image au profit d’un usage narratif est purement fictionnelle: le moment qu’isole la prise de vue, pendant la manifestation du 13 mai, correspond à un simple défilé sans aucun affrontement. Cette même manifestation apparaît dans le n° 998 du 15 juin 1968 de Paris-Match, commentée par une légende différente: «Pour la première fois dans un défilé populaire, des lycéens et des drapeaux noirs». Si l’on y retrouve, en vignette, notre future icône, c’est une autre photo de Rey qui a droit au plus grand format: celle d’une jeune fille qui, quelques mètres avant Caroline de Bendern, brandit le drapeau noir de l’anarchie (voir ci-dessous).
Dans cette occurrence, qui est sa première publication française, une chose est sûre: ce n’est pas la figure de Marianne qui est mobilisée. Non seulement parce que l’image n’apparaît qu’en petit format, aux côtés de trois autres jeunes filles, illustrant «des pasionarias porte-drapeaux ou des guerrières en casque US», mais parce qu’il est impossible d’associer le drapeau de l’anarchie au symbole de la République. Le registre narratif de la double-page, qui fait jouer au personnage féminin un rôle d’agitateur radical, s’accorde en revanche parfaitement avec le drapeau du FLN vietnamien agité par Caroline de Bendern. On retrouvera le drapeau français dans le n° 999 de Paris-Match, brandi cette fois par les jeunes filles de la manifestation « légaliste » du 30 mai.
La photo de Rey refait surface à partir de 1978, à l’occasion du dixième anniversaire de mai 68, et sera dès lors fréquemment réutilisée comme allégorie positive de la révolte étudiante, dans un après-coup déjà nostalgique, évocateur de la jeunesse et de la liberté sexuelle associée au mouvement. Comme le note Audrey Leblanc, ce n’est qu’en 1988 qu’un article de L’Express effectue explicitement le rapprochement avec le tableau de Delacroix: «L’image – signée Jean-Pierre Rey – de la jeune manifestante brandissant son drapeau a fait le tour du monde. Comme La Liberté guidant le peuple de Delacroix est attachée à la révolution de 1830, elle est devenue le symbole de Mai 68.»
Rey a-t-il « vu » La Liberté guidant le peuple au moment d’appuyer sur le déclencheur? Je l’ignore – et à vrai dire, peu m’importe. Ce que j’observe, c’est que cette référence n’est nullement « dans » la photo, par la magie d’un rapprochement formel immédiatement présent à l’esprit, mais qu’elle est au contraire convoquée – ou pas – par ses diverses occurrences éditoriales, dans le cadre d’un dispositif qui lui attribue un sens générique par une opération de décontextualisation. Quant à la facilité avec laquelle on reconnaît désormais dans les jeunes femmes au poing levé des héritières de Caroline de Bendern, il faut sans doute y voir l’efficacité de la répétition des anniversaires de 1968, dont le dernier n’est vieux que de deux ans.
Plutôt que de parler de « mémoire collective » ou d' »intericonicité », il serait plus exact de dire que le couplage d’une photographie avec un référent pictural relève d’un effet de citation – jeu lettré dont l’auteur est le plus souvent l’éditeur de l’image, illustrateur, graphiste ou autre professionnel dûment formé à la culture visuelle. De façon générale, le grand public, dont la compétence iconographique est moins affutée, ne repérera ces rapprochements qu’à la condition qu’on lui dévoile le pot aux roses.
Pourquoi la « mémoire collective » est-elle si élitiste alors qu’elle devrait s’alimenter de la culture populaire? Pourquoi les effets d’intericonicité ne s’appuient jamais que sur des chefs d’œuvre, plutôt que sur des publicités ou des dessins animés? Après tout, mes enfants sont plus familiers des Simpson’s que des tableaux du Louvre. Pourquoi? sinon parce que les professionnels formés dans les écoles des beaux-arts sont persuadés que la référence picturale est seule susceptible d’anoblir les images du quotidien.
Les responsables éditoriaux sont aussi ceux qui croient qu’il n’est de meilleure image que narrative. C’est donc en toute logique que les photographes multiplient les candidats-icônes et les reprises de schémas éprouvés, dans le but non pas de fournir une information objective, mais d’aller au devant des désirs illustratifs de leurs clientèle. C’est ainsi qu’on peut expliquer la remarquable stéréotypie de la plupart des genres photojournalistiques, au premier rang desquels l’iconographie de la manifestation.
