Sous le titre « La pénurie de carburants menace les entreprises » (LeMonde.fr du 19/10/2010), la vue de ce qui a l’air d’être une portion de périphérique à l’heure de pointe: files congestionnées de véhicules pare-choc contre pare-choc, avec le cul d’un camion Calberson qui met une touche orangée au milieu d’une image sans horizon (voir ci-contre, photo: Thomas Coex/AFP).
Un embouteillage pour illustrer la pénurie de carburant? Doit-on supposer que la photo nous montre l’embarras généré par l’accès à une pompe? Il est vrai qu’une portion du périphérique a été bloquée ce jour-là par la queue à une station-service. Mais celle-ci n’étant pas visible à l’image, le rapport semble pour le moins allégorique.
En réalité, de rapport, il n’y en a pas. Cette image a simplement été choisie faute de mieux. Son caractère évocateur de difficultés dans le domaine des transports a déjà été utilisée à plusieurs reprises par la rédaction du Monde.fr, notamment le 13 février 2010, pour illustrer l’annonce d’un week-end chargé de départs en vacances (« Circulation difficile pour ce samedi de départs en vacances« ), ou encore le 9 juillet, pour une circonstance semblable (« La circulation routière voit rouge ce week-end« , voir ci-dessous). Exemple banal d’utilisation récurrente d’une image de confort, qui n’a à aucun moment de valeur documentaire, puisque les événements qu’elle illustre sont à venir.
Une désinvolture qui en dit long sur les usages de l’image dans le cadre médiatique. Pour le dire simplement: cette image n’a d’autre rapport que poétique avec les événements traités – ce qui n’est pas grave, puisque ceux-ci ne sont pas considérés comme très importants, et qu’on compte sur le peu de mémoire du lecteur pour oublier cette vignette aussitôt consommée. Une image comme celle-ci n’a qu’un sens flottant, elle n’est qu’un support où attacher l’exercice d’interprétation qui complètera à chaque fois sa signification en fonction du contexte (à noter que le modification de la légende de l’image, dans la base de données du Monde.fr, est répercutée sur les occurrences antérieures).
Cette photo a beau être siglée AFP, elle ne fait que mimer le rapport documentaire qui est censé présider à l’image de presse. Elle est en fait utilisée comme une simple photo d’illustration issue d’une banque d’images. L’oubli volontaire de la date de prise de vue est la condition de cet usage et la preuve de l’hypocrisie qui l’autorise. Il suffirait en effet de faire figurer cette date pour que s’effondre la fiction de l’illustration, qui s’appuie sans le dire sur le présupposé d’un lien documentaire.
Péché véniel? Seulement si l’on considère que l’image est un matériau qui n’est pas de même nature que les autres composants de l’information – ce que nul ne prétend. On aimerait bien avoir l’avis des médiateurs, moralistes toujours prompts à se draper dans la toge déontologique, sur ces petits mensonges qui font le journalisme ordinaire.
11 réflexions au sujet de « Image à compléter »
En fait, les journalistes du monde.fr n’ont accès qu’à un nombre très faible d’images « fraîches »: moins d’une centaine par mois (fournies par une agence, l’AFP), ce qui est très peu pour un site de ce type. Du coup, ils sont amenés (obligés?) à réutiliser des photos déjà publiées sur le site. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant qu’il y ait de tels carambolages.
merci André pour ce billet qui nous éclaire encore un peu plus sur ce fameux usage illustratif de l’image photographique !
@Marc Mentré: si ce que vous décrivez peut, peut-être expliquer la réutilisation de l’image (quoique) ça n’explique pas du tout l’absence de date de prise de vue et d’une légende digne de ce nom !
@Marc Mentré: Pas étonnant? Mais si on vous resservait le même article en changeant juste le titre et en masquant la date, vous appelleriez ça comment? Notez qu’entre la 1e et la 2e occurrence, la photo a été recadrée, effaçant un peu du haut de l’image, qui permettait d’identifier son sujet comme le périph’ parisien. En d’autres termes, de l’information a été ôtée pour que l’illustration puisse être interprétée de façon plus globale et plus floue. Peut-on considérer que le journalisme n’a plus aucune obligation à partir du moment où il s’agit d’image?