20 réflexions au sujet de « Marianne à cache-cache, ou les pièges de la mémoire collective »
« Pourquoi? sinon parce que les professionnels formés dans les écoles des beaux-arts sont persuadés que la référence picturale est seule susceptible d’anoblir les images du quotidien. »
Je ne suis pas certain que les photographes soient tous passés par les beaux-arts. A vrai dire dans ma génération, je n’en ai même connu aucun. Dans le cas précis de la Liberté guidant le peuple de Delacroix, point n’est besoin d’avoir fait les beaux-arts pour connaître ce tableau qui figure sur un grand nombre de livres scolaires. La situation et la généreuse poitrine du personnage féminin étant en plus de nature à frapper l’imagination de jeunes esprits…
« De façon générale, le grand public, dont la compétence iconographique est moins affutée, ne repérera ces rapprochements qu’à la condition qu’on lui dévoile le pot aux roses. » C’est vrai, mais l’effet fonctionne quand même au niveau inconscient sur des références qui ne sont pas élitistes mais relèvent de la culture populaire. Les piétas ou la marianne par exemple.
« les photographes multiplient les candidats-icônes et les reprises de schémas éprouvés, dans le but non pas de fournir une information objective, mais d’aller au devant des désirs illustratifs de leurs clientèle. C’est ainsi qu’on peut expliquer la remarquable stéréotypie de la plupart des genres photojournalistiques, au premier rang desquels l’iconographie de la manifestation. »
Il n’y a rien de plus chiant et de plus anonyme qu’une manif non théâtralisée. Les manifestants comme les photographes sont dans un jeu où les manifestants cherchent à créer des images autant pour eux-mêmes que pour les photographes qui cherchent à dramatiser par leurs cadrages tous les éléments théâtraux qui sont mis à leur disposition par les manifestants.
De ce point de vue le diaporama du Boston Globe http://www.boston.com/bigpicture/2010/10/france_on_strike.html
est une étonnante démonstration.
Mon interrogation sur ces images serait plutôt l’étonnante proximité entre les photographes, les policiers et les casseurs, là où d’habitude que ce soit pour éviter de se faire casser son matériel par la police ou taxer ce même matériel par les « casseurs », les photographes travaillent plus à distance.
J’aime beaucoup cette démonstration (merci à Audrey également!) notamment parce qu’elle invite les historiens d’art/du visuel à réfléchir 2 secondes avant de faire des rapprochements qui leurs semblent évidents, mais qui souvent ne le sont que pour eux – c’est l’élitisme dont tu parles.
Pourtant, dans ce cas particulier, je pense que le tableau de Delacroix fait bel et bien partie de la culture de tous les français: évidemment les enfants sont plus familiers des séries TV que des tableaux du Louvre, mais je pense qu’il y a des exceptions, certes rares (se comptent sur les doigts de la main), mais qui occupent leur place de choix dans la « mémoire collective » – et je pense que La Liberté guidant le peuple en fait partie, au même titre que la Joconde ou la Vénus de Milo.
Je le constate régulièrement en passant devant au pas de course avec des visiteurs (faute de temps, cette toile ne fait pas partie de ma visite): presque toujours reconnue, elle a droit à un arrêt sur image, un moment de contemplation, et, bien sûr, une photo. (Pour infos: mes visiteurs sont 90% américains, aisés mais rarement cultivés – on dépasse donc ici le champ de la mémoire collective française)
Pour ce qui est du tableau de Delacroix, ne figurait-il pas sur un billet à l’époque lointaine du Franc ?
Il me semble que ce genre d’icône peut se rapprocher des multiples Piéta que les photo-journalistes rapportent de tous les conflits.
Je pense que les éditeurs (rédac-chef, icono…) cherchent des photos « symboliques » autrement dit qui résument l’événement et les années passant ils choisissent une photo qui rappelle la photo d’un événement similaire.
Quant à l’aspect pictural, comme la plupart des photo-journalistes n’ont pas fait les Beaux-Arts en effet, la peinture est pour bcp d’entre eux (ce serait à nuancer évidemment, notamment pour les plus jeunes) un idéal esthétique vers lequel tendre.
Je suis d’accord avec Thierry, Lorraine et Rémi, le tableau de Delacroix me semble tout à fait familier pour un grand nombre de Français qui ne possèdent pas particulièrement de formation aux beaux-arts.
Je me demande si une autre figure ne peut pas être convoquée ici, celle de la passionaria qui était alors incarnée par Dolores Ibárruri dont une photo, point levé devant un drapeau de la CNT, était (est?) bien connue des photographes:
http://gianruggeromanzoni.wordpress.com/2008/07/11/dolores-ibarruri-la-pasionaria/
J’ai dû mal me faire comprendre. Reprenons autrement:
1) Quelque soit la familiarité des Français avec La Liberté…, dans le cas de Match du 15 juin 1968, on ne « voit » pas Delacroix. Pourquoi? Parce que le récit ne s’y prête pas. Ergo, la référence n’est pas dans l’image, mais dans le dispositif. Chaque nouvelle occurrence éditoriale produit un nouveau dispositif.
2) L’acteur primordial de l’image de presse n’est pas le photographe, mais l’éditeur. La photo n’est qu’une partie du dispositif. Seul l’éditeur maîtrise les facteurs de mise en page, de légendage et de contextualisation qui fabriquent la signification (relire: « L’illustration, ou comment faire de la photographie un signe« ). Ce n’est donc qu’à ce niveau qu’on peut évoquer de façon pertinente un travail de la référence.
3) Pour autant qu’on puisse conclure à un usage référentiel par l’éditeur de Life, celui-ci est hyper-lettré et s’appuie vraisemblablement sur une connaissance approfondie du sens du tableau, qui n’est pas à la portée du premier venu. Je ne suis pas certain que la bonne hypothèse explicative soit ici l’intention d’évoquer la référence picturale pour le public visé. Il me semble plus crédible d’interpréter cette construction comme une manière cultivée de jouer du matériau visuel, bien typique de Life, à la manière d’un écrivain qui cisèle son intertextualité.
4) Si l’on veut à tout prix parler de « mémoire collective », celle qui est à prendre en considération est celle des professionnels. Ce sont eux qui produisent ou partagent ces jeux référentiels, y prennent plaisir, et le cas échéant les commentent (voir par exemple La Boîte à images). Quoi de plus normal, la culture visuelle est leur métier, ce sont eux qui la modèlent et la choisissent pour nous.
Qu’ils soient passé par les Beaux-Arts ou pas, les photographes n’ont pas une culture visuelle « basique ». Ce sont des pros de l’image, des pratiquants, et donc ont une culture spécifique au-dessus de la moyenne. Ce qui ne veut pas dire qu’ils ont tous une démarche réflexive, ou qu’ils s’intéressent à l’art, loin de là.
Mais comme ça a déjà été noté, la liberté de Delacroix a trainé sous les yeux des ados de plusieurs générations. Rien à voir avec une référence culturelle élitiste donc. Comme la joconde et Guernica, et les tournesols de Van Gogh dont on peut retrouver trace jusque dans les magasins de papier peint (pour Van Gogh, pas Delacroix…).
Et je crois que ces clichés, aujourd’hui naissent évidement dans le cerveau du photographe, qui, quand il aperçoit la « jeune fille portée » qui porte l’enthousiasme de la foule se dit « je l’ai ». C’est là que commence le cliché « physque », la photo, à cet instant quand le photographe sait qu’il a un « cliché » qui porte alors parfaitement son nom.