La question est: faut-il absolument mettre une illustration si l’on n’en a pas? Ces réemplois d’images à intervalles rapprochés, qui constituent bien une nouveauté de la pratique journalistique en ligne, ne sont jamais signalés comme tels. On voit que les accommodements avec l’information qu’ils imposent font glisser l’image vers une utilisation purement décorative ou signalétique. Mais dans ce cas-là, pourquoi ne pas décrire franchement en légende une photo de ce type comme « image d’illustration »? N’est-il pas paradoxal de constater que la publicité est plus honnête lorsqu’elle affiche la mention: « photo non contractuelle »?
Je suis d’accord, il devrait y avoir une obligation d’identifier ces images en tant que photos d’illustrations. Je crois que d’une certaine façon ça induit le lecteur en erreur car il est amené à penser que la photographie est une représentation réelle des évènements en cours. Les journaux télévisés ne sont pas en reste de cette pratique douteuse car il utilisent souvent des images d’archives!
@ Cinthia : Certaines chaînes d’information continue n’hésitent pas à passer en boucle la même séquence vidéo pour « meubler » l’un de leurs commentaires d’actualité.
l’image générique a de l’avenir, elle sert a ceux qui estime que l’image n’apporte aucune information et est faite sans vouloir non plus en apporter une supplémentaire ou juste. L’écriture est importante mais pas l’image parce que l’on peut lui faire dire ce que l’on veut, en tout cas le champs est vaste, embouteillage monstre, pénurie, travaux sur le périphérique, fermeture et j’en oublie…la photo a été prise aussi pour illustrer et uniquement pour ça, on appelle ça des images génériques ou passe-partout. On photographie des poubelles, un vélo, un jardin , un HLM, une vitrine, un métro, etc pour avoir des réserves d’images…des photos prisent isolément pour remplissage. Pas besoin non plus d’être le super expert photographe….donc on ne peut même pas dire que la photo a été extraite d’un contexte parce qu’à la prise de vue il n’y en avait pas de contexte! Et puis le journaliste oueb, derrière sa bécane, écrit son texte, fait la mise en page, la mise en ligne et choisit la photo. Il est multi-tâches…Bientôt il devra sans doute se mettre a faire ses petites photos génériques, c’est ça l’avenir de l’image en ligne;-)
Bon là franchement le gars il aurait pu choisir un vélo en ville, cela aurait été d’une lecture plus « juste »;-)
C’est monsieur Calberson (ou madame) qui se frotte les mains ? (le journalisme devrait se reconvertir en vendant au plus offrant la possibilité de faire figurer sa marque sur ce qu’il nomme « marronier » : il annoncerait ainsi la couleur (de ce qu’on sait, et qui, de ce fait, déteint sur sa profession…)- il me semble que cette pratique ait cours dans la littérature…)
@Alexie Geers je suis entièrement d’accord sur le fait que la légende doit (et non pas « devrait ») indiquer le lieu et la date à laquelle a été prise la photo et doit contenir une information.
@André Gunthert l’emploi d’image d’illustration est d’autant plus étrange, qu’à ma connaissance les études de « lecture sur le web » (je pense ici en particulier aux études d’eyetracking du Poynter Institute) montrent que celles-ci ne sont pas « vues » par les internautes. C’est une tache de couleur dans la page, rien de plus. Ces réemplois de photos (le monde.fr est loin d’être le seul site d’information à abuser de cette pratique) s’expliquent aussi par le fait que les sites n’emploient pas d’iconographes, n’ont pas de directeur photo, etc. Enfin, il faut savoir que le graphisme des sites impose souvent une « illustration » en tête d’article. Il faut donc trouver une photo « qui colle à peu près » pour illustrer l’article. La nuance entre « à peu près » et « n’importe quoi » est mince.
Photo prise le 22 mai 2008 et entre autres réutilisée le 9 juillet toujours par Le monde.fr. TinEye retrouve l’image recadrée en hauteur pour Yahoo News (page non accessible). Le crédit de l’image comme la légende avec date de prise de vues devraient faire partie du bagage de base de l’icono sur le web ou ailleurs (ou du webmaster si c’est lui qui gère l’image sur le web maintenant). Sinon, je prends cette photo et je la légende ainsi « Magré la grève des chauffeurs livreurs, l’entreprise Calberson a décidé de ne pas suivre le mouvement » ou « la rénovation du périphérique provoque d’interminables bouchons » etc etc.