L’étrangeté, c’est l’inversion du sens : chez Delacroix, elle enjambe la barricade et entraine l’assaut. Dans les manifs « modernes », elle est portée par un homme comme « drapeau ». Bizarrement, même si c’est une référence évidente, je ne lis pas la même chose… Et l’usure du motif est peut-être là, dans l’acte volontaire, de la part d’acteur d’une manif, de fabriquer l’image (les filles mises en scène sur les photos sont « peu efficaces » du point de vu mouvement social, donc symbolique, non ? Comme les manifs sont des grèves symboliques, au point qu’on les organise le samedi, ce qui du point de vu de la guerre de classe que doit être la grève, est inoffensif), et dans la rencontre avec le cerveau du photographe qui cherche cette image. Et d’ailleurs, j’ai l’impression d’avoir vu la fille hissée sur les épaules dans chaque manif. C’est donc une fabrication collective d’une icône : les étudiantes, les photographes, les éditorialistes, et nous les lecteurs, qui attendons cette image. Tout le monde fabrique l’image attendue : L’icône nait donc d’une complicité. Sans complicité, pas d’icône ! Le photographe, s’il fait une référence (en fait, ils font majoritairement des références, par réflexe, fainéantise, efficacité, etc. Tout excuse pour ne pas « regarder »), ne fabriquera une icône que s’il trouve ses « complices », sinon, il fera une référence culturelle élitiste, justement, et se retrouvera bien seul, ou presque. La référence « lettrée » est très courante, l’icône beaucoup moins. Si le sujet « refuse » de vous donner le cliché, si le photographe ne déclenche pas au bon moment, si la rédaction ne percute pas, et si… le lecteur ne « reconnait » pas ce qu’il y a à reconnaître.
En fait, il suffit de pratiquer (ou d’avoir pratiqué, comme moi) la photo d’événement (pour illustrer des articles, justement), pour être confronté à ça. Le serrage de main est foireux, la foule ne bouge pas comme il faudrait, vous êtes bousculé au mauvais moment, le moment génial ou les corps sont impeccables, les expressions parfaites, c’ets le moment ou votre appareil pend au bout de votre bras… alors que vous espériez depuis x minutes… etc. et tout ça pour quoi ? Pour « rentrer dans le cliché », c’est à dire, non pas produire une image neuve, mais justement une image stéréotypée, celle qui va emporter l’adhésion et enfin servir d’illustration. C’est une boucle, une image prisonnière d’une boucle composée d’une chaine de production…
«L’image – signée Jean-Pierre Rey – de la jeune manifestante brandissant son drapeau a fait le tour du monde. Comme La Liberté guidant le peuple de Delacroix est attachée à la révolution de 1830, elle est devenue le symbole de Mai 68.»
Notons aussi que le rapprochement explicite avec la toile de Delacroix (en 1988) n’est pas fait à partir du motif directement mais à partir de l’usage emblématique qui en est fait, ce qui relativise le lien iconographique pur entre les deux images au sein même de leur association initiale et la ramène vers la fonction allégorique de l’image… c’est là le lien le plus ferme entre elles… le choix de La liberté guidant le peuple comme référent s’appuie plutôt sur une association d’idées ad-hoc, liée peut-être à l’usage courant du billet de 100 francs mis en circulation en 1978 et qui occupait ainsi les regards.
C’est du côté de la culture, de l’imaginaire collectif, et en considérant ce que tu appelles à la fin (si je ne me trompe) « schéma éprouvé » qu’on pourrait appeler aussi « formule de pathos » ou « dynamogramme » qu’on pourrait rencontrer les éléments figuratifs qui ont permis à cette image de s’installer dans le rôle d’icône emblématique rattachant l’événement représenté à une culture partagée (un savoir moyen concernant les figures de femmes brandissant un drapeau) tout en l’identifiant dans sa singularité, (des éléments sémantiques sont ici intimement liés à mai 68). Mais encore faut-il que le mythe une fois figé dans ses grandes lignes (peut-être à l’occasion des commémorations où on se raconte l’histoire : révolte de la jeunesse, libération féminine, transformation des relations homme-femme, conscience du tiers-monde et décolonisation, mouvement de jeunes appartenant à l’élite…) se reconnaisse dans les formes, l’énergie et les signes d’une image candidate à la fonction d’icône.
C’est-à-dire simplement que des illustrateurs trouvent que telle image illustre bien le récit… et que d’autres la reprennent et la déclinent…
En fait, j’aimerais bien pouvoir jauger la distance entre évocation et réactualisation. Car dans la répétition volontaire de l’icône, plutôt que dans l’usage d’une même image référence, c’est le désir de réactualisation qui entre en conflit, d’une certaine manière, avec le désir de reconnaissance, d’évocation. Il faut reconnaitre, mais il faut que ça marque son temps, que ça fasse « maintenant ». C’est le principe de la version. Mimétisme et évolution.
Dans le cas des photos de manif, le travail de référence se joue avant même la photographie. La culture visuelle, l’imaginaire collectif vont inciter les acteurs à rejouer sur un mode jubilatoire ou dramatique, des mises en scènes qu’ils ont déjà vues. L’inversion de sens n’est sans doute pas si étrange que ça. Ils recyclent avant tout l’image, plus que sa signification originale. C’est la culture visuelle des manifestants qui va leur faire reproduire des clichés comme autant de slogans. Ces clichés vont d’ailleurs nourrir les clichés des prochaines manifestations. La manif fait partie de l’identité nationale chère à notre président. Quoi d’étonnant si les acteurs en reproduisent les signes?
Faut-il nécessairement créer pour le photographe ce qu’Olivier appelle une image « neuve »? Après tout la reproduction de ces clichés est en elle-même un indice de ce qui se passe. Est-ce d’ailleurs possible de créer « une » image neuve? Sur un évènement aussi traditionnel et connoté tant par ses acteurs que par les photographes et les éditeurs, une approche photographique réellement originale et spécifique à l’évènement suppose que l’on extrait non pas une image, mais un regard ce qui suppose un livre, une expo, un objet multi-média qui rapprochent non pas une image, mais tout un reportage.
A Paris-Match, dont la « Marianne de 68 » a fait la couverture, Roger Théron, le responsable de la photographie allait répétant, dit-on, aux jeunes photographes que le meilleur endroit pour apprendre leur métier était le Louvre. Il est clair que lui estimait leurs clichés à l’aune de la grande peinture d’histoire.
Bonjour,
A propos de soumission aux canons de l’iconographie de la presse, je vous signale l’une des très judicieuse préconisation des inspecteurs généraux des affaires culturelles dans le rapport « Photojournalistes : constat et proposition » daté du 23 juillet 2010. C’est en page 32
« D’abord encourager les agences de presse photographiques à mettre à la disposition des journaux des offres nouvelles, mieux adaptées par leur typologie, aux besoins de la presse écrite et des sites Internet, en particulier pour les photographies dites « d’illustration ».
Il me semble nécessaire ici de faire entendre de nouveau ma voix, bien que celle-ci soit déjà diffusée sur la toile. Je suis ici ravie de l’enthousiasme que suscite ce débat, et m’accorde avec André Gunthert pour affirmer que ces propos ne pouvaient être que l’amorce d’une réflexion, dont les développements nécessitent un espace, de parole ou d’écrit, plus large que celui de l’entretien journalistique. Un travail que j’ai par ailleurs mené, à travers la rédaction d’un DEA interrogeant les rapports entretenus entre la photographie et la mémoire collective, et interrogeant de ce fait la notion de même de mémoire collective ; mais aussi à travers la réalisation d’un blog avec les étudiants de Paris III il y a maintenant un an et demi sur la représentation des manifestations, étudiantes en l’occurrence. Une recherche qui se voit alors résumée, et nécessairement amputée, en 15 minutes d’entretien et deux minutes de montages. Ici s’apprécient les limites de l’exercice journalistique, lequel a été réalisé avec maîtrise et justesse, au vue de ces contraintes, par François Béguin, auteur du blog La Fabrique des images.
Je ne voudrais pas ici revenir ici sur l’ensemble du débat, lequel il me semble cerne cette question de la récurrence formelle observée pour la représentation de certains évènements, ici les manifestations, mais simplement préciser ma pensée.
En effet, s’agissant de la représentation des démonstrations collectives que sont les manifestations, on assiste au croisement de deux régimes de représentation. D’une part, elle s’intègre au circuit de l’image d’information, répondant à des exigences de clarté et de « lisibilité ». Ainsi que cela a été déjà clairement exprimé, l’image intègre alors une économie, un circuit marchand qui recherche une forme d’efficacité de l’image. Le photographe travaille sur le terrain en ayant conscience des parti pris guidant le choix des rédactions, lesquelles s’oriente vers des images « attendues ».