Ce qui est intéressant c’est la relation titre-image où la photo est un préambule à ce que suggère le titre ( à savoir, la baisse d’activités des entreprises) en mettant en scène une sorte de hors-champ journalistique. Je vois des camions et des voitures rouler pour suggérer que ces voitures et ces camions vont bientôt ne plus rouler. En cela on est bien dans de l’illustration (le concept selon Getty).
A la décharge du Monde, qu’aurions pu mettre à la place : une station fermée (pas pertinent, faire d’un cas particulier un cas général), des entreprises fermées (idem, dramatisation non pertinente). La solution résiderait peut être dans une image de la cause et pas de la conséquence possible et probable (raffinerie bloquée). Mais même si le monde n’a qu’un nombre limité d’images, il aurait pu en trouver une un peu plus récente 😉
Graphiquement, le choix s’est porté sur une image avec un focus chromatique important (le camion) qui devient quelques fois le premier choix de sélection d’images (voir les recherche par dominante couleur chez Getty et corbis). Lisibilité graphique Vs Information journalistique.
Mais cette photo n’est pas une image générique et elle a un contexte précis qui correspond à ce qu’on demande au photographe de shooter pour illustrer une histoire (en l’occurrence une dépêche AFP).
Voici la légende originale :
FRANCE, Paris : Des véhicules circulent sur le périphérique, le 22 mai 2008 à Paris. En cette journée d’action interprofessionnelle pour les retraites, le trafic sur le réseau routier français était identique à un jour normal le 22 mai peu avant 07h00, avec des bouchons aux « endroits habituels » en direction de Paris, a-t-on indiqué au Centre national d’informations routières (CNIR). AFP PHOTO THOMAS COEX
Le nom de l’objet image (IPTC) est :
SOCIAL – RETRAITES – SYNDICATS – GREVE – TRANSPORTS – ROUTES
Nom de l’objet des images sur le mouvement des retraites est aujourd’hui
FRANCE – STRIKE – POLITICS – PENSIONS – TRANSPORT
Il y a donc bien un contexte de prise de vues.
Mais dans l’ensemble (!!) cette image est aberrante iconographiquement et journalistiquement parlant.
@Gilles Collignon: Merci pour ces informations précieuses!
Si cette photo n’est pas une image générique au départ, il est intéressant de constater qu’elle le devient par son usage au sein du journal (je ferai volontiers l’hypothèse que, plutôt que d’une sélection sophistiquée par mots-clés, le réemploi est tout simplement le fait du journaliste qui l’a utilisé la première fois, sur un mode « pas vu, pas pris »).
Il est encore plus intéressant de remarquer que son usage « générique » contredit la signification documentaire supposée par la prise de vue initiale, à savoir que la circulation du périphérique n’est pas particulièrement perturbée. Périph normal? Périph bloqué? L’image (fixe) ne répond pas à cette question – seules les indications textuelles permettent d’en juger. Autrement dit, nous nous retrouvons ici dans une situation proche de celle analysée dans mon billet « Comment lisons-nous les photographies« , avec une image littéralement sans signification.
A comparer avec une version actualisée (et datée) d’une image similaire:
http://www.lemonde.fr/societe/article/2010/10/21/les-perturbations-a-prevoir-vendredi_1429534_3224.html
dont on va surveiller attentivement la réapparition! 😉
@Marc Mentré: je pense aussi que l’image dans son usage illustratif n’est pas « vue » mais sert principalement à aérer la page: sans image nous aurions un pavé de texte peu attractif.
En quelque sorte un avatar moderne de la lettrine médiévale, dont les spécialistes de la mise en page imprimée disent : « Si le texte commence par une grande lettrine, le taux de lecture augmente de 13 % en moyenne ». (« Maquette et mise en page », http://jpdubs.hautetfort.com/archive/2006/10/16/la-lettrine-a-travers-l-histoire1.html )
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