L’intervention ici d’une forme de reconnaissance visuelle par le lecteur s’appuie, entre autres, sur une mémoire collective iconographique. La notion avancée par Maurice Halbwachs est ici entendue dans un sens plus générique, en effet, et serait constitué notamment des « images monuments » décrites par Vincent Lavoie. Des images qui marquent les esprits et les mémoires du fait notamment de leur large diffusion, et de la récurrence de leur présentation. En l’occurrence, le tableau de Delacroix n’est pas connu des seuls spécialistes : présents dans les livres d’histoire, il orne longtemps des billets de banque et les timbres postaux, entre autres. Cette diffusion est d’abord nationale, c’est pourquoi, ne voulant spéculer sur des faits que je n’ai pas encore vérifiés, il m’a semblé nécessaire de mentionner son caractère « français ». Une précision qui n’est pas exclusive d’un possible élargissement, mais qui me demanderait ici une étude plus approfondie.
D’autre part, parce qu’il s’agit de mettre en image un événement lui-même codifié dans son déroulement et en ses attributs, ce genre présente des motifs spécifiques. Photographier une manifestation revient à saisir une mise en scène aux motifs attendus et répétés, selon une typologie pratiquement toujours identique. Les participants sont ici conscients d’être dans une forme de « représentation » et en joue, plus ou moins sciemment. Ils se savent observés, photographiés, et « se montrent » en maîtrisant les postures et les gestes.
Cette rencontre des deux régimes représentation, l’un physique, celui de la manifestation, l’autre iconographique de la photographie de presse, aux codes établis, aboutis à une récurrence des images publiées. J’insiste enfin sur ce dernier point, car il existe d’autres images des manifestations, le champ de photographiable étant plus large et les créateurs d’images étant évidemment capables travailler hors de ces normes. En tant que praticienne, j’ai moi même apprécié sur le terrain deux années durant ce décalage entre les images réalisées et celles vendues à la presse. Mais ceci ouvre sans doute une nouvelle discussion…
Encore une discussion bien intéressante. Mon grain de sel: dans leur ouvrage « No Caption Needed. Iconic Photographs…. » (2007), Hariman and Lucaites démontrent (à mon avis de façon définitive) que les « icônes » fonctionnent en deçà ou à coté du « dispositif », càd que telle icône peut virtuellement se prêter à n’importe quel usage, revêtir n’importe quelle instrumentalité narrative ou idéologique, et ceci, c’est le complément indispensable, parce que les icônes sont des formes visuelles fortes, élégantes, éloquentes, etc, et bien entendu fortement diffusées, répétées, recyclées. Ma question, pas pour la première fois: comment se fait-il qu’en France nous ayons du mal à nous accorder sur des icônes, je veux dire sur une liste d’icônes, et y a t il là quelque chose d’important ou pas pour ce genre de discussions?
@François: Quelle drôle de question! La « liste d’icônes » mondialisée est tout bêtement issue des images vedettarisées par les Pulitzer et autres WorldPress. Faute d’une approche en profondeur des pratiques de l’information visuelle, Hariman/Lucaites tombent dans le travers habituel des observateurs qui, bercés par la doxa de l’objectivité « naturelle » de la photographie, attribuent un statut d’exception aux icônes. A partir du moment où l’on cesse de croire aveuglément à la doxa, et où l’on constate que les usages illustratifs sont, non l’exception, mais la règle, il est facile de comprendre que la fameuse « short list » des images célèbres n’est rien d’autre que la sélection effectuée par les instances d’autopromotion professionnelles au sein du vaste corpus des images narratives. Plutôt que de commenter sans fin ces anthologies, il serait plus utile d’analyser ces exercices de valorisation de l’activité photojournalistique, qui ont joué un rôle considérable dans la réception de la photographie.
@André: pourquoi ce ton? Qui « commente sans fin »? Et as-tu lu le bouquin? Si ce n’est pas une approche en profondeur de la question des icônes photojournalistiques, et de leur production, je me demande ce que c’est. Idem pour la « doxa » de l’objectivité, qui n’est ni le sujet ni le terrain du livre. Bien d’accord sur le rôle des Pulitzer etc mais ce n’est que déplacer le problème (ce qui m’intéresse ici c’est les différences entre Etats-unis et France, voire Europe, dans le statut et les usages des images photojournalistiques). Ma question ne porte pas sur la notion d’illustration, sur ce point je te suis entièrement, mais sur le fonctionnement historique et culturel des icônes, qui comme tu le sais existent dans tous les champs du visuel et pas seulement dans le photojournalisme. Ramener cette problématique à celle de la valorisation, càd du marché, du capitalisme, eyc., me semble un peu court. Bien à toi,
@François: Mon désaccord profond avec ce bouquin tient justement à ce qu' »une approche en profondeur de la question des icônes photojournalistiques » n’est pas une approche en profondeur des pratiques de l’information visuelle. Je sais bien que, pour l’essentiel (et à l’exception notable de Barthes), l’approche de la culture visuelle par divers observateurs depuis les années 1950 s’est effectuée par le biais de la question des icônes. Je pense que ce n’est pas une bonne idée que d’approcher une activité par ce qui fait exception quand on ne sait pas par rapport à quoi (sinon une doxa admise a priori). Il vaut mieux dégager des fonctionnements réguliers, ce qui permet d’évaluer ensuite le caractère exceptionnel (ou non) de certains usages. C’est ce que je tente de faire: la différence des approches est assez visible. Selon moi, la question des icônes n’est qu’un cas particulier de l’usage illustratif – usage par ailleurs tout à fait courant.
Ta réponse montre que tu ne mesures pas les effets de structuration du champ produits par l’autopromotion professionnelle (qui, Thierry Gervais l’a montré, commence dès la 2e moitié du XIXe siècle) et qui, je le répète, sont considérables, au-delà de n’importe quelle autre détermination. Il n’y a pas de « mémoire collective » ou d’attribution magique de valeur à des contenus iconographiques pour des raisons inconscientes. Ce qu’il y a, ce sont des généalogies de mise en vedette simples et efficaces, qu’il faut à chaque fois reconstituer (pourquoi dis-tu que la vedettarisation se limite au marché? C’est une construction mythologique, comme Barthes l’a bien montré). Pour tous les exemples que j’ai eu l’occasion d’analyser, je n’ai jamais vu d’autre mécanisme à l’oeuvre. Mais si tu as des cas différents dans ta besace, n’hésite pas à les produire.
@ André: merci de ta réponse circionstanciée. Mais je crois que nous ne parlons pas de la même chose. Tu analyses ici un régime d’illustration dans l’information, et c’est très intéressant, et c’est pourquoi je suis ton blog en ce moment. Ma question initiale dans le post plus haut était tangentielle à cette analyse: quelles sont les « icônes » françaises? En effet je m’intéresse depuis longtemps, et plus spécialement cette année en séminaire, à la production, au fonctionnement, et surtout peut-être à l’historiographie des « icônes » – notamment photographiques – aux Etats-unis; et l’une des questions que je pose est celle de la pertinence de cette notion d’icône en dehors de ce cadre étatsunien. Je connais et reconnais évidemment les mécanismes de valorisation, mise en vedette, autopromotion (le modèle, à mon avis, n’est pas la photo de presse mais le pop art, cela dit l’autoconstruction est inhérente à la photo depuis Daguerre et Samuel Morse), mais l’une des choses que démontrent bien, à mon sens, Hariman et Lucaites est le caractère proliférant, et proliférant parce que sémantiquement ou idéologiquement ouvert, des « icônes ». H & L analysent très finement, à mon avis, cette prolifération comme un symptôme de l’évolution de la démocratie américaine vers un régime (ultra-)libéral, où pour simplifier les icônes se vendent d’autant mieux qu’elles sont constamment reproduites et deviennent des formes visuelles vides, des hiéroglyphes sans lecture prescrite si on veut, disponibles à toutes « transcriptions » locales voire individualistes.. Le problème qui m’intéresse, en tout cas dans mon post plus haut, est celui de la pertinence en France, ou non, de ce type d’analyse (produite de loin en loin aux Etats-unis depuis 1915 environ) — et mon impression est que l’analyse n’est guère possible parce que la productivité des icônes y est faible ou mal connue, peut-être pour des raisons culturelles plus profondes. Quant à Barthes et aux mythologies, franchement, je ne sais pas quoi en dire, tellement cette notion de mythologie me paraît aujourd’hui décalée.
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